IV - Du bilinguisme au bilettrisme

Dans les très nombreux travaux qui s'intéressent à l'apprentissage de l'écrit, il est peu souvent fait allusion à cet apprentissage chez les enfants bilingues. Par ailleurs, les recherches comparées des processus mis en œuvre lors de l'acquisition d'écritures différentes sont assez rares. Pourtant, sans maîtrise de l'écrit, l'homme est privé de toute une partie de la communication différée dans le temps et l'espace. Comment alors mieux connaître ses racines ou son environnement actuel ?

C. Perregaux (1994) traduit par bilettrisme le terme anglais "biliteracy" désignant le fait de savoir lire et écrire dans deux langues. Elle cite l'exemple du bilettrisme français/anglais (langues régies par un même système alphabétique) pour lequel elle émet l'hypothèse que, dans de bonnes conditions, lorsque le milieu valorise cet apprentissage, les habiletés nécessaires dans une langue peuvent se transférer sur l'autre.

Le transfert des habiletés d'une langue à l'autre serait ainsi possible lorsqu'on se trouve dans un même système alphabétique.

E. A. Doctor et D. Klein (1992) ont même proposé un modèle de "reconnaissance de mots bilingues" qui tient compte des caractéristiques des modèles à deux voies et qui est capable de rendre compte de l'effet homophonique interlangue observé dans les décisions lexicales.

J. Duverger (1994) cite les passions et "terrorismes intellectuels" de la part des enseignants, et surtout de la part des administrateurs et des parents, lorsqu'on aborde le sujet de l'apprentissage de la langue en L1 et L2 au niveau du second cycle, et parle même de "hauts lieux d'affrontements idéologiques".

En effet la stratégie à adopter – apprentissage écrit simultané ou consécutif de chacune des langues – est loin d'être évidente. Pour cet auteur néanmoins, les enfants ayant appris convenablement à lire dans une langue (L1 ou L2) liraient immédiatement tout seuls, dans l'autre – ceci dans le cas d'un même système alphabétique.

A l'inverse, les enfants lisant mal dans une langue liraient mal dans la seconde, en regard de leur maîtrise de la lecture dans leur langue maternelle. Selon J. Duverger (ibid.), ils développeraient les mêmes comportements de lecteur et transféreraient leurs comportements et leurs compétences de L1 à L2, et inversement.

L'auteur s'appuie sur le fait que, quelle que soit la langue des écrits, ceux-ci ont les mêmes fonctions ; théorisation, distanciation, mise en ordre, mise en relation mais également conservation et communication à distance. Par conséquent, si l'apprenant prend conscience de ces fonctions-là, il le fera simultanément quelle que soit la langue, et qu'inversement, s'il ne le fait pas dans l'une, il ne le fera pas dans l'autre.

Nous retiendrons pour notre part que lorsqu'on sait lire dans une langue, on sait déchiffrer dans une autre ayant le même alphabet, et si celui-ci est différent, seule la connaissance de cet autre alphabet conditionne la lecture d'un enfant déjà lecteur.

J. Duverger (ibid.) parle ainsi de faux problème de priorité d'une langue sur l'autre pour l'apprentissage de l'écrit, dans les lieux où l'enfant les pratique toutes les deux.

Nous observerons dans notre propre recherche si les comportements et compétences sont transférés d'une langue à l'autre, pour le cas particulier de deux systèmes différenciés d'écriture.

J. Duverger et J.-P. Maillard (1996) sont également très favorables à ce cas de figure, avançant que l'exposition simultanée de l'enfant à deux systèmes de signes favorise grandement l'entrée en lecture par le sens, plutôt que par le son. En effet, l'enfant intérioriserait spontanément qu'apprendre à lire consiste à faire du sens directement avec des signes écrits variés. Ils ajoutent que l'apprenti-lecteur bilingue pourrait se fabriquer des repères supplémentaires – en termes de comparaisons, de recoupements, de similitudes … –, améliorant sa "conscience graphique".

Ces auteurs posent par ailleurs l'hypothèse que «des bénéfices du bilinguisme sont également probables dans le champ de l'orthographe, puisque l'accent est mis chez le bilingue sur les mécanismes idéographiques, plutôt que sur des mécanismes phonographiques dont on sait les ravages en termes d'orthographe» (ibid., p. 23).

Quant à J.-P. Jaffré (1995 b), il cite deux études récentes à ce propos.

La première, comparant les processus d'apprentissage de la lecture chez des enfants bilingues hébreu/anglais, conclut que les élèves ayant des difficultés pour l'apprentissage écrit de l'anglais ont les mêmes en hébreu.

La deuxième étude entrerait en contradiction avec ces résultats ; ses auteurs relèvent des différences dans les processus d'acquisition de la lecture chez des enfants américains, chinois et japonais, tenant selon eux à l'enseignement et à l'écrit.

