III - Travaux français sur la construction du concept et son actualisation

M. Fayol et J.-P. Jaffré (1999, p. 163) soulignent que l'étude de l'orthographe a été négligée en production plus encore qu'en compréhension : «Il a fallu attendre les années 80 pour voir se développer des approches théoriques et des études empiriques. Les choses ont beaucoup évolué au cours des années 90. En effet, d'une part, d'assez nombreux travaux issus de chercheurs francophones ont mis en évidence, outre des faits nouveaux, l'intérêt que présente l'étude empirique de l'acquisition du français écrit pour la compréhension des mécanismes d'apprentissage et pour la conception de programmes d'intervention».

Voyons ce que suggère l'étude des derniers travaux sur l'acquisition de la morphosyntaxe du nombre et en particulier leur mise en œuvre en production écrite.

Pour J.-P. Jaffré et J. David (1999, p.13), «avant que l'instruction ne leur permette de s'approprier des formes normées, les jeunes enfants vont tester des possibles graphiques et envisager différentes solutions […] Ils doivent dès lors se construire une "théorie du pluriel" et trouver les critères de son actualisation dans l'écriture».

Le procédé d'itération de l'écriture du singulier serait une des premières marques de pluralité qu'emploierait l'enfant (E. Ferreiro, 1988).

Il peut s'agir d'une juxtaposition de la série originale avec ou sans correspondance stricte.

Cet auteur note par ailleurs que d'autres enfants espacent plus ou moins les graphies pour exprimer le contraste singulier / pluriel.

D. Bessonnat et J.-P. Jaffré (1993, p. 27-28) parlent de deux conceptions opposées en ce qui concerne les procédures d'acquisition du principe morphographique :

– La première consisterait à privilégier une "approche sommative", avec un enseignement sur les règles d'accord singulier/pluriel, sous forme de connaissances déclaratives.

Cependant l'apprentissage ne devient nullement effectif.

– La deuxième conception relèverait d'une appropriation cognitive selon un "double mouvement" : «d'abord un mouvement de généralisation à partir des acquis qui aboutit à une surgénéralisation, et donc à des erreurs "constructives" (ex.: "les crient" pour "les cris"), puis une régulation à l'intérieur de cette avancée générale qui aboutit à la construction de savoirs particuliers. Autrement dit, la connaissance dans cette perspective se construit dans un va-et-vient dialectique entre :

1) une avancée qui fournit, par excès, un cadre d'investigation, un schéma permettant un "accrochage" de la connaissance, une structure d'accueil, et

2) un affinement qui œuvre à l'intérieur de ce cadre heuristique et permet des réajustements, la mise en place de savoirs non-déviants».

Par ailleurs, ces auteurs ajoutent que le processus d'acquisition du nombre en français «suppose concurremment une double maîtrise : savoir combiner des éléments co-variants dans une séquence et savoir sélectionner à chaque lieu de variance l'item final pertinent ("s" vs. "nt", par exemple en fonction de la classe d'appartenance du mot concerné)».

M. Fayol, P. Largy, M.-G. Thévenin et C. Totereau (1995) suggèrent l'existence de différentes phases dans l'acquisition de la morphosyntaxe du nombre du nom et du verbe chez l'enfant entre 7 et 10 ans.

Au départ, les terminaisons plurielles muettes sont tout simplement absentes des productions enfantines. Elles apparaissent d'abord dans le cas du pluriel nominal (-s) accompagnées d'un phénomène massif de surgénéralisation aux verbes.

L'acquisition du pluriel verbal (-nt) vient ensuite, accompagnée du phénomène de surgénéralisation inverse aux noms, plus limitée et moins durable que celles du -s nominal aux verbes.

Cette surgénéralisation, "phénomène jusqu'alors considéré comme caractéristique de l'oral", serait selon eux le fait de l'absence d'indice phonique. «On a donc affaire à une sorte d'auto-apprentissage procédant par réorganisation, non réductible à un apprentissage par cœur ou par simple correspondance oral-écrit» (ibid., p. 31).

Il est vrai qu'à l'oral, les déterminants (opposition le/la ou le-la/les) et les pronoms (opposition il/elle) assurent presque exclusivement le marquage du nombre. A de rares exceptions (certains verbe et noms ; phénomènes de liaison), les noms, les adjectifs et les verbes ne présentent aucune variation.

