Conclusion

Au terme de cette partie expérimentale, il importe que soit reprécisée la pertinence de chacune des quatre analyses développées.

La première étude, contenue dans le premier chapitre, était une analyse transversale des productions recueillies en deux langues. Celle-ci incluait un regroupement de nos données, pour chaque expérimentation, par niveaux de conceptualisation et procédures de traitement, afin de distinguer les grandes étapes de l'évolution de l'écrit des langues française et arménienne.

Après avoir présenté la grille génétique descriptive de J.-M. Besse et les modifications apportées pour son application à nos données, nous avons procédé à la catégorisation de celles-ci.

Les conclusions suivantes s'en dégagent :

– Il semble difficile de décrire l'acquisition du langage écrit en termes d'étapes ou de phases bien délimitées, successives, linéaires, caractérisées par l'utilisation d'une stratégie unique pour chaque apprenant. La progression s'effectue sur divers plans parallèlement, même si certaines stratégies apparaissent dominantes à un moment donné.

– En GSM, les connaissances de la population étudiée sur la litéracie sont parcellaires et disparates. Il s'agit, indépendamment de la langue étudiée, de l'acquisition de savoirs et de savoir-faire isolés.

En CP, les enfants intègrent progressivement leurs acquis antérieurs aux nouvelles connaissances dans leurs deux codes, et en CP(1) manifestent des stratégies moins conformes à leur profil pédagogique d'apprenant en GSM mais influencées par l'enseignement formel.

En CP(2), le principe phonogrammique est acquis dans les deux langues, avec des performances visiblement supérieures en français. La plupart des élèves font déjà preuve de la prise en compte du principe orthographique.

– Les variations individuelles des performances interlangues sont liées tant aux caractéristiques de l'écrit arménien (alphabet complexe entraînant des difficultés dans la discrimination de ses graphèmes) qu'au contexte d'apprentissage de cette langue minorée (faible pratique scolaire et extra-scolaire des enfants à ce système, accent moindre sur le nom des lettres…).

En résumé, dans les débuts de l'apprentissage formel, nous notons une certaine similarité des conceptualisations et processus d'acquisition de l'écrit chez notre population confrontée au bilettrisme, auxquels s'ajoutent des transferts de compétences d'une langue à l'autre avec des interférences.

Certes, les performances des enfants diffèrent très significativement dès la fin du CP en faveur de la langue française. Ceux-ci devront multiplier les expériences scripturales en langue écrite arménienne avant de pouvoir la manipuler avec autant d'aisance que le français.

L'étude de J. Ross Kendall et al. (1987) montre d'ailleurs qu'il faut attendre la troisième ou quatrième année du primaire pour que les enfants confrontés au bilettrisme aient le même niveau en lecture que leurs pairs soumis à un enseignement classique.

Les études de P. Rosier et W. Holm (1980), M. Reyes (1987), C. M. Roller (1988) et F. Genesee (1987) mettent également en lumière que les bénéfices pour la litéracie en L2 deviennent de plus en plus prégnants à partir de la troisième classe de primaire et les années suivantes.

La majorité des élèves bénéficie d'un transfert du savoir de la langue dominante à la langue dominée ; ils recourent ainsi aux processus déjà intériorisés lors de l'acquisition du français, montrant que le savoir acquis n'est pas rattaché à quelques expériences isolées, mais peut être généralisable dans un autre contexte.

Les interférences linguistiques qui en découlent (dans la majorité des cas de la langue forte vers la langue faible) mettent en évidence aussi bien la manifestation de la capacité créatrice des apprentis-scripteurs que celle de phénomènes perturbateurs dans l'acquisition des structures des deux langues.

Comme le souligne A. Trévise (1996, p. 26) en parlant des «transferts analogiques (positifs ou négatifs) d'activités et/ou de représentations métalinguistiques […], les enfants auront des conduites linguistiques contrastives mais aussi des représentations liées sur les deux langues,"tremplins ou handicaps" suivant les cas».

– Le degré de maîtrise orale de la langue arménienne, peu décisif avant l'apprentissage formel de l'écrit, devient un facteur déterminant dans l'acquisition de la litéracie. En effet, seuls les enfants bilingues du CP(2) détiennent les conceptualisations les plus avancées dans la langue arménienne.

En revanche, dans les corpus des autres élèves (en particulier les monolingues et les bilingues de compréhension), on observe des difficultés importantes dans la maîtrise des correspondances phonographiques et dans le recodage phonémique de groupes de lettres dont les sons leurs sont peu familiers. En outre, leur lexique interne est très pauvre.

Ces constats rejoignent ceux de L. Verhoeven (1990).

Pour chaque apprenant, cette approche permet ainsi de dégager une pluralité de stratégies, mettant en évidence des différences inter- et intra-individuelles.

La seconde analyse transversale était consacrée à la genèse de l'acquisition de la morphographie du nombre, en reprenant dans le deuxième chapitre les données recueillies auprès de la population en CP(1), CP(2) et CE1.

La comparaison des traitements que les enfants opèrent sur les structures propres aux deux langues a été analysée, associée aux conditions d'émergence des marques morphologiques à partir des états cognitifs successifs des apprentis.

