V - Aspects socio-psychologiques

Toute l'histoire des Arméniens illustre au mieux comment se maintenir en vie, c'est avant tout préserver son identité.

Selon J. Altounian (1990), la diaspora arménienne survit sur le terrain d'un véritable déni : alors que les Arméniens portent les marques du Génocide en eux, il leur faut néanmoins prouver des événements dont ils sont les descendants directs, attester de leurs origines, exhiber les racines douloureuses de leur existence. Et si, en premier lieu, ce Génocide est exemplaire parce qu'on prétend qu'il n'a pas eu lieu, il l'est aussi bien plus tragiquement encore parce que, non reconnu du tiers, il se trouve comme "refoulé" dans l'inconscient collectif des Arméniens de la diaspora (J. Altounian, 1990).

Les rescapés furent également privés de langage pour certains, puisque la deuxième génération de la diaspora connaissait parfois mal sa langue maternelle, sans toutefois maîtriser la langue du pays d'accueil. Or cette maîtrise ne peut s'amorcer sans celle de la culture véhiculée par elle, autant dire sans un très long processus d'intégration sur plus d'une génération et qui s'enlise, trop souvent, dans une assimilation pure et simple, oublieuse du passé.

A. Donabédian (1997, p. 99) souligne par ailleurs qu' «à leur arrivée en France, les migrants de 1922 avaient des pratiques linguistiques très hétérogènes", se caractérisant par "une prégnance inégale des dialectes et du turc, allant jusqu'au monolinguisme turc, avec la présence marginale d'autres langues de contact comme l'arabe ou le kurde».

J. Altounian (1998, p. 22) s'interroge sur «le rapport à la langue qu'entretiennent ceux dont les ascendants ne furent que des survivants à la terreur d'un Etat et à l'abandon des autres». Elle conclut que «pouvoir soutenir une langue en tant que sujet de sa propre histoire est éminemment paradoxal pour les héritiers d'une filiation qui remonte aux ratés d'une extermination».

Elle évoque une langue "filiale" à reconquérir, qui se rencontrerait chez tous les "miraculés" d'une extermination clandestine, engloutissant à la fois les êtres chers et la terre, réelle ou symbolique, où leur deuil aurait pu se faire d'une langue fétichisée à transmettre à tout prix (J. Altounian, 1990).

Les Arméniens ont compris très tôt que leur langue était l'expression la plus profonde de leur spécificité ethnique, et celle-ci est devenue l'élément fondamental de cohésion et d'identification nationale.

R. Dermerguerian (1998a) parle d'une véritable "histoire d'amour" entre le peuple et sa langue, créée par l'imaginaire collectif et ancrée dans le subconscient des Arméniens. Selon ce linguiste, la disparition de l'un des protagonistes entraînerait aussitôt la disparition de l'autre, ce qui expliquerait que l'état de la langue constitue une des préoccupations principales des Arméniens.

Il considère d'ailleurs que la création de l'alphabet arménien a donné au peuple la liberté de fonder une littérature nationale indépendante. Le caractère unique de celui-ci, spécialement conçu pour leur langue, renforcerait son prestige et lui attribuerait une valeur sacrée.