A - Théorie de Piaget : constructivisme ou psychogenèse du lire-écrire (travaux d'Emilia Ferreiro)

Les travaux de E. Ferreiro ont montré que l'enfant commence son apprentissage des propriétés de l'écrit indépendamment de tout enseignement institutionnel, soulignant qu'il «n'est pas un réceptacle mais une source de connaissance» (1997, p.71).

Chercheuse d'origine argentine, Emilia Ferreiro est psycholinguiste généticienne. Ses recherches sur l'entrée dans l'écrit s'inscrivent dans le cadre général de la théorie piagétienne du constructivisme génétique des apprentissages et résultent d'une collaboration avec Margarita Gomez-Palacio, responsable du Service National de l'Education Spéciale, dans le but de remédier à des échecs scolaires massifs. Leur étude s'est déroulée sur un échantillon de 1000 élèves appartenant à 150 classes de 61 écoles différentes.

Elle note qu'il y a 20 ans, l'acquisition de l'écrit n'intéressait que le pédagogue. D'ailleurs on ne parlait pas d'acquisition mais d'enseignement, et cet enseignement était compris comme un "dressage". On estimait que l'enfant apprenait les choses exactement dans l'ordre où elles lui étaient présentées, par la méthode particulière qu'on avait choisie.

L'écrit était réduit à un objet scolaire, dégagé de sa vie sociale, et l'enfant apprenant devait acquérir un ensemble d'habiletés : on s'occupait de la main, de la vue, de l'appareil phonatoire… On estimait qu'il n'y avait pas d'intelligence, ni de pensée pendant les premières étapes de l'acquisition. Celles-ci venaient une fois la technique dominée.

Le travail dont Emilia Ferreiro était responsable se fonde sur une idée très simple : les enfants s'intéressant à toutes sortes de choses, il est inconcevable qu'ils ne s'intéressent pas à cet objet, à la valeur sociale si grande et présent dans leur environnement. Elle remarque, très justement, que malgré les décisions institutionnelles, les enfants ont «la mauvaise habitude de ne pas demander la permission pour commencer à apprendre» (E. Ferreiro, 1993b, p. 34), et que bien avant l'entrée au CP, ils procèdent avec l'écrit comme ils le font avec d'autres objets (physiques ou sociaux) : ils essaient d'en connaître les propriétés en agissant sur eux, en les manipulant.

C'est ainsi qu'elle a étudié l'entrée des enfants dans la langue écrite et, plus précisément, leur accès au système alphabétique. Elle a montré qu'ils émettent des hypothèses et élaborent leurs propres représentations de l'écrit, objet qui suscite leur curiosité bien avant l'âge de l'enseignement de la lecture.

E. Ferreiro expose ainsi dans ses travaux les aspects génétiques de l'appropriation de la langue écrite. L'observation est centrée sur le sujet apprenant et sur les processus qu'il met en œuvre pour se "construire" un savoir.

Dans cette psychogenèse du lire-écrire, elle se demande comment appréhender l'activité des enfants et déchiffrer leurs productions.

L'examen minutieux de leurs conduites permet de distinguer différents niveaux : chacun est caractérisé par un ensemble de schèmes de conceptualisation de l'écrit, c'est-à-dire un ensemble de savoirs qu'un enfant est capable de mobiliser à un moment précis et dans une situation donnée.

L'interaction entre le sujet et cet objet cognitif qu'est l'écrit est donc à la base du savoir ; le développement du savoir est alors un processus dynamique. Ce que l'adulte perçoit comme des erreurs sont les traces d'une construction, de son activité de pensée, la manifestation de son effort pour comprendre l'écrit, le signe même de son identité, de son "activité conceptualisatrice".

Pour appréhender le travail cognitif d'un apprenant, E. Ferreiro a mis au point une démarche originale inspirée de l'entretien critique de J. Piaget. Il consiste à faire produire les enfants et à les laisser s'exprimer sur leurs productions. Il ne s'agit donc pas d'un test de niveau puisque l'on s'intéresse en fait au processus de raisonnement et qu'on le replace dans un contexte développemental.

Dans une première épreuve (E. Ferreiro, M. Gomez-Palacio 1988), l'expérimentateur lit une phrase à l'enfant en suivant sa lecture avec le doigt, puis lui demande où se trouvent les différents mots sur le papier et ce qui est écrit aux endroits non spontanément désignés. Les réponses sont génétiquement ordonnées.

