C - Travaux d'inspiration piagétienne dans un contexte francophone

1) Recherches du PsyEF

L'équipe du PsyEF (laboratoire de Psychologie de l'Education et de la Formation de l'Université Lumière-Lyon 2) se place aussi dans un cadre piagétien pour étudier la longue élaboration des conceptualisations de l'enfant qui entre dans l'écrit.

Cette équipe a été fondée par J.-M. Besse (Psychologue), M.-M. de Gaulmyn (Linguiste) et D. Ginet (Psychologue). Ses membres travaillent depuis 1981-1983 à partir des travaux d'E. Ferreiro, adaptés et expérimentés avec des enfants de maternelle, de CP et de CE1 de la banlieue lyonnaise.

Le PsyEF s'est aussi intéressé à la façon dont les enfants sont amenés à modifier leurs représentations sur l'écrit, et particulièrement au rôle du conflit cognitif dans cette modification.

En effet, les nouvelles données sont assimilées selon le niveau de développement intellectuel du sujet. Elles sont donc intégrées en fonction du degré de complexité de ses structures cognitives – c'est-à-dire de ses systèmes de structuration de l'activité – d'où une certaine "déformation" de ces informations. Les nouvelles données peuvent aussi être trop incohérentes par rapport aux structures du sujet pour être assimilées. Elles engendrent alors une situation de déséquilibre, de conflit, qui nécessitera une accommodation des structures disponibles par leur coordination ou par l'élaboration de structures plus larges et complexes. Cette accommodation suscite alors un progrès cognitif (J.-M. Dolle, 1989).

Les membres du PsyEF ont traduit l'ouvrage de référence d'E. Ferreiro : “Lire-écrire à l'école : comment s'y apprennent-ils ?” en collaboration avec celle-ci et ils ont créé un Groupe de Recherches pour l'Apprentissage et l'Appropriation de l'Ecrit (GRAAL).

Les expérimentations entreprises n'ont pu avoir l'ampleur numérique de celles d'E. Ferreiro, ni correspondre exactement du fait de la différence de population étudiée. Cependant leurs résultats sont importants ; ils confirment la validité générale des travaux d'E. Ferreiro en ce qui concerne sa démarche théorique et le protocole expérimental.

Les chercheurs retrouvent les grandes périodes décrites par E. Ferreiro, mais certaines spécificités liées à la langue française semblent apparaître.

Ainsi, l'hypothèse syllabique est moins fréquemment relevée dans les productions françaises que lors de l'expérimentation mexicaine, le français n'étant pas comme l'espagnol une «langue à forte structure syllabique et dont les mots courants sont bi- ou tri-syllabiques» (E. Ferreiro, 1993a, p. 96). En outre, les enfants français font peut-être plus souvent correspondre plusieurs graphies, et non une seule, à chaque syllabe, ce qui rend les écritures syllabiques moins repérables (M.-H. Luis, 1988).

D'autre part, les expérimentations françaises ont souligné la nécessité d'approfondir l'évolution des enfants ayant atteint le niveau alphabétique. La plupart des sujets français évalués en décembre ou janvier de leur année de CP ont en effet déjà atteint ce stade. Il a donc fallu ajouter un niveau orthographique ou morphographique prenant en compte les difficultés d'individualisation et de classification des mots, liées à l'analyse en morphèmes.

Pour M.-H. Luis (1992, 1993), l'écriture orthographique française s'acquiert, au moins en partie, en opposition avec l'hypothèse alphabétique, et non de façon complémentaire, comme cela serait peut-être envisageable pour la langue écrite espagnole où l'orthographe pose moins de problèmes.

M.-H. Luis (1993) a dégagé trois grandes périodes de conceptualisation de l'écrit :

– l'écriture "mimographique", où les enfants produisent des marques qui ressemblent à de l'écriture à l'aide de lettres et de pseudo-lettres. Ils réalisent non seulement une activité motrice, mais également une activité cognitive.

– l'écriture "sémiographique", (terme emprunté à J.-P. Jaffré) où les enfants établissent une relation entre les marques graphiques et la signification de leur énoncé.

Elle se divise en deux sous-catégories : l'écriture idéographique (écriture d'une catégorie sémantique) et l'écriture logographique (on observe ici une relation entre les marques graphiques et la signification de leur énoncé. L'enfant écrira deux synonymes de deux façons différentes).

Ces deux périodes correspondent à ce qu'Emilia Ferreiro a appelé "le stade pré-syllabique". Elles sont donc antérieures à la phonétisation de l'écrit.

écritures syllabique, syllabico-alphabétique et alphabétique

Dans une dernière catégorie, on trouve des écritures alphabétiques orthographiques. Nouvelle par rapport à la classification ferreirienne, cette catégorie est fondamentale pour la langue française. Elle se divise en deux sous-catégories : l'orthographe lexicale et l'orthographe grammaticale.

