4) Statuts socioculturels des deux langues

Pour obtenir un bilinguisme durable, non transitionnel chez l'enfant, l'on est tributaire du milieu socioculturel, et en particulier du statut accordé aux deux langues dans la communauté.

Dans certains modèles théoriques, les auteurs ont tenté de faire le lien entre les conséquences cognitives d'une expérience bilingue et le contexte socioculturel du développement langagier, d'où la distinction entre une forme "additive" et une forme "soustractive" du bilinguisme.

Lambert (in J.-F. Hamers et M. Blanc, 1983) parle de "bilinguisme additif" lorsque les deux langues sont valorisées socialement et qu'elles jouent des rôles harmonieusement complémentaires.

Ce cas de figure s'apparente à celui des enfants sûrs d'eux et de leur langue maternelle. Sûrs aussi du prestige supplémentaire qu'ils vont acquérir avec leur éducation "spéciale". Ils ont des maîtres qui savent ce qu'ils font et ne pensent que du bien du bilinguisme. Leurs deux systèmes symboliques sont distincts et sans interférences. A chaque langue correspond un système de communication complet. Le niveau d'aisance et la capacité d'expression sont élevés dans les deux langues : il en découle un enrichissement pour l'enfant.

Un tel bilinguisme permet à l'élève d'en tirer avantage sur le plan du développement cognitif. Parmi ces avantages, nous pouvons compter «une plus grande capacité d'abstraction, une meilleure perception d'indices conceptuels, et une plus grande utilisation de la pensée divergente ; en d'autres termes, l'additivité a trait au développement des capacités métalinguistiques et de la flexibilité cognitive» (J.-F. Hamers, 1988, p. 91).

A l'opposé, si la langue de l'environnement social est valorisée aux dépens de la langue familiale, un état de compétition peut s'instaurer ; un duel entre la langue seconde et la langue maternelle peut conduire à l'acquisition de L2 au détriment de L1. En effet, certains enfants sont contraints à un "bricolage cognitif", ce qui bloque ou nuit au développement harmonieux de l'apprentissage de l'écrit du français.

La principale forme de "bilinguisme soustractif" est le semilinguisme. D'après la définition de Hansegard (in M. Brossard, G. Lambelin et A. Manigand, 1988), le semilinguisme désigne une situation dans laquelle un enfant ne peut acquérir un niveau de langage correspondant à ses capacités linguistiques originelles, et ce dans aucune langue. Ce terme définit donc un cas de bilinguisme avec un faible niveau de compétence dans les deux idiomes.

Lorsqu'une communauté rejette ses propres valeurs socioculturelles au profit de celles d'une langue culturellement et économiquement plus prestigieuse, il se développe ce que l'on nomme le bilinguisme soustractif. L'esprit des enfants concernés est un champ de bataille entre la langue intime "honteuse" et la langue sociale, celle de l'intégration. Ces derniers ne maîtrisent aucun des deux systèmes ou codes linguistiques, faute de parvenir à se situer. Beaucoup résolvent le conflit en devenant monolingues "comme tout le monde".

En outre, P. Toukomaa (1985) explique qu'il existe un phénomène de cascade : si l'enfant a de faibles notions dans sa langue maternelle, cela freine le développement d'une identité harmonieuse sur tous les plans (social, culturel, linguistique) et fait obstacle à une bonne acquisition de la langue seconde, nécessaire à une réussite scolaire.

Pour les sujets d'âge scolaire, les contacts langagiers et culturels peuvent être regroupés en trois milieux de vie importants : le milieu familial, le milieu scolaire et le milieu socio-institutionnel.

Pour les enfants issus d'une communauté à faible vitalité, le bilinguisme additif sera davantage favorisé par une accentuation de la langue d'origine non seulement dans le milieu scolaire, mais aussi dans le milieu familial. Ces deux milieux doivent agir, pour W. Mitter (1994), comme "balanciers compensateurs" pour assurer les contacts nécessaires au maintien de la langue ethnique. En outre, tous les contacts additionnels qui pourront provenir du milieu socio-institutionnel pourront contribuer positivement à cet objectif.

Bien avant d'être objet de connaissance, la langue est le matériau fondateur du psychisme et de la vie relationnelle.

C'est parce que la langue n'est jamais seulement un "instrument" que la rencontre avec une autre langue est si problématique et qu'elle suscite des réactions aussi bien vives que diversifiées.

Seul l'adossement à une culture forte, vigoureuse et ouverte est capable de fournir aux élèves un ancrage cohérent et des ressources adaptatives, rendant possible l'ouverture sans danger à un bilinguisme qui génère ses richesses multiples, un bilinguisme additif.