Interprétation de la validation de l’hypothèse de polarité dans le cadre du modèle

Dans le cadre du modèle computationnel proposé au chapitre 3, l’hypothèse d’une dissociation du sous-système d’activation de patterns d’états internes et du sous-système de génération d’instructions émotionnelles en fonction de la polarité a été énoncée. Cette hypothèse a été opérationnalisée sous la forme de l’hypothèse de polarité en faveur de laquelle, comme nous venons de le discuter, des résultats expérimentaux ont été obtenus. Une question essentielle est d’identifier le ou les sous-système(s) dissociable(s) en fonction de la polarité. Les tâches d’évaluation explicite et d’évaluation implicite ont potentiellement mis à contribution l’ensemble du système émotionnel, et notamment ces deux sous-systèmes.

L’évaluation a pu s’effectuer selon les trois voies computationnelles illustrées dans le chapitre 3. Chacune de ces voies est nécessaire et suffisante pour l’évaluation d’une gamme particulière d’événements. Pour chacune, nous examinons maintenant la séquence de traitement nécessaire et suffisante pour une évaluation. Nous discutons également du recrutement potentiel de ces séquences dans les tâches proposées aux participants et de leur potentielle polarité-dépendance. Les résultats obtenus en IRMf s’avèrent particulièrement utiles dans cette démarche.

Dans la première voie, l’activation du sous-système de connexion stimulus-réponse est nécessaire et suffisante pour évaluer certains des stimuli présentés aux participants et pour fournir au système cognitif les informations permettant d’effectuer la tâche. Le fait que la tâche explicite ait activé l’amygdale est en faveur d’une implication de ce sous-système dans la tâche. Le résultat de l’Expérience 2 montrant que l’amygdale n’est pas polarité-dépendante est conforme avec la caractérisation de ce sous-système comme activable par des stimuli négatifs et positifs (voir chapitre 3).

Dans la seconde voie, les connexions visuelles-intéroceptives contenues en mémoire associative permettent l’activation de représentations somatiques au sein du sous-système d’activation de patterns d’états internes qui sont nécessaires et suffisantes pour évaluer certains des stimuli présentés aux participants. Selon cette hypothèse, les représentations de la mémoire associative associées à un pattern d’état interne négatif (respectivement positif) seront évaluées comme négatives (respectivement positives). Quelle que soit la condition d’évaluation, les résultats obtenus en IRMf n’ont pas indiqué que le sous-système d’activation de patterns d’états internes soit recruté pour la tâche car les cortex somatosensoriels n’ont pas été significativement activés. De plus, aucune activation du cortex préfrontal ventromédian n’a été obtenue, ce qui est cohérent avec le fait que les connexions extéroceptives-intéroceptives n’aient pas été déterminantes dans l’exécution de la tâche. Par conséquent, la validation de l’hypothèse de polarité ne peut pas être considérée comme un argument en faveur d’une dissociation du sous-système d’activation de patterns d’états internes puisqu’aucun élément ne permet de conclure que ce sous-système était impliqué dans la tâche.

Dans la dernière voie, l’estimation des stimuli en mémoire associative est nécessaire et suffisante pour conduire à l’activation du sous-système de génération d’instructions émotionnelles. En se fondant sur les implémentations cérébrales présumées des sous-systèmes, il apparaît que la tâche explicite met à contribution le sous-système de génération d’instructions émotionnelles. En effet, les activations des régions cérébrales proposées comme implémentant ce sous-système (cortex cingulaire antérieur, cortex préfrontal médian et gyrus frontal latéral) ont été obtenues de façon spécifique dans la tâche explicite. Cependant, insistons sur le fait que la technique d’IRMf ne permet pas de déterminer si l’activation de ces régions était nécessaire à la réalisation de la tâche explicite ou si leur activation est une conséquence de l’évaluation. Une expérience utilisant le même paradigme mais avec la technique des potentiels évoqués contribuerait à surmonter cette difficulté. Les résultats d’imagerie cérébrale obtenus dans l’Expérience 2 suggèrent que le sous-système de génération d’instructions émotionnelles ait été activé par la tâche (mais ne démontrent pas que ce sous-système soit nécessaire à l’évaluation explicite). Dans ce contexte, nous interprétons les résultats validant l’hypothèse de polarité dans la condition d’évaluation explicite (voir tableau 7.1) comme reflétant une dissociation du sous-système de génération d’instructions émotionnelles. Le fait d’avoir observé que le gyrus frontal latéral droit était une région polarité-dépendante activée préférentiellement par l’évaluation explicite des stimuli négatifs est un argument supplémentaire pour cette dissociation. Ainsi, soutenant l’hypothèse d’activation asymétrique antérieure, nos résultats sont en faveur d’une dissociation de ce sous-système en un sous-système de génération d’instructions émotionnelles liées à l’approche et un sous-système de génération d’instructions émotionnelles liées à l’évitement. Notons tout de même que les expériences réalisées dans ce travail n’ont pas visé à distinguer la dichotomie Approche/Evitement de la dichotomie Positif/Négatif et que par conséquent les stimuli positifs étaient considérés comme liés à l’approche alors que les stimuli négatifs étaient considérés comme liés à l’évitement. Cependant, pour justifier le choix terminologique dans la caractérisation des deux sous-systèmes de génération d’instructions émotionnelles, il faudrait démontrer que l’aspect tendance à l’action (Approche/Evitement) et l’aspect polarité (Positif/Négatif) ne sont pas confondus. Pour cela, il suffirait de démontrer que l’activation de chacun de ces sous-systèmes peut être modulée en fonction de la polarité d’un événement. Par exemple, un argument décisif consisterait à démontrer que même des stimuli négatifs liés à l’approche (p.ex., des stimuli induisant la colère) activent le sous-système de génération d’instructions émotionnelles liées à l’approche.