M.-H. Luis parvient à la conclusion de M.-M. de Gaulmyn (1992) : l'enfant n'abandonne pas les stratégies qu'il a développées sur l'écrit, mais celles-ci se développent et se combinent entre elles au fur et à mesure qu'il modifie ses hypothèses sur la nature et la fonction de l'écrit.

Nous emploierons le terme stratégie comme un ensemble de règles de décisions susceptibles de diriger l'élaboration ou l'exécution d'une procédure. La procédure est alors le moyen par lequel le sujet réalise effectivement la tâche, ce qui suppose qu'à une même stratégie se rattachent plusieurs procédures.

Les chercheurs du PsyEF se sont interrogés sur l'influence de l'écriture mémorisée du prénom dans l'évolution psychogénétique de l'écrit.

Le prénom est très souvent le premier mot que les enfants français apprennent à écrire. E. Ferreiro (1990, p. 25) avait déjà souligné que cette écriture "constitue une pièce-clef dans l'évolution". Connaître l'écriture de son prénom peut aider l'enfant à comprendre que les lettres ne sont pas utilisées de façon aléatoire, ni dans un ordre quelconque.

L'utilisation du prénom a été étudiée dans une situation de production d'une phrase (J.-M. Besse, M.-M. de Gaulmyn et M.-H. Luis, 1993).

La coexistence de deux modes de compréhension de l'écrit, dans les productions écrites des apprentis-scripteurs français, a été mise en évidence : l'écriture mémorisée, amorcée en classe par l'apprentissage de l'écriture du prénom, et l'écriture construite, bâtie peu à peu par l'enfant selon ses schèmes conceptuels.

L'enfant connaît l'écriture conventionnelle de son prénom, d'où un conflit possible entre deux modes de compréhension de l'écrit : mémorisé pour le prénom, construit pour les autres mots. Les chercheurs ont ainsi relevé des conduites d'évitement : les sujets omettent d'écrire le prénom ou les mots le précédant. Dans d'autres cas, ils ne distinguent pas le prénom des autres graphies, que celui-ci soit écrit correctement ou non. D'autres enfants assument le conflit mais manifestent le statut particulier du prénom en l'isolant des autres graphies ou en utilisant pour l'écrire une autre typographie ou des lettres de taille différente.

Ce conflit se résorbe avec l'acquisition des relations graphèmes-phonèmes. L'apprenant sait alors que ses écrits sont lisibles et ne ressent plus le besoin de distinguer l'écriture conventionnelle de son prénom.

M.-H. Luis (1988, 1993, 1998) a conduit d'autres recherches pour établir les relations entre ces deux modes d'écriture : elle oppose alors l'écriture construite à l'écriture mémorisée, c'est-à-dire apprise.

En effet, certains enfants les combinent, selon les mots produits. Ceci a été mis en évidence par l'utilisation de deux typographies différentes par certains. Par exemple une écriture en cursive pour les écrits mémorisés (pour l'écriture du prénom, par exemple, apprise visuellement sous forme de lettres ou de gestes à réaliser), et des lettres en majuscules d'imprimerie pour les écrits construits.

Or, E. Ferreiro exclut de ses analyses les écrits mémorisés qu'elle assimile à de la copie différée. Pourtant, pour mémoriser un écrit, l'enfant exerce une activité cognitive spécifique qui le conduit à sa rétention. Il assigne un sens à la forme qu'il reproduit (parfaitement ou non). Celle-ci est considérée dans sa totalité et par rapport à une signification globale.

L'écriture mémorisée ne peut être réduite à de la copie. Il est certain que ces écritures posent des problèmes car elles peuvent occulter le niveau de conceptualisation de l'enfant. Cependant, il faut les prendre en considération puisqu'elles sont fréquemment présentes dans les productions des enfants français, en raison de leur scolarisation plus précoce (par rapport à la population mexicaine étudiée par E. Ferreiro).

M.-H. Luis rapproche l'activité d'écriture mémorisée de la catégorie sémiographique et l'activité de copie de la catégorie mimographique.

L'écriture mémorisée peut être :

– soit de type sémiographique : l'enfant mémorise le mot globalement (succession des formes graphiques, des gestes ou des lettres du mot, à la suite d'un enseignement le plus souvent) ;

– soit de type orthographique : l'enfant produit une écriture phonographique alphabétique avec des éléments orthographiques mémorisés.

D'autre part, M.-H. Luis (1993) a étendu son analyse aux marques morphographiques et estime que certaines d'entre elles fonctionnent pendant un temps comme des fragments d'écriture mémorisée.

L'interaction entre ce qui relève de la mémorisation et d'une réflexion métasyntaxique permettrait la construction du niveau orthographique.

Une deuxième notion à souligner : certains enfants français refusent d'écrire autre chose que des mots appris et mémorisés.

Pour J.-M. Besse (1993), ce blocage peut être de nature psychoaffective quand les enfants sont inhibés par la relation avec un adulte inconnu ressenti comme un juge. Le refus peut aussi être lié à la tâche elle-même, les enfants n'ayant pas l'habitude d'écrire sans modèle ou sans avoir appris le mot auparavant.