L'ambiguïté de ces formes est donc à l'origine de nombreuses et récurrentes erreurs dans les copies des enfants.

Les recherches de ces auteurs mettent en évidence que la compréhension du fonctionnement des marques précède leur production, et que la maîtrise du pluriel dans le syntagme nominal est antérieure à celle du verbe.

Le premier constat s'interprète assez facilement en considérant classiquement que la reconnaissance est plus facile que le rappel (en compréhension, les marques sont disponibles). En production, cette disponibilité est plus aléatoire. Les auteurs doivent activer eux-mêmes les marques pertinentes et les transcrire.

Le second constat renvoie à un autre niveau d'explication : le pluriel du syntagme nominal est sémantiquement fondé (la pluralité des entités auxquelles renvoient les noms est conceptuelle), celui des verbes est fonctionnel. Le pluriel du prédicat paraît dans une large mesure assurer la cohésion formelle sujet-prédicat sur le plan grammatical plutôt que notionnel.

Selon C. Brissaud et J.-M. Sandon (1999, p. 41), «au cœur d'une opposition elle-même fondamentale pour le français, l'opposition nom-verbe, la zone du verbe est à l'écrit celle qui demande aux élèves le plus lourd travail d'apprentissage et l'effort de controle le plus grand».

En effet, deux tiers de ses occurrences à l'écrit ont également des formes homophones (R. Honvault-Ducrocq, 1984).

Toutes les études récentes conduites relativement à l'acquisition/apprentissage de la morphologie ont montré qu'entre 7 et 10 ans, les enfants passent par plusieurs phases : non-marquage (-e systématique), acquisition du pluriel nominal (-s) et surgénéralisation de celui-ci aux verbes, acquisition du pluriel verbal (-nt) et surgénéralisation plus limitée mais aussi plus étendue dans le temps de ce marquage aux noms.

M. Fayol, S. Pacton et C. Totereau, (1998, p. 55) décrivent ces mêmes phases de non-marquage , d'utilisation systématique du -s, appliqué aux noms comme aux verbes, et enfin d'acquisition d'une deuxième règle : “si "pluriel" et "verbe" alors -nt”. «Celle-ci s'effectue plus tardivement et se manifeste par une période d'indécision au cours de laquelle certains noms et adjectifs se voient fléchis avec -nt alors que certains verbes reçoivent encore les -s terminaux».

Ces auteurs pensent que l'apprentissage opère par acquisition de règles successives dont les conditions d'utilisation doivent être progressivement affinées jusqu'à établir très clairement une distinction entre noms et adjectifs d'une part, puis les verbes d'autre part.

Les conclusions de J. Alegria et P. Mousty (1994, 1995, 1999), recoupent celles des travaux précédents quant au décalage temporel (pluriel du nom et du syntagme nominal vs. pluriel du verbe), et les progrès observés le sont en fonction du niveau de lecture.

Les résultats montrent également que, à l'écrit, les sujets exploitent très peu les connaissances qu'ils ont, à l'oral, de la syntaxe du pluriel.

Ces faibles performances pourraient être dues à la "lourdeur", en termes de charge d'attention, de l'écriture. L'enfant doit mobiliser conjointement ses connaissances phonologiques, lexicales et morphosyntaxiques.

Ces auteurs concluent que «si tel était le cas, un allègement de la tâche suffirait pour que ces capacités, disponibles mais non utilisées, se manifestent. Il se pourrait également qu'une simple réduction de la charge attentionnelle soit insuffisante et qu'il faille en plus "rappeler" à l'enfant que les notions de genre ou de pluriel sont pertinentes dans certaines circonstances» (J. Alegria et P. Mousty, 1995, p. 107).

Toujours selon ces auteurs, le pluriel des noms est plus facile que celui des verbes, probablement parce que les problèmes d'accord du nom sont plus simples sur le plan syntaxique ; ils sont traités à l'intérieur d'un même syntagme.

Pour C. Totereau, M.-G. Thevenin et M. Fayol (1997), l'acquisition des marques -s et -nt demande une longue période (du CP au CE2). L'automatisation de l'accord verbal ne survient guère avant le cours moyen, ou la quatrième année du primaire.

