Introduction générale

L'histoire nous apprend au quotidien que l'usage officiel des langues est générateur de conflits. En effet la langue est autre chose qu'un simple outil de communication ; elle est l'élément le plus représentatif d'une culture et d'une civilisation, mais aussi un des plus puissants facteurs d'individuation, de construction de la personnalité.

Instrument d'intégration collective et d'affirmation individuelle, toute langue fonctionne ainsi comme marqueur, comme indice d'appartenance.

Ceci est tout particulièrement ressenti dans le discours identitaire des Arméniens de la diaspora de France.

La langue est et reste l'arme la plus puissante dans la lutte pour l'identité culturelle et cette question, de façon obsessionnelle et récurrente, traverse l'histoire de l'Arménie.

Quotidiennement, elle est une nouvelle cause d'inquiétude et de litige, surtout par rapport à l'Etat-Nation français, unilingue depuis 7 siècles. Ainsi, dès les premiers instants de l'immigration, le souci de transmettre fut pour les Arméniens le pendant de leurs efforts d'adaptation, comme l'antidote à une dilution redoutée.

C'est pourquoi dès leur entrée en CP, les jeunes élèves scolarisés dans les écoles arméniennes sont pressés par les exigences et les attentes des adultes. Les enseignants de langue les considèrent prêts à recevoir leurs informations sur l'écrit et à assimiler deux codes alphabétiques différents. Cependant chaque apprenant aborde l'apprentissage systématique avec des représentations personnelles sur le fonctionnement de l'écrit. Celles-ci peuvent d'ailleurs être différentes selon la langue étudiée.

Notre recherche se situe dans un contexte où, après une période consacrée surtout à l'étude des structures linguistiques, l'approche scientifique du langage a connu un regain d'intérêt pour le locuteur, perçu sous plusieurs facettes : sujet situé dans un système de rapports sociaux ou dans l'histoire, sujet cognitif siège de dispositions mentales, sujet en développement.

Ce mouvement, déjà ancien dans le domaine de l'oral, s'est manifesté par l'essor des courants de la sociolinguistique. Plus récemment, il s'est poursuivi par une augmentation des échanges entre linguistique, psycholinguistique, pédagogie et didactique dans le cadre des sciences de la cognition, notamment autour des questions de l'acquisition.

Malgré la multiplicité et la diversité des recherches qui lui sont consacrées depuis plusieurs décennies, le langage écrit reste un sujet prometteur ; loin d'être épuisé, soumis à controverse, il suscite toujours autant les discussions.

En effet, la maîtrise de la lecture, de l'écriture et de l'orthographe fait l'objet de remises en cause et de recherches qui reflètent la place stratégique que détiennent ces disciplines dans le processus de scolarisation.

L'écrit apparaît également comme l'un des enjeux socio-économiques prioritaires pour l'avenir. La variété des moyens modernes de communication, l'importance croissante des médias et l'émergence des technologies nouvelles de l'information ne font que souligner la nécessité de sa maîtrise, qui reste incontournable pour en tirer profit.

Il s'ensuit un regain d'intérêt des scientifiques (linguistes et psycholinguistes) pour les diverses manipulations de cet objet langagier particulier.

C'est ainsi que ce domaine, réservé essentiellement aux pédagogues, est devenu dans les années 1960 un objet d'investigation scientifique ; même cette visée n'en garantit pas la maîtrise, face à un processus si complexe, où le désir de sens est omniprésent.

La litéracie classique (terme emprunté à la littérature anglaise – literacy – qui représente le fait de savoir lire et écrire) s'inscrit aujourd'hui au centre de toutes les réflexions. Les impératifs de la scolarité primaire exigent en effet de rompre avec une longue tradition qui faisait de l'alphabet l'objectif premier de l'apprentissage scolaire, et de l'écriture un rituel sacralisé.

En outre l'échec scolaire, mis en évidence par la démocratisation du collège, confronte l'école à sa pédagogie de l'écrit, par le biais de ses mauvais lecteurs, et remet en cause les modalités d'apprentissage du savoir lire.

