LE PARADOXE DE L’AMELIORATION LOCALE DES DLFs AUTOUR DE Fc

Les deux premières études soulignent les conséquences perceptuelles que peut avoir une privation sensorielle auditive prolongée et précisent leurs conditions de survenue. Elles corroborent les conclusions de l’étude préliminaire de McDermott et coll. (1998) qui la première avait montré une amélioration locale des performances de discrimination fréquentielle autour de Fc. En débutant notre travail de thèse, il nous a vite semblé nécessaire de vérifier ce résultat qui pouvait paraître surprenant à plusieurs titres.

1) Les données de la littérature spécialisée en psychoacoustique suggèrent que la perte auditive a des effets délétères sur les DLFs (Turner & Nelson, 1982; Moore & Peters, 1992). Les théories existantes sur le codage fréquentiel considèrent que celui-ci s’opère grâce à un traitement local (Zwicker, 1970) ou temporel (Rose et coll., 1968 ; Moore, 1973, 1989) de l’information par le système auditif périphérique. Les effets délétères sur les DLFs pourraient donc s’expliquer soit par une réduction de la sélectivité fréquentielle, soit par une réduction de la synchronisation des fibres nerveuses auditives afférentes. Dans les deux cas, il y aurait une diminution de la quantité et/ou de la qualité de l’information fréquentielle en provenance de la périphérie. Ce point de vue est corroboré par le fait que le masquage par des filtres passe-bas, passe-haut ou centrés sur une fréquence conduit à l’altération des performances de discrimination fréquentielle (Emmerich et coll., 1986 ; Moore & Glasberg, 1989). La logique de ces données est en faveur d’une augmentation, et non d’une amélioration, des DLFs autour de la Fc de sujets souffrant d’une perte auditive importante sur les fréquences aiguës et ayant de ce fait un accès limité à l’information sur ces fréquences.

2) Chez l’animal cochléo-lésé, les données sur la réorganisation de A1 reposent pour la plupart sur des enregistrements électrophysiologiques effectués après lésion cochléaire aiguë par traumatisme mécanique (Rajan et al., 1993 ; Robertson & Irvine, 1989) ou administration de substances ototoxiques (Harrison et coll., 1991; Kakigi et coll., 2000). Chez l’humain adulte, il est difficile de contrôler la lésion cochléaire, son étendue, et son mécanisme physiopathologique exact dans la mesure où les observations sont limitées à des lésions “ naturelles ” (en dehors des cas de surdité brusque). Le fait que la date exacte d’installation de la surdité ne soit pas connue et que son évolution soit progressive rend à priori plus aléatoire l’observation de phénomènes de plasticité tels que ceux décrits chez l’animal après une lésion cochléaire aiguë.

3) Chez des sujets souffrant de perte auditive en “ pente de ski ”, Buss et coll. (1998) n’ont pas retrouvé de modification autour de Fc des performances à différentes tâches de perception auditive (détection de modulation de fréquence, discrimination d’intensité, détection de pause et discrimination de durée de pause). Ce résultat pourrait laisser croire que les phénomènes de plasticité induits par la privation, observés chez l’animal avec une perte auditive abrupte, soient plus inconstants chez l’homme. Il pourrait également signifier, à l’instar des résultats de Talwar & Gerstein (2001), que la modification des cartes tonotopiques n’ait pas toujours les conséquences escomptées au niveau perceptif. Cependant, il faut rappeler que la méthodologie employée par Buss et collègues était totalement différente de celle de McDermott et coll. (1998) puisqu’elle ne comprenait pas de mesure des DLFs.

4) Chez le chat, la sélectivité fréquentielle des neurones sur-représentés dans A1 est dégradée par rapport à celle des régions adjacentes de A1 non affectées par la déafférentation ou par rapport à celle mesurée chez l’animal normo-entendant (Rajan et al., 1993 ; Rajan & Irvine, 1998b). Les valeurs du Q10 (CF du neurone, divisée par la largeur de la courbe d’accord mesurée 10 dB au-dessus du seuil) sont en effet diminuées dans la région correspondant à la sur-représentation. Toutefois, ce résultat pourrait s’expliquer par le fait que les processus de ré-allocation neuronale ne concerneraient pas une seule, mais plusieurs fréquences situées à proximité de la lésion cochléaire (Figure 12). Si tel était le cas, les données électrophysiologiques obtenues chez le chat pourraient en fait concerner plusieurs sous-groupes neuronaux répondant à des fréquences proches mais différentes, ce qui expliquerait l’élargissement relatif des courbes d’accord dans la région de A1 réorganisée. Pour autant, cela n’exclue pas qu’un de ces sous-groupes neuronaux puisse prendre le dessus sur les autres d’un point de vue fonctionnel.

Figure 12
Figure 12