La manipulation du pluriel syntaxique soulève encore de fréquents problèmes chez les adultes, même cultivés (M. Fayol, P. Largy et P. Lemaire, 1994).

Des erreurs surviendraient au moindre relâchement de l'attention de ces "experts" (M. Fayol et J.-P.Jaffré, 1999).

J.-P. Jaffré et J. David (1999) ainsi que S. Bousquet, D. Cogis, D. Ducard, J. Massonnet et J.-P. Jaffré (1999) relèvent que la notion de collectif sera pour les enfants source de confusion, de part l'absence de correspondance entre le monde et la langue ; elle est de moins en moins usitée aujourd'hui.

«En s'immisçant dans le singulier, la pluralité peut donc brouiller les marques canoniques du nombre» (J.-P. Jaffré et J. David, 1999, p. 16).

«A l'évidence, le problème majeur des jeunes scripteurs est de construire la notion de pluriel, c'est-à-dire d'ajuster les mondes de la quantification et de la pluralité grammaticale» (S. Bousquet, D. Cogis, D. Ducard, J. Massonnet et J.-P. Jaffré, 1999, pp. 30-31).)

Nous aborderons enfin les travaux de O. Guyon (1997, 1998), intéressée elle aussi par la façon dont s'acquiert le marquage du pluriel nominal et verbal dans le cadre d'une genèse de la compétence orthographique. Elle constate également que les erreurs sur l'accord nominal pluriel consistent presque exclusivement en une négligence du -s et elle répertorie celles des désinences verbales, plus variées du fait de l'existence de marques concurrentes (-s/-nt) et de la nécessité de conceptualiser le pluriel verbal.

Ces erreurs peuvent être réparties en trois catégories principales :

– l'omission d'une marque attendue, y compris le cas "limite" par omission du -e final de la forme verbale nue, chaque fois que ce -e n'est pas indispensable à la prononciation.

ex.: * les poule picore ; * papa répar le vélo (O. Guyon 1997, p. 24)

– l'adjonction abusive d'une marque.

ex.: * le facteur les distribuent ; * l'odeur des roses embaument (ibid., p. 25)

– la substitution entre marques.

ex.: * les poissons nages ; * les livres, tu les rangent (ibid., p. 25)

O. Guyon (1997) valide son hypothèse : l'accord nominal précède l'accord verbal et l'explique par le fait que le nom admet peu de marques distinctes, contrairement au verbe qui reçoit des marques de temps, nombre, mode et personne. L'accord nominal serait également plus simple à conceptualiser avec une pluralité des référents dans le cas général.

Cet auteur propose, à la suite de son étude, un modèle de genèse de l'orthographe grammaticale, en six étapes :

l'âge préorthographique, nommé ainsi car les productions graphiques du CP présentent souvent une trop grande distorsion par rapport aux normes orthographiques pour qu'il soit seulement possible d'identifier les syntagmes dictés, ce qui rend impossible l'identification d'éventuelles marques d'accord.

l'âge phonogrammique,où une première analyse des productions est possible en regard d'une segmentation suffisante des mots et du respect minimal des correspondances grapho-phonétiques.

A ce stade, il est possible de repérer les parties du système phonogrammique qui posent encore des problèmes à l'enfant : distinction de sons et lettres proches comme [s]/[z], [m]/[n]…. La conformité à la source sonore est alors son principal souci. Dans certains cas, cette concentration excessive sur les informations phonétiques conduit à l'apparition d'erreurs par oubli du -e sur la forme verbale non marquée.

l'âge monomorphographique à empan court : l'apparition du premier morphogramme (le -s marquant le pluriel du nom) est automatisé en classe de CE1-CE2.

L'occurrence des termes les et des agit comme un puissant signal de la marque d'accord sur le mot suivant. L'enfant se construit une règle stipulant que la rencontre de ces deux déterminants impose la suffixation d'un -s final sur le mot suivant.

Le nom donné à cette étape signale que l'enfant n'emploie que la désinence, et limite l'accord au mot situé à droite du déterminant marqué.

l'âge monomorphogrammique à empan large est l'étape où la procédure d'accord initiale s'étend vers la droite, rendant bientôt possible l'accord du verbe avec le sujet. Seule est disponible pour l'instant la marque -s indiquant aussi momentanément le pluriel du verbe.