E. Ferreiro n'a pas mentionné de tels refus face à la production d'écrit. L'équipe du PsyEF les explique par l'exigence de perfection orthographique de beaucoup d'enseignants français, exigence que les enfants intègrent dès la maternelle à travers les exercices de copie.

J.-M. Besse (1993) présente une classification des productions d'écrit établie empiriquement d'après les écritures des enfants français. La série de conceptualisations proposées par cet auteur n'est pas à entendre comme une série ordonnée de phases obligatoires, étant donné que l'enfant fluctue souvent entre deux, voire trois niveaux au cours d'une même séance. En outre, les sujets sont souvent vus une seule fois, ce qui ne permet pas de suivre l'évolution de leurs conceptualisations.

Sept étapes composent cette psychogenèse :

– catégorie 1 : l'écrit est une trace différente du dessin ;

– catégorie 2 : l'écrit est une trace qui se rapporte au référent ;

– catégorie 3 : l'écrit est une trace relative à la durée de la chaîne sonore ;

– catégorie 4 : l'écrit est une trace relative à une analyse phonique de l'énoncé ;

– catégorie 5 : pour écrire, il faut faire correspondre, dans le même ordre,

des éléments graphiques codant des éléments sonores ;

– catégorie 6 : l'écriture comprend des particularités par rapport à l'oral ;

– catégorie 7 : l'écrit est à comprendre comme un texte représenté et communiqué selon des formes culturelles données.

Les deux premieres catégories sont similaires aux niveaux décrits par E. Ferreiro.

La recherche de J.-M. Besse privilégie les représentations que l'enfant a de la tâche à accomplir (une production d'écrit sans modèle). Il cherche à décrire les aspects structurels du système graphique. Il ressort que le jeune apprenant opère un travail cognitif sur la langue écrite (ou activité conceptualisatrice).

Les études d'I. Montésinos-Gelet (1996), également chercheur au PsyEF, fournissent un modèle essentiel pour comprendre de quelle manière les enfants entrent progressivement dans la structure de l'écrit.

I. Montésinos-Gelet subdivise le principe phonogrammique en sept sous-principes, en précisant qu'ils ne sont pas des stades successifs par lesquels passent tous les enfants dans la phonétisation de l'écrit.

  • Principe A : L'écrit est une trace relative à la durée de la chaîne sonore

L'enfant pourra ici établir une différence de longueur dans la production d'une phrase et dans celle d'un mot. Il peut donc traiter ce principe sans être encore dans une conceptualisation syllabique de l'écrit.

Cette production comporte ou non des lettres à valeurs sonores conventionnelles.

  • Principe B : Les phonèmes doivent être extraits de la chaîne orale

L'enfant les transcrit avec ou sans V.S.C., sans extraire forcément tous les sons et toujours dans leur séquentialité.

Les sons extraits ne sont pas obligatoirement des phonèmes comme le dit l'énoncé du principe, mais des groupes sonores (ex.: des syllabes).

Des apprenants de conceptualisation pré-syllabique (théorie ferreirienne) peuvent utiliser ce principe. Il sera exploité de plus en plus finement jusqu'à l'arrivée du scripteur dans la conceptualisation alphabétique.

Le principe B peut précéder le principe A ou s'y mêler.

  • Principe C : Les phonèmes se combinent pour faire de nouveaux sons

Parmi les syllabes, certaines sont plus faciles à traiter ; il s'agit des syllabes ouvertes (la structure syllabique se termine par une voyelle prononcée).

Seules certaines unités peuvent être transcrites au début : les unités intra-syllabiques.

L'enfant traitant ce principe a au moins une conceptualisation syllabico-alphabétique de l'écrit.

Principe D : Tous les sons doivent être transcrits

Cependant tous les graphèmes ne sont pas conventionnels. Le sujet peut aussi introduire des "brouillages" : par exemple, il reproduira certains graphèmes plusieurs fois.

On est ici dans une conceptualisation alphabétique de l'écrit.

  • Principe E : Les sons doivent être transcrits dans l'ordre

Cependant l'enfant peut introduire différents types de brouillages dans sa production (exemple : inversion de graphies à l'intérieur d'une syllabe, inversion entre les syllabes, écriture de droite à gauche).

Il peut traiter ce principe en étant dans des conceptualisations allant du syllabique à l'alphabétique.

  • Principe F : Des conventions régissent le lien phonie-graphie

L'enfant traite des digraphes (ex.: in, ch…) ou des trigraphes (ex.: ein, eau…).

Il sait que certaines graphies (s, g) sont les graphèmes de sons différents, ou que certains phonèmes peuvent se transcrire à l'aide de graphèmes différents.

  • Principe G : Toutes les graphies doivent être signifiantes

L'apprenant peut, ici, ajouter aux phonogrammes marqués d'autres lettres n'occupant vraisemblablement pas de fonction morphogrammique. Ces lettres pourront surgir à la faveur d'un automatisme grapho-moteur.

L'enfant peut traiter ce principe en étant dans des conceptualisations allant du syllabique à l'alphabétique.