Aussi, face à une pratique pédagogique mise en péril, tente-t-on de fonder scientifiquement une démarche d'apprentissage de l'écrit, délimitant la didactique du savoir lire-écrire comme un champ de recherche à part entière.

La psychologie génétique s'ouvrant à une perception "savante" de l'élève, permet de justifier scientifiquement une gradation des apprentissages et apparaît comme une voie susceptible d'identifier quels sont les obstacles sur lesquels bute l'enfant.

Nous nous inscrivons ici dans une perspective constructiviste piagétienne. Dans cette orientation, les recherches en psycholinguistique génétique montrent que les interactions avec l'objet à lire débutent bien avant la scolarisation et que la "démarche d'appropriation" se développe et se poursuit dans toutes les situations au cours desquelles l'enfant est en relation avec l'écrit.

Cet apprenti grandit en effet dans une société empreinte d'écrits avec lesquels les adultes entretiennent des rapports mystérieux à ses yeux. Il essaie alors de les imiter en s'inventant des conduites qui l'amèneront progressivement à découvrir le rôle de cet objet, puis l'inciteront à en chercher les clés.

L'originalité de la perspective constructiviste d'Emilia Ferreiro, inspirée des travaux de J. Piaget, est liée à son objectif initial : montrer que l'acquisition de la langue écrite ne se réduit pas à celle des correspondances phonographiques mais qu'elle résulte d'un processus d'assimilation, par reconstruction progressive des lois internes de ce système.

Selon elle, différentes étapes marquent le processus de construction des savoirs écrits. Chacune correspond, pour l'enfant, à un état particulier de questionnement sur ce savoir.

Ses recherches sur la psychogenèse du lire-écrire ont retenu notre attention. Par ailleurs, constatant l'absence d'études similaires en arménien, nous avons décidé d'en vérifier les théories pour cette langue – dont la pratique, en France, est essentiellement intra-communautaire.

En outre, les rares tentatives d'études comparatives témoignaient elles aussi de la nécessité d'entreprendre des recherches dans les différentes régions linguistiques et des analyses transculturelles sur les problèmes d'écriture.

Les raisons qui ont présidé au choix de ce sujet relèvent donc de deux préoccupations : l'une est scientifique, et l'autre d'ordre personnel.

Pour la seconde, il s'agit de la connaissance de la langue arménienne et de sa pratique en diaspora. Notre intérêt se porte en particulier sur l'évolution et l'avenir de cette langue écrite en France. Ce travail a pris corps dans la confrontation à une pratique de l'enseignement de l'arménien, et plus particulièrement de la litéracie. Diverses interrogations, voire certaines inquiétudes nous ont conduite à choisir ce sujet, intérêt partagé par un certain nombre d'enseignants et de spécialistes de cette langue : historiens, sociologues, philosophes, linguistes, etc.

En France, la diversité linguistique est mise en danger, à la différence d'autres pays qui légitiment les fonctionnements et les replis communautaires : d'où un effet sur les pratiques orales des langues minoritaires et, partant, sur leur pratique écrite.

La disparition de ces idiomes est une perte non seulement pour les populations dont c'était la langue maternelle, mais aussi pour la communauté scientifique dans son ensemble et pour le patrimoine de l'humanité. En effet, l'étude du fonctionnement du langage, et notamment celle des universaux linguistiques, s'enrichissent de la pluralité des langues et s'appauvrissent de leur disparition.

Le travail présenté ici répond ainsi aux préoccupations suivantes :

a) - approfondir notre connaissance de la façon dont les enfants bilingues français-arménien ou précocement immergés s'approprient simultanément deux systèmes écrits différents, de la Grande Section de Maternelle (GSM) au Cours Elémentaire Première Année (CE1), et leur progression par les étapes syllabique, phonographique et morphographique.