Cette dernière voie met à profit certaines fonctions de la mémoire associative : celles qui permettent l’estimation (appraisal) d’un événement. Ainsi, il est également possible que nos résultats en faveur de l’hypothèse de polarité rendent compte d’une polarité-dépendance d’une ou de plusieurs étapes du processus d’estimation (voir figure 7.1). Notamment, l’étape de détection de l’agrément intrinsèque (Scherer, 1984) d’un événement permet d’effectuer un jugement hédonique.

Les trois voies décrites ne sont pas mutuellement exclusives : elles fonctionnent en parallèle et entrent en compétition d’un point de vue temporel. Le modèle ne propose pas que l’activation d’une voie particulière dans une tâche soit déterminée par le niveau attentionnel requis pour exécuter cette tâche. Notamment, ces voies ne sont pas spécialisées dans un traitement d’ordre explicite ou implicite. Tout de même, la nature computationnelle des sous-systèmes qui composent ces voies reflète nécessairement les spécificités de chacune. Ainsi, leur contribution relative est probablement différente dans les conditions d’évaluation explicite et implicite. Les résultats expérimentaux indiquant que l’ensemble des mécanismes émotionnels recruté dans une tâche d’évaluation explicite n’est pas identique à celui recruté dans une tâche d’évaluation implicite sont cohérents avec cette suggestion.

Il peut être proposé qu’une différence majeure entre ces ensembles de mécanismes relève d’une étendue plus vaste et d’une intensité plus marquée de la diffusion de l’activation en mémoire associative dans la condition d’évaluation explicite que dans la condition d’évaluation implicite. Par conséquent, il peut être proposé que les deux premières voies sont activées de façon similaire dans les conditions d’évaluation explicite et d’évaluation implicite mais que la troisième voie domine le processus évaluatif de la condition d’évaluation explicite.

Tableau 7.1 Synthèse des arguments apportés par chaque expérience en faveur de la validation des hypothèses testées.
Evaluation Explicite Evaluation Implicite
Expérience Hyp. de polarité Hyp. d’automaticité Hyp. de polarité
1
Champ Visuel Divisé
-Interaction des facteurs polarité et hémisphère pour les temps de réponse -Effet du facteur polarité sur le nombre de bonnes réponses
-Avantage de l’hémisphère gauche pour les temps de réponse dans l’Exp. 1.2 mais pas 1.3, 1.4, et 1.5.
2
IRMf événementielle
-Interaction des facteurs polarité et hémisphère pour le nombre de voxels activés
Région cérébrale polarité-dépendante
-Effet du facteur polarité sur les temps de réponse
3
Etude du cas FC
-Effet « Stroop émotionnel » chez FC
4
Dissociations chez DT et NG
-Dissociation inter-patients -Effet du facteur polarité sur le nombre de bonnes réponses pour le groupe contrôle
-Effet du facteur polarité sur les temps de réponse pour les patients DT et NG
-Dissociation inter-patients
5
Etude de patients schizophrènes
-Dissociation entre les patients et les contrôles (pour les stimuli non sociaux)
-Interaction des facteurs polarité et composante sociale chez les contrôles et les patients
-Interaction des facteurs polarité et participants pour le nombre de bonnes réponses