Nos observations pour la langue française valident celles d'autres chercheurs, à savoir :

– en premier lieu, le jeune enfant ne produit pas ou peu de morphogrammes grammaticaux, car son attention est d'abord focalisée sur les correspondances grapho-phonétiques, au détriment des autres éléments graphiques.

– l'accord nominal s'automatise et se produit surtout derrière un déterminant très "typique" comme les ou des.

– l'apparition plus tardive du pluriel verbal, par rapport au nominal, d'abord traité comme ce dernier.

Dans les résultats obtenus, l'hypothèse initiale d'une maîtrise plus précoce de la morphologie du nombre en arménien a été infirmée.

En effet, même si la maîtrise des morphonogrammes est conçue uniquement comme la «réanalyse d'indices déjà présents dans la compétence orale» (J.-P. Jaffré et J. David, 1999, p. 8), encore faut-il avoir acquis cette compétence orale, qui n'est pas "spontanée" mais "naturelle".

A l'oral, seuls 27% des élèves, en CE1, forment correctement le pluriel des cinq items proposés ; il s'agit uniquement d'enfants bilingues. Ce dernier constat amène l'hypothèse d'un développement retardé pour les enfants bilingues, poussant certains à surgénéraliser l'emploi du morphème des plurisyllabes. Ce retard fait suite à des interactions moins nombreuses et à un input linguistique moins massif. S. Schlyter (1995, p. 129) parle de «manque de développement dynamique de la morphologie dans la langue faible», car les enfants ne «testent pas ces formes dans l'interaction avec l'adulte».

Les surgénéralisations sont le fait d'enfants qui testent régulièrement une règle donnée, au cours de leur apprentissage. Il en est de même de l'utilisation de formes analogiques incorrectes (-r [s]). Seule l'acquisition tardive en arménien du non-marquage en présence du numéral semble liée à l'influence de facteurs internes au système de l'arménien, très spécifique. Le non-marquage consécutif à la présence du numéral (4/fr.) chez 29% des sujets pourrait être lié à une interférence de la langue arménienne.

Certains élèves bilingues de compréhension et monolingues semblent adopter un développement déviant, effectué de manière qualitativement différente.

Exemple : absence de réponse orale lors de la présentation des images (trois enfants bilingues de compréhension et monolingues, mais aucun sujet bilingue). Les interactions verbales des écoliers avec leur institutrice sont insuffisantes pour qu'ils acquièrent les spécificités de l'arménien, qu'ils étudient comme une langue seconde.

Comme le souligne N. Müller (1995, p. 66), il s'agit pour le nombre de faire la distinction entre «l'opposition conceptuelle "unique/multiple" et l'opposition grammaticale "singulier/pluriel"».

En arménien, bien que la forme nominale du pluriel diffère phonologiquement de celle du singulier dans la langue parlée, la catégorie grammaticale du nombre n'a été découverte que par un nombre restreint d'élèves en CE1, même si le concept sémantique correspondant, lui, est acquis.

En outre l'arménien, ne possèdant pas de déterminants présubstantivaux, n'attire donc pas l'attention des enfants et leur focalisation sur les noms qui les suivent et leur marquage.

Enfin le non-marquage systématique en présence d'un numéral entraîne une confrontation moindre des enfants aux morphèmes -f9/-hf9, que certains d'entre eux n'ont pas encore repéré en CE1.

Apparemment, seul l'apprenti-scripteur le plus avancé s'est approprié l'enseignement formel (règle) dispensé à l'école.

Dans ce domaine d'acquisition du pluriel arménien, les élèves ont donc besoin d'un travail directif, axé sur des situations "authentiques" de communication en sélectionnant ces types d'input linguistique ; l'inefficacité de l'enseignement de règles à appliquer mécaniquement semble prouvée.

Comme le remarque R. Carol (1999, p. 14), «l'acquisition ne se réduit donc pas à la reproduction correcte de règles se trouvant dans l'input, l'essentiel étant la transformation par l'apprenant de règles externes en règles de fonctionnement interne à travers des actes cognitifs autonomes».

Dans le troisième chapitre, les études comparatives, par le biais d'analyses de points caractéristiques (typographie, répertoire, conventionnalité…), ont montré le rythme d'acquisition des langues considérées. Elles ont également mis en relief le poids de l'enseignement scolaire et l'homogénéisation des profils individuels qu'il entraîne, liés aux spécificités des deux langues écrites.

On peut citer, pour ce dernier point, l'exemple de lexiques internes, très réduits chez nos élèves pour la langue arménienne (vs. en français). Ce constat rejoint celui de L. Verhoeven (1990), pour qui une représentation lexicale visuelle ne peut se construire que si la signification du mot est connue de l'enfant.

Les observations dégagées sont celles d'une compétence scripturale et en lecture déjà bien développée en français en fin de CP.

Certes, la transposition didactique de ces savoir-faire en arménien est facilitée, mais les capacités développées en français ne sont pas systématiquement transférées à l'arménien, même si les procédures sous-jacentes sont globalement les mêmes.