- entreprendre une étude comparative portant sur l'acquisition de ces deux alphabets et évaluer s'il existe une corrélation dans les stades d'appropriation, sachant que les apprentis-scripteurs seront bien plus avancés en français (ils bénéficient seulement d'une heure quotidienne d'enseignement de langue arménienne),

- relever les éventuels interférences et transferts apparaissant dans les écrits recueillis à travers l'étude des points de divergence entre ces langues et de certaines difficultés particulières à l'une ou l'autre.

b) analyser, chez ces mêmes enfants, la genèse de l'acquisition de la morphologie du nombre lors d'une étude comparative de ces systèmes orthographiques.

Il est clair qu'en français, l'accord du verbe est un point crucial, réellement central, dans l'acquisition de l'orthographe grammaticale. En comparaison, l'accord du nom est presque facile ; toutefois on doit lui porter une certaine attention si l'on considère que sa maîtrise précède celle de l'accord du verbe.

Notre hypothèse sera celle d'une acquisition plus précoce en arménien, système ne contenant que des morpho-phonogrammes (ou morphonogrammes : morphèmes composés de phonèmes). Ceux-ci ne requièrent qu'un travail de réanalyse.

c) apporter une réflexion susceptible d'éclairer les enseignants des écoles arméniennes de la diaspora au sujet de la genèse du savoir lire-écrire ; celle-ci peut par la suite susciter un travail sur les pratiques pédagogiques de l'enseignement de l'écrit.

Cette recherche s'articule en quatre parties complémentaires :

Dans la première, nous délimiterons le cadre théorique en proposant des définitions pour les concepts majeurs de notre thèse.

Nous présenterons un aperçu général des diverses conceptions dont sont issues les travaux sur l'acquisition de la langue écrite.

Dans le premier chapitre, nous nous attacherons à retracer le cheminement intellectuel de l'enfant vers le langage écrit, pour montrer que son apprentissage s'inscrit dans l'évolution de la construction intellectuelle.

L'étude des fondements linguistiques et psychogénétiques qui sous-tendent les diverses conceptions de la litéracie, fera l'objet du second chapitre.

Nous présenterons les différents travaux sur la psychogenèse du lire-écrire, en mettant l'accent sur les données théoriques et expérimentales obtenues par différentes équipes de chercheurs et nous esquisserons les grandes étapes de son acquisition :

– comment l'enfant entre dans le monde de l'écrit ?

– quelles stratégies met-il en place pour appréhender cet objet ?

– à quel conflit cognitif est-il confronté ?

Nous faisons référence ici aux situations où l'apprenant se rend compte que sa production est erronée ou insatisfaisante ; il essaie alors de trouver d'autres solutions qui vont lui permettre de résoudre le problème et d'accéder au niveau évolutif supérieur.

Dans le troisième chapitre, nous nous proposons d'effectuer une revue des recherches antérieures sur la lecture, sans prétendre à l'exhaustivité.

Notre objectif, plus modeste, sera de faire émerger les principaux résultats connus.

Nous évoquerons, dans le quatrième chapitre, la complexité du système orthographique français et nous nous attacherons à découvrir les étapes qui jalonnent l'apprentissage de la compétence orthographique, transformant lentement le jeune enfant, néophyte en orthographe, en scripteur confirmé.

Les difficultés lors du passage à l'écrit sont réelles, variées et nombreuses.

Nous nous intéresserons plus particulièrement à l'ontogenèse du nombre, complexe en langue française – contrairement au système arménien – et déroutante par sa variété de graphies, dont plusieurs sont phonétiquement muettes. Ces dernières privent l'élève du recours à la forme verbale de l'énoncé à transcrire.

La deuxième partie a trait à la langue arménienne dont la vie relève d'une diaspora de locuteurs, d'où la complexité de ses définitions et de ses enjeux : aspects conceptuels, géographiques, historiques, linguistiques, culturels et scolaires.

Dans le premier chapitre nous présenterons l'histoire et la civilisation de l'Arménie et des Arméniens pour en peindre le caractère infiniment riche et composite.

En abordant dans le second chapitre le problème de l'immigration arménienne en France au cours des deux derniers siècles, associée aux mouvements de population des Arméniens sur presque un millénaire, nous insisterons sur la diversité culturelle engendrée.

