2) Discontinuité entre l’individu normal et FC dans l’évaluation : interprétation en termes d’une pathologie émotionnelle chez FC.

Une seconde interprétation pourrait se baser sur les résultats typiques des études utilisant le paradigme de « Stroop émotionnel » dans le but d’évaluer les troubles émotionnels de populations pathologiques tels que l’anxiété, les crises de panique, les phobies, les troubles obsessionnels compulsifs, les troubles post-traumatiques et la dépression. Une tendance de ces études sonsiste à déterminer si des mots émotionnels négatifs particuliers liés à une pathologie donnée sont les seuls à générer un effet « Stroop émotionnel » spécifique chez les patients atteints de cette pathologie ou si, au contraire, ces patients présentent un effet « Stroop émotionnel » général pour tous les mots négatifs, voir aussi pour les mots positifs. Bien que l’établissement clair de cette distinction reste d’ordre empirique, certaines études proposent des éléments de réponse. Elles suggèrent que le test de certaines pathologies (p.ex., les phobies, Becker et al., 2001 ; voir aussi Williams et al., 1996) met en évidence l’existence d’un effet « Stroop émotionnel » spécifique alors que le test d’autres pathologies (p.ex., l’anxiété ; Becker et al., 2001) met en évidence l’existence d’un effet « Stroop émotionnel » général. Cependant, un consensus semble s’être dégagé sur le fait que ce sont les mots les plus sémantiquement liés à une pathologie donnée (p.ex., le mot « araignée » pour un patient arachnophobe) qui ont le plus fort potentiel d’interférence avec le jugement de couleur (voir Williams et al., 1996). L’interprétation d’une spécificité de l’effet pour la catégorie de mots liés à la pathologie s’inspire des théories de l’appraisal. Ainsi, cette interprétation suggère que l’existence d’un tel effet reflète la présence d’un désordre spécifique touchant les stimuli pour lesquels les patients marquent des « préoccupations (concerns) » particulières. Ainsi, il a été proposé que, chez un patient donné, la persistance de « ruminations » concernant les préoccupations particulières liées à sa pathologie puisse expliquer cet effet spécifique (voir Williams et al., 1996 ; voir aussi Bower, 1981). L’analyse de cet effet spécifique peut ainsi conduire à proposer que les biais attentionnels observés sont à la base des désordres spécifiques, les préoccupations étant des informations saillantes engagées dans un « cercle vicieux » attentionnel-mnésique. Ce cercle peut être décrit ainsi : la présence de troubles émotionnels chez un patient le conduit à attribuer une saillance anormalement élevée à certains stimuli, cette hyperattribution biaise elle-même l’attention portée à ces stimuli et ces stimuli renforcent les troubles émotionnels puisqu’ils sont saillants pour la pathologie. Selon cette interprétation, il nous semble que l’effet pourrait s’expliquer par la présence de ce « cercle vicieux » pathologique chez FC. De prime abord, cette interprétation semble incompatible avec l’observation par Becker et al. (2001) d’un effet « Stroop émotionnel » général pour les mots négatifs et positifs chez un groupe de patients anxieux. En fait, analyser les résultats selon cette interprétation permet de proposer qu’un mot émotionnel, quel que soit sa polarité, peut représenter un stimulus saillant pour le patient anxieux. En effet, les résultats obtenus par Mathews et Klug (1993) suggèrent que des mots positifs peuvent également activer des réseaux sémantiques liés à l’anxiété. Pour le montrer, ces auteurs ont réalisé une étude expérimentale manipulant la polarité des mots (négative vs positive) et leur lien avec l’anxiété (avec lien vs sans lien). Les résultats ont montré que les patients anxieux présentaient une interférence pour les mots liés à l’anxiété, que leur polarité soit négative (p.ex., « nerveux ») ou positive (p.ex., « confiant »), plus importante que pour les mots non liés.

Ainsi, une interprétation semblable à celle avancée pour expliquer l’effet obtenu chez les patients pathologiques pourrait être avancée pour expliquer l’effet observé chez FC : l’existence du « cercle vicieux ». L’interférence observée chez FC (51 ms) est d’ailleurs très proche de l’interférence moyenne (48 ms) calculée par Williams et al. (1996) dans leur méta-analyse de 23 expériences utilisant des présentations tachitoscopiques ou informatiques chez des patients pathologiques. Cependant, rappelons que la liste expérimentale que nous avons utilisée ne prenait pas en compte le facteur « lien avec la pathologie », notamment parce qu’aucune pathologie n’a été décelée chez FC par l’équipe médicale. Les mots ont été chosis sur la base de leur polarité et non en lien avec les préoccupations (concerns) de FC.

Sur la base de ces interprétations, deux points de vue peuvent être présentés.

Il nous semble tout de même que certains résultats permettraient de départager l’interprétation de « continuité » et celle de « discontinuité ». En effet, un argument déterminant favorable à l’hypothèse de continuité serait d’observer, avec une même liste de mots, 1) un effet « Stroop émotionnel » significatif chez FC, 2) un effet « Stroop émotionnel » significatif, allant dans le même sens, chez les participants contrôles et 3) que l’effet soit significativement supérieur chez FC que chez les participants contrôles. Cette proposition, qui reste une question empirique, peut être considérée comme la « symétrique » des résultats obtenus par Anderson et Phelps (2001). En effet, ces auteurs ont démontré, avec un paradigme de clignement attentionnel, une facilitation dans l’identification des stimuli négatifs chez un groupe de participants sains, mais pas chez leur patient ayant une lésion bilatérale de l’amygdale. De plus, ces auteurs ont observé que les performances des patients (ayant une lésion amygdalienne bilatérale ou gauche) étaient significativement inférieures à celles des sujets contrôles. Ainsi, un argument déterminant soutenant l’hypothèse de continuité consisterait à montrer, pour une même tâche impliquant une évaluation de stimuli émotionnels, que les performances d’un patient ayant une lésion bilatérale de l’amygdale sont significativement inférieures à celles des participants contrôles qui, eux-mêmes, présentent des performances inférieures à celles d’un patient ayant une hyperactivation de l’amygdale. De tels résultats sont d’ailleurs attendus si l’on considère 1) le principe selon lequel l’individu sain évalue automatiquement certains stimuli émotionnels avec une implication de l’amygdale (voir la contrainte CN3) et 2) le principe selon lequel cette évaluation produit une interruption des traitements cognitifs en cours, générant ainsi une interférence avec toute tâche non pertinente dans le traitement de ces stimuli saillants (voir la contrainte CF5).

Dans l’ensemble, il nous semble que les résultats obtenus dans cette expérience sont en faveur de (i) l’hypothèse de l’existence d’une évaluation implicite de certains stimuli émotionnels, y compris lexicaux, (ii) l’hypothèse d’une implication de l’amygdale dans ce type d’évaluation et (iii) l’hypothèse d’une polarité-dépendance de l’amygdale et de certaines étapes du processus évaluatif.