1) L'écrit n'est pas une copie de l'oral

Ce comportement est très fréquent chez les enfants qui n'ont pas encore compris qu'il existe des éléments isolables dans l'énoncé.

2) L'écriture est une copie incomplète de l'oral

Certaines relations entre oral et écrit commencent à se mettre en place :

a) seuls les noms sont écrits

L'enfant pense qu'on écrit uniquement les noms qui représentent les objets mentionnés, à l'exclusion des autres mots.

Le texte n'est donc pas encore une représentation de la chaîne phonologique, mais une représentation des objets.

b) la phrase entière est écrite dans un simple fragment du texte

L'apprenant dit que l'ensemble de la phrase se trouve à la place d'un mot et il interprète le reste du texte. Il est incapable d'opérer, dans la suite phonologique, une segmentation qui correspondrait à celle de la suite graphique.

c) une incapacité à diviser la phrase orale en fragments

Lorsqu'on lui demande si un mot précis est écrit dans la phrase, l'apprenti lecteur-scripteur désigne le texte sans précision (soit le texte tout entier, soit un ou plusieurs fragments, soit une lettre unique).

d) les noms présents dans la phrase sont écrits séparément, mais pas les verbes

e) tout est écrit sauf les articles

Pendant longtemps, les enfants ne considèrent pas les articles comme des mots ; pris isolément, leur sens est difficile à représenter, et d'autre part ils sont trop courts pour être lus et considérés comme des mots.

f) tout est écrit, même les articles

Les enfants ont compris que tous les mots lus à haute voix par l'expérimentateur sont écrits ; on note donc une correspondance entre l'ordre des mots prononcés et celui des mots écrits.

Par ailleurs, beaucoup de sujets entre 4 et 5 ans ne reconnaissent pas l'unité mot puisque, dans une phrase non segmentée comme "loursmangedumiel", moins d'un enfant sur cinq conteste cette écriture.

Dans une seconde épreuve, E. Ferreiro demandait aux enfants d'écrire une série de mots (un monosyllabe, un disyllabe, un trisyllabe et un tétrasyllabe) ainsi qu'une phrase.

A l'analyse des résultats, elle distingue quatre niveaux de conceptualisation de l'écrit génétiquement ordonnés (représentation d'un concept en cours de construction).

  1. Conceptualisation pré-syllabique

Elle se caractérise comme suit : l'enfant n'établit aucun lien entre le langage oral et le langage écrit.

E. Ferreiro (1988) y fait figurer les hypothèses de ses deux premières périodes.

Lors de la première période, l'enfant établit d'abord une distinction entre les marques graphiques iconiques et celles qui n'en sont pas. Ses écrits (gribouillages, pseudo-lettres, pseudo-chiffres, lettres, chiffres) ont une forme arbitraire, différentes de la forme de l'objet, et s'organisent de façon linéaire. Il ne peut donner de signification à des écrits sans contexte. Il peut produire des écrits identiques pour des objets différents. Ses propres productions sont distinguées de façon subjective.

L'enfant entre dans une deuxième période à la suite de ses recherches sur les conditions nécessaires pour qu'un texte soit lisible. Les critères principaux sont :

– la variété intrafigurale (un mot ne peut être écrit avec une seule lettre répétée),

– la variété interfigurale (deux mots différents ne peuvent s'écrire de la même façon),

– l'exigence de quantité minimale (une lettre ne suffit pas à écrire un mot).

Plus tard, l'enfant perçoit la nécessité de différencier objectivement les suites de graphèmes en procédant à des variations qualitatives et quantitatives.

Certains sujets peuvent faire varier le nombre ou la grandeur des graphies en fonction des propriétés de l'objet représenté (sa taille, sa longueur, son âge…) et non de la forme sonore du mot.

Ainsi, chaque fois qu'on entend les réponses suivantes : «Il faut plus de lettres parce qu'il est plus âgé, plus grand, plus gros, parce que y'en a plusieurs…», on voit l'enfant s'attaquer à des propriétés quantifiables de l'objet.

Cependant aucun d'entre eux n'écrira "ballon" uniquement avec des lettres rondes (vs. lettres carrées, pointues…) en mettant les lettres en rapport avec le contenu et la forme des objets. Ce sont donc les propriétés quantifiables de l'objet qui sont prises en compte.

