Expérience 5 : Troubles de l’évaluation émotionnelle dans la schizophrénie

Un groupe de patients schizophrènes a été testé dans le cadre d’une collaboration avec le Docteur Nicolas Franck et le Professeur Nicolas Georgieff (Centre Hospitalier Le Vinatier, Lyon ; et Institut des Sciences Cognitives, Lyon).

La schizophrénie est une psychopathologie qui constitue une voie d’accès privilégiée à l’étude des émotions car nombre de dysfonctionnements schizophréniques s’expriment par des désordres de nature émotionnelle (p. ex., l’athymormie et l’anhédonie ; voir Loas, Boyer & Legrand, 1999).

L’étude de la détérioration de certains composants du système émotionnel dans la schizophrénie a été envisagée ici dans une approche de neuropsychologie cognitive. Si le système émotionnel n’est pas unitaire mais différencié, comme nous en faisons l’hypothèse, il est alors possible que dans la schizophrénie certains sous-systèmes émotionnels soient dysfonctionnels alors que d’autres préservent leur intégrité.

Andreasen (1999) a proposé que la définition de la schizophrénie soit fondée sur l’identification de troubles cognitifs basiques plutôt que sur la phénoménologie. Selon cet auteur, le phénotype apparemment hétérogène de la schizophrénie serait le mieux défini par un concept central unificateur : un déficit cognitif fondamental qui émergerait d’anormalités dans les circuits neuronaux. Andreasen précise que dans ce contexte, le terme « cognitif » est utilisé dans son acception large et se réfère « à la fois aux composants rationnels et émotionnels de l’activité mentale. » La perspective adoptée ici s’inscrit dans une démarche consistant à rechercher des dissociations de sous-systèmes permettant d’identifier un déficit fondamental de certains mécanismes émotionnels qui pourrait entraîner l’apparition de symptômes schizophréniques.

Différents aspects du système émotionnel des patients schizophrènes ont été l’objet de recherches. Ainsi, l’existence d’une relation anormale entre expression et expérience émotionnelle a été proposée. En effet, le fait que les participants schizophrènes rapportent avoir une expérience émotionnelle semblable à celle rapportée par des sujets contrôles (p.ex., Taylor, Liberzon, Decker & Koeppe, sous presse) contraste avec un déficit de l’expression faciale par rapport à celle observée chez des sujets contrôles (Berenbaum & Oltmans, 1992 ; Kring et al., 1993 ; Kring & Neale, 1996).

De plus, les schizophrènes semblent présenter un déficit dans l’évaluation des informations émotionnelles transmises par le visage, la prosodie ou la posture corporelle (p.ex., Bell, Bryson, & Lysaker, 1997 ; Cramer, Weegman, & O’Neil, 1989 ; Mandal et al., 1999). En effet, un biais de positivité a été observé, reflétant une tendance à évaluer les stimuli comme étant plus agréables qu’ils ne le sont et suggérant un trouble dans le traitement de la dimension désagréable des stimuli (voir Curtis et al., 1999). Ce biais de positivité a également été retrouvé lors de la reconnaissance d’expressions faciales émotionnelles (Mandal et al.,1999). D’autre part, il a été proposé que les schizophrènes jugent les émotions négatives comme moins négatives qu’elles ne le sont (Bellack, Mueser Wade, Sayers, & Morrison, 1992) et ont un déficit différentiel de la reconnaissance des émotions négatives (p.ex, Bell et al., 1997).

