Vers une neuroscience cognitive de l’appraisal

Pour conclure, nous souhaitons esquisser une voie de recherche intégrant l’approche computationnelle et les modèles de type appraisal : la dissection fonctionnelle de la mémoire associative.

Dans la perspective computationnelle, la mémoire associative constitue un réseau de représentations d’où émerge l’estimation (appraisal) d’un événement (voir chapitre 3). La confrontation de cette perspective avec celle des modèles fonctionnalistes révélant les étapes de traitement nécessaires à l’estimation pourrait permettre d’établir une structure déterministe de la mémoire associative impliquée dans l’estimation. La mémoire associative étant un sous-système distribué, les dynamiques de traitement proposées par les théoriciens de l’appraisal pourraient être soumises à une analyse computationnelle de même nature que celle employée pour les autres composants du système émotionnel. Ainsi, l’émergence d’une neuroscience cognitive de l’appraisal apparaît comme fondamentale dans la démarche consistant à modéliser les mécanismes émotionnels suivant une approche multicomponentielle. La dissection fonctionnelle de la mémoire associative en sous-éléments et la caractérisation des connexions que ces sous-éléments entretiennent entre eux mériterait d’être un terrain de recherche privilégié de la neuroscience cognitive des émotions. Un bénéfice de cette démarche serait d’assurer à l’automaticité le statut d’objet d’étude nécessaire à la modélisation de la complexité des émotions puisque les représentations constituant la mémoire associative peuvent être activées dans un mode automatique.

Un critère nécessaire pour légitimer la fondation d’une « neuroscience cognitive de l’appraisal » est de montrer par l’étude du fonctionnement cérébral que l’orientation visant à identifier des mécanismes communs aux différentes émotions constitue un niveau analytique plus pertinent que celui se limitant à proposer l’existence de composants qui déclenchent directement des émotions basiques. Un argument décisif consisterait à démontrer que même le fonctionnement d’une structure cérébrale impliquée dans l’évaluation automatique de stimuli déclenchant une émotion basique peut être analysé à un niveau indépendant des émotions basiques.

L’amygdale se prête particulièrement bien à cette démonstration car son implication dans l’évaluation automatique des stimuli liés à la peur a été largement démontrée (voir les paragraphes concernant les contraintes CC 3, CC 5, CC 10, CN 3 et les Expériences 2 et 3).

Le mode de traitement automatique (ou plutôt par défaut, voir chapitre 2) de cette structure, ainsi que son rôle dans le conditionnement émotionnel et dans l’évaluation de stimuli saillants évolutionnairement nous ont conduits à proposer qu’elle implémente le sous-système de connexion stimulus-réponse (voir chapitre 3). Cependant, il n’a pas été proposé que ce sous-système soit spécialisé pour les stimuli liés à la peur. En effet, de nombreux résultats indiquent que le domaine de spécialisation computationnelle de l’amygdale n’est pas celui des stimuli liés à la peur. Une analyse des propriétés des stimuli qui sont détectées par l’amygdale et de la nature des tâches qui activent cette structure conduit à une réflexion que nous amorçons.

Dans l’Expérience 3, il n’est pas sans conséquence de remarquer que les stimuli qui ont engendré une interférence chez FC sont de type lexical et que d’autres études que celle-ci ont également suggéré une implication de l’amygdale lors de l’évaluation de mots émotionnels (p.ex., Anderson & Phelps, 2001 ; Isenberg et al., 1999 ; Siegle et al., 2002 ; Tabert et al., 2001). Or, la voie sous-corticale reliant directement le thalamus à l’amygdale qui est supposée implémenter le mécanisme d’évaluation automatique ne suffit pas au processus de lecture qui nécessite l’étape corticale pour activer une représentation lexicale. D’ailleurs, comme le notent Isenberg et al. (1999, p. 10458) : ‘« (...) the assertion of word-specific cells within the amygdala remains to be proven ’». Dans ce contexte, un autre mécanisme évaluatif, peut-être en mémoire associative, devrait être proposé pour rendre compte de cette implication amygdalienne.

Il faut également noter, comme cela a été montré dans l’Expérience 2, que l’amygdale répond aux stimuli positifs. D’autre part, des résultats récents ont mis en évidence le rôle de l’amygdale dans la perception d’une récompense (voir Baxter & Murray, 2002), dans l’estimation de la valeur inhérente à un choix (Kahn et al., 2002), dans le traitement de photographies neutres intéressantes et rares (Hamann et al., 2002), dans la détection d’informations personnelles saillantes durant le sommeil (Portas et al., 2000), dans le jugement de confiance sur des visages n’exprimant pas d’émotion (Winston et al., 2002) et, plus généralement, dans la cognition sociale (voir Adolphs, 2001; Baron-Cohen et al., 2000; George et al., 2001; Hart et al., 2000 ; Kawashima et al., 1999 ; Zalla & Sander, sous presse). Ces résultats révèlent que la nature des computations effectuées par l’amygdale n’est l’esclave d’aucune émotion basique et suggèrent que le rôle de l’amygdale dans les émotions est à reconsidérer. Une telle démarche a été engagée par Whalen (1998) ainsi que par Davis et Whalen (2001) qui ont proposé que l’amygdale joue un rôle central dans la vigilance et la détection de stimuli pertinents.

Un projet de recherche ambitieux consiste à reconsidérer le rôle de l’amygdale dans le cadre des modèles de l’appraisal. Ce projet conduirait notamment à réexaminer sur un plan computationnel les rapports entre l’amygdale et la mémoire associative, tout en considérant que l’amygdale est constituée de noyaux dont les fonctions diffèrent (voir p.ex., Davis & Whalen, 2001).

La figure 7.1 représente une esquisse de modélisation intégrant les étapes principales d’estimation proposées par Scherer (sous presse) (i.e., Pertinence, Implications, Potentiel de maîtrise et Accord avec les standards) au fonctionnement de la mémoire associative et à l’ensemble du système émotionnel.

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Fig. 7.1 Evolution du modèle computationnel proposé au chapitre 3 : intégration du processus d’estimation (appraisal) comme fonction essentielle de la mémoire associative.

A la lumière des résultats expérimentaux exposés ici, ainsi que dans le contexte d’une intégration de l’approche computationnelle et des modèles de type appraisal, une voie de recherche qui prolongerait celle amorcée dans ce travail consisterait à identifier les étapes de traitement qui, dans la séquence d’estimation d’un événement, sont polarité-dépendantes. Les résultats expérimentaux suggèrent en outre que la caractérisation d’un profil d’estimation dépendant de la polarité devrait se faire en considérant que des étapes de traitement distinctes pourraient se révéler sensibles à la polarité selon que l’évaluation est de nature explicite ou implicite.

Dans la démarche de modélisation du système cognitif humain, les émotions invitent, plus que tout autre objet d’étude, à s’interroger sur le chaînon manquant reliant « l’esprit qui traite une connaissance » à « l’esprit qui fait l’expérience subjective d’une connaissance ». L’approche computationnelle en sciences affectives promet de contribuer à la caractérisation de ce chaînon manquant, essentiel à une approche intégrée des émotions.