III - Diglossie

Le concept même de bilinguisme devient très vite inopérant, trop abstrait lui aussi, trop théorique, trop idéal pour cerner la réalité changeante des échanges.

C'est de diglossie dont il est question quand, dans le concret sociologique, les langues en contact ne peuvent jamais avoir un statut identique, le même prestige, la même performance.

Essayons de clarifier ce concept par opposition à celui de bilinguisme avec lequel il est souvent confondu du fait de leur proximité sémantique.

Le bilinguisme, précise J.P. Jardel (1979), caractériserait un comportement et la diglossie, une situation sociale.

Le mot diglossie, utilisé à l'origine par l'helléniste Psichari pour décrire la situation linguistique de la Grèce antique où coexistaient le grec écrit et le grec parlé, a été repris ensuite par C. Ferguson (1959).

Ce dernier l'emploie pour parler d'une société disposant d'au moins deux langues. Ces langues, cependant, doivent avoir des aires d'usages spécifiques sans qu'il y ait d'interférences entre elles. La première langue est la langue de la culture et des relations formelles utilisée pour l'enseignement, dans la fonction publique et la presse ; l'autre langue est employée dans la vie quotidienne (conversation entre amis, rapports domestiques). Elle est rarement codifiée.

Les conditions d'acquisition diffèrent. La variété haute est généralement apprise à l'école par le biais d'un enseignement formel, alors que la variété basse est apprise dans les mêmes conditions qu'une langue maternelle, ce qui se traduit par une différence certaine dans la maîtrise respective des deux langues et les niveaux de langue concernés. En outre, les rapports parents-enfants et les échanges des enfants entre eux se font la plupart du temps dans cette langue.

Le concept de diglossie se précise avec les travaux de J. J. Gumperz (1961, p. 130), qui considère que «la diglossie peut être envisagée non seulement dans les sociétés plurilingues reconnaissant officiellement les langues utilisées dans les communications internes mais également pour les sociétés usant de dialectes différents à côté d'une langue officielle, à condition que les langues en présence soient fonctionnellement différenciées».

L'emploi du terme de "diglossie" suscite cependant des réserves comme en témoignent les réticences d'A. Martinet (1970). En effet il réfute la spécialisation des termes qui limite l'emploi de bilinguisme aux situations où les deux langues ont un statut identique, et spécialise le second dans les situations de coexistence d'une variété de prestige et d'une autre plus familière.

Il y a selon lui «tant de possibilités diverses de symbiose entre deux idiomes, qu'on peut préférer conserver un terme comme bilinguisme qui les recouvre toutes, plutôt que de tenter une classification sur la base d'une dichotomie simpliste» (p. 148).

On retiendra également la définition de D. Daoust et J. Maurais (1987, p. 15) : «Par delà les variations dans la définition de la diglossie [...], c'est l'existence d'un rapport de force, soit entre deux langues, soit entre deux variétés d'une même langue, qui est ici la caractéristique essentielle».

La diglossie est donc généralement perçue comme un état de déséquilibre.

Pour R. Dermerguerian (1992, p. 636) «l'arménien est en état de diglossie par rapport au français dans la mesure où ce dernier, étant l'instrument de l'administration et d'un Etat organisé, a naturellement un statut supérieur à l'arménien, dont l'usage se limite à la communication écrite ou orale et à la création culturelle».

Cet auteur expose l'influence que peut exercer cet état de diglossie : par exemple, la création ou l'apparition de concepts nouveaux dans la langue dominante qui seront introduits, sans besoin réel, dans la langue dominée, soit par l'emprunt, soit par le calque – nous entendons par calque la traduction d'un élément lexical ou d'une structure syntaxique du français en arménien mais inacceptable dans cette dernière – .

Ces expressions calquées, compréhensibles uniquement du groupe linguistiquement significatif installé en France, sont le résultat des conditions atypiques dans lesquelles évolue la langue, de l'aspect de communauté linguistique non territorialisée et de langue diasporique posant le problème de la norme.

ex.: expressions "3ème âge" et "remède de cheval" relevées en France dans la presse écrite arménienne.

R. Dermerguerian (ibid., p. 639) envisage même que «la spécificité des conditions dans lesquelles fonctionne l'arménien occidental peut conduire, à long terme, à une nouvelle ramification de la langue en plusieurs dialectes».

A la lecture de la presse issue de différentes communautés linguistiques arméniennes, il constate un phénomène provenant du défaut d'unité et de coordination dans la création de termes nouveaux dans l'ensemble de la branche (le même concept est exprimé par des unités lexicales différentes, créant ainsi des doublets ou des triplets) ainsi que l'afflux de mots étrangers dans la pratique orale de la langue, ce qui progressivement favorise leur introduction dans la langue écrite.