VI - Retour à la mère-patrie

Suite aux combats de Sardarabad et de Karakilisa en mai 1918, est proclamée l'indépendance de l'Arménie, décision que le Conseil National Arménien prend en catastrophe.

Cette République ne réunit alors aucune des conditions nécessaires. En effet, elle regroupe une partie seulement des Arméniens de l'ancien Empire russe, et ne dispose d'aucun des moyens que requiert la situation politique dramatique dans laquelle elle se trouve lors de sa formation.

L'indépendance durera deux ans ; puis la République arménienne deviendra une République Socialiste Soviétique. La population d'Arménie accueillera avec soulagement cette soviétisation, car elle signifie le retour du protectorat russe et une garantie de paix.

A la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, la question du "retour" des réfugiés en Arménie Soviétique obsédait tous les responsables arméniens. Mais les initiatives viendront de Moscou. En juin 1945, un Concile auquel ont été conviés des délégués clercs et laïcs de la diaspora, est autorisé à se réunir à Etchmiadzine. A l'unanimité, il élit un nouveau Catholicos, Kévork VI, qui, aussitôt, prend "l'initiative" de s'adresser à Staline pour obtenir le "rapatriement en masse" des membres de la diaspora et l'édification d'une nation permettant de mettre fin aux compromis de l'exil (A. Ter Minassian, 1990).

En 1946, le Gouvernement de la R.S.S. d'Arménie organisa une campagne de rapatriement, en accord avec les autorités centrales soviétiques qui promettent de faire renaître, des ruines de la guerre, une Arménie libre et socialiste, ouverte à tous les Arméniens décidés à revenir vivre sur leur terre d'origine. Les Soviétiques laissaient même entrevoir la récupération des territoires occupés par la Turquie en cas de succès de l'opération (P. Manoukian, 1983).

Séduits par cette argumentation patriotique et sociale, près de 100 000 Arméniens, soit environ un dixième de la population estimée de la diaspora, partirent pour l'Arménie. Exilés de la première génération, encore mal intégrés dans les pays d'accueil et nostalgiques de la Mère-Patrie, ces derniers remplis de l'espérance d'une vie meilleure prirent le chemin d'Erévan. Dans l'euphorie de la victoire remportée sur les forces de l'Axe, au moment où le prestige de Staline et de l'U.R.S.S. était au zénith, le retour des "terres arméniennes" à l'Arménie Soviétique semblait cesser d'être une utopie.

Les "Fronts Nationaux" arméniens, apparus vers la fin de la guerre en France, aux Etats-Unis, au Proche-Orient, dans les Balkans, groupaient tous les courants politiques. Ceux-ci encourageaient les retours, sélectionnaient les candidats, organisaient les "caravanes" de rapatriés (A. Ter Minassian, 1990).

De juin 1946 à la fin de l'année 1947 (date à laquelle les débuts de la guerre froide mettront fin de façon abrupte au mouvement), 7 000 Arméniens de France auront succombé à la tentation du retour en Arménie Soviétique. Plus de 20 000 firent leur demande mais le quota pour la France était fixé à 7 000 rapatriés.

Depuis 1921, une immigration limitée et spontanée s'opérait déjà vers l'Arménie Soviétique à partir d' Iran, d'Irak, de France, etc. Elle s'élevait à près de 3 000 entrées par an ; entre les deux guerres, 43 000 migrants environ s'y étaient fixés.

Premier mouvement volontaire de retour vers les terres d'origine, le rapatriement en masse contrasta alors avec les péripéties migratoires diasporiques des années 1920. Cependant la propagande communiste masquait les réalités politiques, économiques et sociales de cette patrie d'élection. Et la déception fut à la mesure des promesses. Les rapatriés débarquèrent dans un pays exsangue, où sévissaient la famine, une crise du logement endémique et une terreur stalinienne à son apogée (C. Mouradian, 1995). Objets de discrimination, de vexation, les "nouveaux venus" eurent le sentiment tenace d'une duperie.

De 1948 à 1953, l'Arménie, comme toute l'URSS et toutes les démocraties populaires, traversa une période de glaciation, marquée par un développement du culte porté à Staline, une répression et un contrôle idéologique accrus. Accusés d'avoir des liens avec le "camp impérialiste", les derniers arrivés furent victimes du déferlement d'une vague "d'espionite" qui eut pour conséquence l'exil de bon nombre d'entre eux en Sibérie et dans l'Altaï (A. Ter Minassian, 1990).

Certains de ces immigrants s'adaptèrent, malgré leur déception devant les difficultés rencontrées dans leur pays ; d'autres se révoltèrent. Il fallait se plier aux nouvelles exigences ou repartir. A cela s'ajoutait la méfiance des autochtones qui comprenaient mal la mentalité de ces arrivants.

Dès 1956, l'échec du rapatriement était patent. Lors du voyage de C. Pineau à Erévan, des pétitions furent rédigées, demandant la possibilité de retourner en France. L'inauguration d'une politique de coopération entre les Gouvernements français et soviétique accéléra l'adoption de cette mesure : un important courant d'émigration vers l'Occident fut la réponse de ces "déçus du patriotisme" qui, avec les Juifs et les Allemands de la Volga, ont constitué le seul groupe national autorisé à quitter le "paradis socialiste", dans le cadre du regroupement familial. Les "retours", négociés par le Gouvernement français, s'échelonneront jusqu'à la fin du XXe siècle.

La totalité, ou presque, des Arméniens qui ont quitté la France entre 1946 et 1948 (7 à 8 000 personnes grossies de leurs descendants), sont revenus en France.