Comme le souligne J.-P. Jaffré (1995b, p. 9), «la permanence et la stabilité des principes linguistiques qui sont à la base de toute écriture peuvent servir à expliquer la présence : a) d'invariants développementaux ; b) de difficultés, dans l'acquisition de la lecture comme de l'écriture».

Les décalages de niveaux atteints dans les deux langues (au profit du français) sont liés d'une part aux variables du milieu socio-éducatif, et d'autre part au niveau de maîtrise de l'expression en langue arménienne. En effet, les enfants bilingues ont déjà beaucoup de mal à gérer simultanément les exigences du contenu et de la forme (alphabet complexe de l'arménien) en raison des limites de leurs capacités cognitives. Quant aux élèves bilingues de compréhension et aux monolingues, l'écriture dans une langue peu maîtrisée leur demande plus d'attention et d'efforts, et par là plus de temps en relation avec leurs connaissances limitées.

Il en est de même pour la lecture en arménien, qui exige une charge attentionnelle élevée, au détriment, chez certains enfants, de la saisie et de la prise en compte d'indices contextuels (cf. épreuve du tri de cartes).

Dans le quatrième chapitre, l'analyse longitudinale, composée de cinq études de cas, a permis de constater la part de cohérence et de variabilité des stratégies appliquées. Les profils cognitifs, tous différents, se manifestent dans leurs performances et leurs explications métagraphiques ; elles révèlent si leurs résultats sont ceux d'une appropriation véritable ou d'un apprentissage scolaire "plaqué".

Le choix de nos apprentis-scripteurs a été effectué en fonction de leur représentativité par rapport à l'échantillon choisi, en termes d'évolution psychogénétique et de niveau de compétence orale en arménien.

Pour l'ensemble de la population, nous avons observé à quel point la découverte des fonctions sociales de l'écrit (et pas seulement scolaires) était importante, de même que le réseau individuel de contacts avec la litéracie et les pratiques scripturales extra-scolaires. Les contextes intra- et extra-scolaires dans lesquels les enfants entrent en contact avec l'écrit agissent en effet sur leurs représentations des actes correspondants et sur leurs potentialités d'apprentissage.

Le développement du langage écrit dépend, certes, de l'habileté à apprendre (aptitudes cognitives) mais aussi de la volonté d'apprendre (intention, disposition affective) des élèves.

Il est donc nécessaire que cet apprentissage, tellement investi par les parents, s'inscrive dans la continuité de l'histoire de l'enfant arménien. Il doit proscrire un apprentissage plaqué, éloigné d'un désir et du plaisir, sans finalité.

Les stratégies d'apprentissage des sujets arméniens sont les suivantes :

– le recours à la langue dominante pour orthographier un mot qui contient des graphèmes complexes en arménien (digrammes). Ces transferts phonémiques sont accompagnés de transferts sémantiques et visuels. Néanmoins nous pouvons souligner, avec D. Moore (2001, p. 72-73), le fait que «le déclenchement du transfert ne soit pas forcément lié à la seule présence de chevauchements partiels entre les systèmes en contact, mais puisse relever de stratégies de l'apprenant pour résoudre des difficultés d'apprentissage ou de communication. L'apprenant, de victime des relations entre L1 et L2, redevient en ce sens acteur de son propre apprentissage, en pouvant faire appel à L1 selon ses besoins (Py, 1991)».

– le français est utilisé pour expliciter certaines activités métalinguistiques, à cause d'une maîtrise insuffisante de l'arménien.

– l'utilisation du "code switching" (passage d'une langue à l'autre) permet de suppléer à une lacune linguistique ; c'est une stratégie facilitatrice.

– le raisonnement analogique entre les deux langues résulte d'une interaction entre une information nouvelle et une conception préalable ; il permet de constituer des savoirs nouveaux (mais pas forcément corrects).

– L'activité réflexive et les comparaisons interlinguistiques élargissent le champ de conscience langagier et montrent deux types de fonctionnements différents. La relation et la confrontation de deux systèmes linguistiques bien différents joue un rôle important dans le développement de leur conscience métalinguistique et métagraphique. Cette opération est bénéfique aussi bien pour les enfants bilingues que pour les monolingues.

La mise en lumière des progressions, et parfois des régressions, de chaque enfant, par rapport à lui-même et non par rapport à un modèle standard, montre que cette construction de savoir demeure fragile si elle n'intègre pas les expériences socioculturelles des apprenants.

La position particulière des écoles arméniennes semble induire une représentation traditionnelle de l'apprentissage de la langue écrite focalisé sur un enseignement du code écrit. Cette approche traditionnelle est certainement conforme aux pratiques scolaires dominantes, mais elle n'est pas à préconiser. Il s'agit plutôt d'opter pour une approche fonctionnelle, dont l'objectif est l'accès progressif à la langue écrite, grâce à des outils et des méthodologies bien adaptés sur le plan cognitif.

La didactique de la communication en langue écrite se doit de prendre d'abord en considération le sujet apprenant, situé dans une situation spécifique, pour adapter la méthodologie fonctionnelle de l'apprentissage.