Ce trouble de l’évaluation des stimuli négatifs dans la schizophrénie peut être mis en parallèle avec les troubles consécutifs à une lésion bilatérale amygdalienne. Adolphs et Tranel (1999) ont montré qu’une patiente ayant une lésion bilatérale de l’amygdale (la patiente SM) présentait un trouble d’évaluation des stimuli résultant dans l’existence d’un biais de positivité. De plus, cette patiente était déficitaire dans le traitement des stimuli liés à la peur (Adolphs et al., 1995 ; voir aussi Sprengelmeyer et al., 1999). Des résultats d’imagerie cérébrale convergent pour indiquer un trouble fonctionnel de l’amygdale dans la schizophrénie. Ainsi, Schneider et al. (1998) ont utilisé, en IRMf, une méthode d’induction par expressions faciales émotionnelles chez des participants normaux et des patients schizophrènes. Alors que les participants normaux ont présenté une activation amygdalienne induite par l’émotion de tristesse, les patients schizophrènes n’ont pas présenté une telle activation. A un niveau plus spécifique, Phillips et al. (1999) ont montré que les schizophrènes non-paranoïdes avaient tendance à catégoriser l’expression émotionnelle de dégoût comme étant soit de la peur soit de la colère. De façon cohérente, ces auteurs ont montré en IRMf une activation de l’amygdale pour la reconnaissance du dégoût chez les schizophrènes non-paranoïdes, alors que chez le sujet normal cette structure est considérée comme plutôt impliquée dans la peur que dans le dégoût (voir CC 10 ; Calder, Lawrence, & Young, 2001). Récemment, en utilisant la TEP, Taylor, Liberzon, Decker, et Koeppe (sous presse) ont étudié l’activation cérébrale induite par la présentation de photographies émotionnelles aversives et non aversives ainsi que d’écrans blancs chez des patients schizophrènes et des participants sains. Les résultats de cette étude ont indiqué que les participants sains présentaient une activation bilatérale amygdalienne plus importante dans la condition de visualisation de photographies émotionnelles non aversives que dans la condition de visualisation d’écrans blancs. En revanche, les patients schizophrènes ne présentaient pas une telle activation amygdalienne.

Peu d’études se sont intéressées à la shizophrénie en tant psychopathologie permettant de tester l’hypothèse de polarité. Pourtant, comme l’expliquent Silver, Shlomo, Turner, & Gur (2002, p.176), « ‘Better understanding of the valence-related differences in perception of emotion may help explain why some emotions appear more impaired than others in patients with schizophrenia and their variability in reponse to emotional stimuli.’  » Dans une étude visant à déterminer si la schizophrénie est une pathologie dans laquelle les traitements des stimuli négatifs et positifs sont différentiellement atteints, ces auteurs ont observé que, chez des patients schizophrènes, les performances à des tests d’identification d’expressions faciales positives (joie) étaient corrélées aux performances à des tests cognitifs et moteurs, alors que leurs performances à des tests d’identification d’expressions faciales négatives n’étaient pas corrélées aux performances à ces tests. Ces auteurs ont interprété l’asymétrie des résultats comme indiquant l’existence de systèmes évaluatifs séparés pour les stimuli négatifs et positifs, allant ainsi dans le sens de l’hypothèse de polarité.

Dans ce contexte, l’objectif de cette étude comportementale était de déterminer si, dans la schizophrénie, certains mécanismes impliqués dans l’évaluation d’événements d’une polarité donnée pouvaient être déficitaires alors que les mécanismes impliqués dans l’évaluation d’événements de l’autre polarité seraient préservés. Une variable supplémentaire qui pourrait se révéler déterminante dans l’analyse des troubles de ces patients est la composante sociale (voir Bell et al., 1997). Dans le but de déterminer si, chez le patient schizophrène et/ou le sujet normal, l’effet du facteur polarité peut varier selon cette composante, la variable « composante sociale des stimuli » a été manipulée. Ainsi, la moitié des photographies utilisées représentait des scènes sociales, alors que l’autre moitié représentait des scènes non sociales.

En outre, le fait d’utiliser également le paradigme des bordures nous a permis de rechercher une dissociation à la fois dans le contexte d’une évaluation explicite et dans celui d’une évaluation implicite.

La logique expérimentale était de rechercher une interaction des facteurs polarité (négative ou positive) et participants (schizophrènes ou contrôles). D’autre part, considérant l’importance potentielle du facteur composante sociale, une interaction triple des facteurs polarité, composante sociale et participants était également recherchée.