Cet auteur l'explique ainsi : «A ce stade, le comportement rigide observé face à l'accord semble indiquer que tous les mots fonctionnent dans l'esprit de l'enfant comme s'ils appartenaient à une seule classe indéterminée ; donc les enfants n'ont probablement pas construit la notion de classe grammaticale».

L'auteur situe ces quatre premiers niveaux dans les classes de CE1-CE2.

l'âge plurimorphogrammique constitue l'étape suivante, où l'enfant effectue une scission des formes du monème pluriel, acceptant l'idée que la marque traduisant le pluriel puisse être différente selon la nature de l'item auquel on l'ajoute :

Nom ⇒ -s vs. Verbe ⇒ -nt

Selon que ces modifications conceptuelles et cognitives, concernant les graphèmes -e, -s, -nt et leur emploi, sont ou non effectuées, les productions orthographiques des enfants vont présenter des caractéristiques différentes. On observera par exemple comme biais systématique, l'ajout de -s au lieu de -nt sur le verbe au pluriel chez l'enfant qui conserve l'idée d'une relation biunivoque entre monème pluriel et marque -s.

l'âge grammatical est la dernière étape où l'enfant est apte à identifier le sujet et à accorder le verbe avec lui selon les critères grammaticaux et non plus spatiaux.

L'auteur conclut qu'il est possible que l'enfant pratique davantage l'analogie que l'authentique raisonnement grammatical. L'accord verbal de proximité se calquerait ainsi sur l'accord nominal pluriel, à la fois dans le choix de la marque et dans la stratégie.

De ces différentes études ressort la complexité d'acquisition de l'orthographe grammaticale française, et plus particulièrement du système des morphogrammes du nombre.

Il existe bien entendu des raisons historiques à l'existence de ces marques muettes, et d'autres raisons pratiques, sur un plan synchronique, pour ne pas les supprimer (si tant est qu'une réforme prenne un jour cette initiative) et leur reconnaître l'avantage d'être utiles dans la lecture idéo-visuelle du lecteur expert.

I. J. Gelb (1973, p. 251) note que «l'école est plus conservatrice que la langue, et [qu'] elle a sur le développement naturel de celle-ci un grand pouvoir de contrainte. Souvent la langue écrite préserve d'anciennes formes, comme la langue de tous les jours n'en emploie plus».

Longtemps marquées du modèle latin, les descriptions du français tendent à privilégier le maintien à l'écrit de certains traits comme le -s du pluriel, que l'oral a effacé.

Concernant la langue écrite, les représentations des enfants sont autant de réponses, provisoires et parfois erronées, aux questions qu'ils se posent chaque fois que leur système de représentation entre en conflit de façon récurrente avec l'observation des données graphiques en réception (lecture) ou en production.

Le raisonnement tenu par le sujet finit par entrer en contradiction avec la stratégie grammaticale d'accord, car ses structures cognitives limitent ses représentations : certains concepts ne peuvent être acquis à un moment donné de l'évolution psychologique de l'enfant, parce que l'information théorique à intégrer ou l'effort de conceptualisation à fournir sont provisoirement hors d'atteinte.

On peut résumer les différentes réalisations du nombre en trois catégories suivant les langues. Une catégorie où le nombre est facultatif (langues cambodgiennes, amérindiennes …), une autre catégorie où l'existence de deux nombres – singulier, pluriel – est reconnue (comme en français), et enfin la dernière catégorie où plus de deux nombres existent (langues arabes, chamito-sémitiques, espagnol, russe où l'on trouve le duel, par exemple).

Dans la seconde partie, nous étudierons les spécificités du système du nombre pour la langue arménienne, dont la maîtrise ne requiert pas la mise en place de "calculs spécifiques et coûteux" (J.-P. Jaffré et J. David, 1999, p. 9).

Comme le soulignent ces deux auteurs, «cette différence de statut, qui varie avec les écritures, devrait avoir des incidences sur le plan cognitif. La maîtrise des morphonogrammes peut en effet se concevoir comme la réanalyse d'indices implicites déjà présents dans la compétence orale. Celle des morphogrammes au contraire nécessite la construction d'une compétence adaptée aux particularités de l'écrit» (ibid., p. 8).