Les études traitant du bilettrisme évoquent les notions d'interférences et de transferts d'habiletés pour décrire l'influence d'une langue sur l'autre.

C. Edelsky (1986) réfute le mythe de l'interférence en argumentant que les enfants qu'elle a étudiés appliquent ce qu'ils connaissent de l'écriture en L1 à leur écriture en L2. Ainsi, les interférences de L1 à L2 seraient à analyser en tant qu'application de la connaissance de L1 en L2 (N. Hornberger, 1989).

K. Hakuta (1987) suggère que de nombreux transferts d'habiletés de L1 vers L2 ont lieu d'une façon globale plutôt que mot à mot, avec la mise en œuvre de processus et de stratégies métacognitives.

Pour N. Hornberger (1989), les bénéfices des transferts en lecture-écriture vers L2 augmenteraient proportionnellement au développement des habiletés écrites en L1.

Quant à J.A. Fishman et al. (1985), son étude conduite dans quatre écoles différentes (bilettrisme anglais/hébreu, grec, arménien et français) le conduit à conclure que la divergence ou la proximité entre les deux systèmes d'écriture des enfants semble avoir peu d'influence sur la lecture et l'écriture de l'une ou de l'autre.

L'enfant doit accepter l'apprentissage de l'écrit come un moyen d'entrer dans une culture. C'est seulement après, et en dominant toute une gamme d'habiletés spécifiques, qu'il va pouvoir exprimer ses besoins les plus personnalisés.

La question de la co-occurrence de l'apprentissage du français et de la langue d'origine au CP est tout à fait cruciale, en particulier pour ce qui est de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture.

Nous verrons dans le chapitre suivant comment cette question est abordée au sein des écoles arméniennes.

La question linguistique est particulièrement cruciale. Il est utile de rappeler qu'à chaque langue correspond une organisation des faits de l'expérience. Chaque idiome véhicule et reflète une vision du monde.

Restreindre le langage à la communication verbale, c'est certainement l'appauvrir, en se fermant en partie à la communication et en négligeant l'en-deçà de ce qui s'entend et se manifeste, le domaine pragmatique.

Le langage est agissant au sein d'une relation à l'autre, il se construit dans cette relation et il représente une construction du monde à l'intérieur duquel le sujet s'édifie. Cette trace qui marque toute langue du sceau de la culture et de l'histoire nous oblige donc à lui restituer tout son contenu.

Le langage est un moyen de communication vivant. Schématiquement on peut y distinguer la Langue, conçue comme un système de signes conventionnels, et la Parole, qui peut être définie comme l'utilisation qu'en fait un sujet donné. La langue serait la "partie" sociale du langage, homogène et plus ou moins normative. Elle s'actualise dans la parole, toujours inédite, imprégnée d'individualisme, d'hétérogénéité.

Le système symbolique qu'est la culture et dont la langue est une image et un moyen d'expression, se transmet et s'intériorise, en particulier et d'abord à travers la relation à la mère, dont la langue est l'une des composantes et non des moindres : d'où l'importance de cette langue dite maternelle, médiateur affectif et/ou culturel qui a valeur structurante dans la formation de la personnalité (elle permet le repérage dans la lignée). Notons également son rôle structurant dans l'élaboration de la subjectivité en tant qu'initiatrice, entre autres, des interdits parentaux. Porteuse d'affect, la langue maternelle est aussi organisatrice des facultés intellectuelles, car son acquisition et sa maîtrise permettent la mise en place des capacités cognitives qui rendent possible la scolarisation, entre autres.

Il semble donc qu'un faisceau d'arguments milite en faveur de la fonction structurante de la langue maternelle. Toutefois si chez l'enfant monolingue, langue et culture paraissent s'harmoniser simplement, il en va peut-être différemment chez l'enfant d'origine arménienne. Porteur à la fois d'une langue et d'une culture maternelles ou grand-maternelles, et de la langue et de la culture du pays, il va devoir se situer par rapport aux unes et aux autres, et ce d'autant plus que l'école qui accueille la population étudiée est au croisement des deux cultures.

L'Arménien, traditionnellement attaché à sa langue maternelle, revendique son appartenance culturelle au groupe, même si celle-ci ne renvoie souvent plus à la pratique d'une langue : il est arménophone dans l'âme mais francophone dans les faits.

Ainsi, le lien existant entre l'enfant d'origine arménienne et sa langue maternelle est-il ténu. Le défi d'en maîtriser la variété normée, et de l'utiliser, est donc de taille.

Nous analyserons dans le prochain chapitre comment les écoles arméniennes de la diaspora font face à cette situation d'insécurité linguistique dont la gestion est si délicate.