La période pré-syllabique se décompose en plusieurs sous-niveaux :

graphismes primitifs (gribouillage, pseudo-lettres),

écritures unigraphiques (utilisation d'une seule graphie pour chaque nom),

écritures sans contrôle de quantité (interrompues uniquement en fin de ligne ou de page),

écritures fixes (avec une prédominance de graphies conventionnelles). Ce sont les lettres de l'alphabet mais l'enfant ne les utilise pas à ce niveau pour transcrire le son correspondant. Il ne différencie pas non plus les écritures qui représentent des noms différents.

écritures différenciées (avec une prédominance de graphies conventionnelles) : variations liées au répertoire et/ou à la quantité de graphies, permettant des différenciations qualitatives et quantitatives.

écritures différenciées avec valeur sonore initiale.

A la fin de la période pré-syllabique, l'enfant, après de multiples recherches, comprend que, pour écrire un mot, il faut se référer à sa forme sonore. Il accède alors à la phonétisation de l'écrit.

  1. Conceptualisation syllabique

La troisième période commence par un niveau dit syllabique car l'apprenant fait correspondre une syllabe à chaque graphie.

Plus tard, il rectifiera son écriture pour l'ajuster au nombre de syllabes, puis anticipera le nombre de graphies nécessaires avant d'écrire. Il parviendra alors à effectuer une correspondance syllabes-graphies stricte.

L'écriture peut être syllabique avec une forte exigence quantitative : il faut deux, trois ou quatre signes pour qu'une écriture ait un sens. L'enfant utilise alors des "éléments postiches" pour compléter ce nombre.

En premier lieu, il usera d'éléments non qualifiés puis introduira progressivement des lettres ayant une valeur fixe, définie par lui-même ou correspondant à la "valeur sonore conventionnelle" (désormais V.S.C.).

Le terme de "correspondance sonore" (désormais C.S.) est employé pour toutes les écritures dans lesquelles l'enfant cherche une correspondance entre les graphies et les unités sonores du mot (syllabe/phonèmes). En fait, l'enfant contrôle la quantité des marques graphiques d'un mot par rapport à la quantité d'unités sonores qu'il identifie.

On observe donc qu'il peut faire correspondre un nombre de lettres à un nombre d'unités sonores (C.S.) et/ou qu'il produit la lettre traduisant le son identifié (V.S.C.).

  1. Conceptualisation syllabico-alphabétique

Grâce à l'observation des écrits des personnes alphabétisées notamment, le sujet entre en conflit cognitif et va affiner son analyse de la forme sonore. La période mixte, syllabico-alphabétique est un intermédiaire entre le niveau syllabique et le niveau alphabétique. Chaque graphie correspond alors à une unité sonore : soit une syllabe, soit un phonème. Si l'enfant utilise des lettres à VSC, elles seront presque toutes correctes mais il en manquera quelques unes par rapport à une écriture alphabétique.

Ce type d'écriture est souvent considéré comme pathologique puisqu'il manque des lettres. En fait, l'enfant accroît sa somme de graphies.

  1. Conceptualisation alphabétique

L'apprenti-scripteur va effectuer une analyse plus fine de la forme sonore du mot et fera correspondre une graphie à chaque phonème ; c'est l'accès à la période alphabétique proprement dite.

L'enfant est capable de segmenter la chaîne orale en éléments différents et de les combiner en éléments significatifs. Il lui restera à résoudre deux problèmes : l'orthographe et la séparation des mots.

Les recherches d'Emilia Ferreiro en ont inspiré d'autres notamment en Israël, en Italie et en France, afin de vérifier l'universalité des résultats ; à Lyon, par le PsyEF (J.-M. Besse, M.-M. de Gaulmyn et D. Ginet) puis poursuivis à Paris par J.-P. Jaffré au CNRS (1992, 1993), G. Chauveau et E. Rogovas-Chauveau à l'INRP, et à Toulouse par l'équipe EURED (J. et E. Fijalkow, 1991 ; A. Liva, 1993 …).

Nous baserons notre recherche sur l'ensemble de ces différents travaux.

Ces expérimentations montrent certaines spécificités liées aux différents systèmes linguistiques spécifiques que nous étudierons dans la suite de ce chapitre.