Dans le troisième chapitre, nous exposerons une description détaillée du système linguistique de cette langue indo-européenne, dans ses composantes orthographique et morphologique, tout en abordant certaines variantes dialectales.

Le quatrième chapitre sera consacré aux notions de bilinguisme, bilettrisme, biculturalisme et à leurs interactions.

Enfin dans le cinquième chapitre, nous expliquerons comment s'organise l'enseignement/apprentissage de l'arménien en diaspora, dans les principaux pays où la communauté arménienne est présente (Etats-Unis, Canada…) et tout particulièrement en France.

Le propos sera de montrer que l'enseignement de cette langue minoritaire et diasporique en France présente certaines spécificités par rapport à d'autres lieux. Il ne s'agit pas pour nous d'admettre comme universellement valables des résultats obtenus dans un contexte géographique autre. Ils offrent cependant une source de connaissances sur les processus éducatifs qui peuvent stimuler la recherche française, de même que des concepts, des instruments et des méthodes auxquels il est possible de recourir.

Dans la troisième partie, nous présenterons les aspects théoriques et méthodologiques de notre recherche : une étude expérimentale réalisée sur trois années scolaires qui comporte un échantillon de 15 enfants scolarisés dans une école privée arménienne de Lyon.

Pour l'observateur, les situations de production d'écrit, développées dans le premier chapitre, constituent un moyen approprié.

En effet, on peut considérer que, sur le plan des compétences qu'elles mettent en œuvre, mieux que toute autre situation, elles évaluent la maîtrise du système de la langue écrite atteint par l'enfant.

L'écriture productive est une situation où l'examinateur suggère à l'apprenti d'écrire des mots qu'il connaît oralement, mais qu'il n'a jamais produit auparavant.

Par ailleurs, sur le plan pratique, ces situations d'écriture présentent l'avantage de permettre un recueil de données important.

Tous les aspects méthodologiques de l'expérimentation seront explicités en détail : la détermination des modalités des variables, le choix des épreuves et leur application, et la construction des plans expérimentaux.

Le second chapitre précisera la composition de l'échantillon soumis à expérimentation, ainsi que ses caractéristiques.

La quatrième partie comportera les données recueillies, leur analyse et leur interprétation.

Le premier chapitre sera consacré à une étude transversale portant sur la genèse des conceptions de l'écriture, et constituera le point de départ de questions nouvelles posées au cadre théorique de référence.

La seconde analyse transversale, traitant de la genèse de l'acquisition des marques du pluriel, constituera notre second chapitre.

Dans le troisième chapitre, nous exposerons les études comparatives réalisées autour de plusieurs thèmes émergeant des données recueillies.

Le quatrième chapitre sera consacré à l'analyse longitudinale, illustrée par cinq études de cas ; elle mettra en lumière l'hétérogénéité des enfants et la diversité de leurs stratégies d'apprentissage.

La conclusion de la partie expérimentale dressera une nécessaire synthèse, avec :

– un retour sur les hypothèses avancées dans la partie théorique et sur les questions posées à l'issue de ce travail ;

– une discussion d'ensemble donnant l'occasion de mettre nos résultats expérimentaux en regard de ceux d'autres recherches récentes. Analogies et différences seront évoquées et leurs apports précisés ;

– des hypothèses et conclusions, tirées de nos observations, pourront suggérer des propositions didactiques pour l'enseignement de l'écrit arménien.

Pour conclure nous reprendrons le fil conducteur de notre démarche de recherche et nous évoquerons des perspectives d'investigations.

Cette contribution originale à l'étude psycholinguistique peut paraître très spécifique. A notre connaissance, aucun travail de ce genre n'a été réalisé. Peut-être permettra-t-il une avancée vers la connaissance des processus mis en œuvre dans le langage écrit d'enfants confrontés à un double apprentissage.

En tout cas, nous espérons que nos recherches contribueront, en complémentarité avec l'approche linguistique, à progresser dans un domaine dont l'importance, pour être désormais soulignée, est longtemps restée négligée.