Deuxième partie. La relation interpersonnelle

Introduction

Dans la partie consacrée à la structuration des interactions, nous avons constaté que toute interaction verbale pouvait être envisagée comme une suite d’événements, dont l’ensemble constitue un «texte», produit collectivement dans un contexte déterminé. Dans cette perspective, nous avons dégagé les règles qui sous-tendent la fabrication de ce texte et sa cohérence interne. Mais une interaction est aussi :

‘«une action qui affecte (altère ou maintient) les relations de soi et d’autrui dans la communication de face à face.» (Labov & Fanshel, 1997, cités par Trognon, 1986 : 32) ’

C’est-à-dire qu’il s’agira de décrire les relations qui s’établissent non plus entre les différents constituants du texte conversationnel mais celles qui se construisent, par le biais de l’échange verbal, entre les interactants eux-mêmes. D’après Kerbrat-Orecchioni,

‘«La plupart des énoncés fonctionnent à la fois au niveau du contenu (ils décrivent certains "états de chose"), et de la relation (ils contribuent à instituer entre les interactants un lien socio-affectif particulier.» (Kerbrat-Orecchioni 1992 : 9)’

Goffman oppose aux «contraintes du système» les «contraintes rituelles» 2 . Ces deux types de contraintes conditionnent au même titre la conduite de la parole, qu’il s’agisse de la structure interne des interventions ou de leur enchaînement dialogal. Il est bien évident que l’importance relative des deux niveaux du contenu et de la relation varie selon le type d’interaction, et de séquence envisagée au sein de cette interaction, et qu’une théorie satisfaisante des interactions verbales doit tenir compte de ces deux niveaux. Nous nous intéressons ici au deuxième niveau.

D’après Kerbrat-Orecchioni (1992 : 36), toute interaction se déroule dans un certain cadre (fixé dès l’ouverture) et met en présence dans une situation donnée des personnes données, qui ont certaines propriétés particulières, et qui entretiennent un type particulier de relation. Dans ce cadre, un certain nombre d’événements vont se passer, et un certain nombre de signes vont être échangés. Ils sont évidemment en grande partie déterminés par les données contextuelles. En ce qui concerne l’expression de la relation interpersonnelle, elle dépend de facteurs tels que :

  • les propriétés intrinsèques et relatives de chacun des participants : dans une interaction commerciale, un client peut être plus ou moins difficile ou au contraire aimable,
  • la nature de la relation existant au préalable entre eux : le vendeur et le client peuvent avoir une relation plus ou moins proche ou au contraire anonyme,
  • le type particulier de contrat qui les lie durant l’échange communicatif : ils ont en principe une relation égalitaire et de distance,
  • ainsi que la nature du site (un lieu fermé ou ouvert, privé ou public : le magasin ou le marché), le nombre des participants, le caractère plus ou moins formel de la situation d’interaction, etc.

Mais s’ils sont déterminés par les données contextuelles, les événements conversationnels ne cessent en même temps de remodeler ces données : fixé à l’ouverture de l’interaction, le contexte est aussi construit au fur à mesure que celle-ci progresse ; définie d’entrée, la situation est sans cesse redéfinie par la façon dont sont manipulés les signes échangés. Dans la partie précédente, nous avons ainsi constaté que le déroulement de l’interaction commerciale variait sensiblement selon le résultat de la négociation (réussite ou échec). La relation interpersonnelle est donc à la fois conditionnée par le contexte et constituée par le jeu de certains types d’unités que Kerbrat-Orecchioni appelle des «relationèmes».

Comme l’approche est ici linguistique et non sociologique (ou psychologique), ce sont les pratiques langagières qui nous intéressent et non les réalités sociales (ou psychologiques) en tant que telles. Ce sont donc les marqueurs de la relation et non la relation elle-même – c’est-à-dire ces «relationèmes» qui sont à la fois comme des reflets, et comme des constructeurs de la relation.

Le système d’expression de la relation interpersonnelle s’organise à partir de trois dimensions générales 3 (chacune d’entre elle recouvrant de nombreuses variantes) :

1. La relation horizontale : axe de distance 

2. La relation verticale : axe de domination ou du système des «places» 

3. La relation conflictuelle vs consensuelle.

Dans le chapitre 6, nous commencerons à analyser la troisième dimension de la relation interpersonnelle à travers ses manifestations linguistiques. Nous utiliserons, comme outils, la théorie de la politesse et les stratégies de communication.

Grice propose le Principe de Coopération et ses maximes. Le but principal de ce principe est «une efficacité maximale de l’échange d’information». Mais il est impossible de décrire efficacement le fonctionnement des interactions sans tenir compte de certains principes de la politesse. La politesse devient aujourd’hui un véritable champ théorique. Plusieurs modèles de la politesse sont proposés par différents auteurs, en particuliers Leech, Brown et Levinson et Kerbrat-Orecchioni. Pourtant le fonctionnement des interactions ne se ramène pas au seul problème de la politesse. Dans les interactions conflictuelles, l’exercice des règles de la politesse est souvent suspendu. Nous travaillons ici sur des interactions commerciales où les conflits risquent souvent de surgir. Comment pouvons-nous décrire le fonctionnement de ces interactions conflictuelles ?

Nous allons donc essayer de proposer un modèle des stratégies de communication. Dans ce modèle, les stratégies sont souvent contradictoires afin de résoudre les conflits entre l’Ego et L’Alter par une solution équilibrée.

Nous présenterons ensuite la notion d’«apolitesse» proposée par Kerbrat-Orecchioni. L’idée est que

‘«une théorie de la politesse ne peut fonctionner qu’à la condition d’admettre, en plus des deux catégories graduelles de la politesse et de l’impolitesse, une catégorie neutre.» (Kerbrat-Orecchioni, 2000 : 32)’

A partir de cette notion, nous proposerons la notion de «zone d’action» : tout au long d’une interaction dans une situation donnée, les interactants peuvent osciller entre les deux extrêmes de la politesse et de l’impolitesse et cette activité crée une zone qui peut être plus ou moins large et plus ou moins décalée vers la politesse ou au contraire vers l’impolitesse selon différents facteurs. Quand les interactants agissent dans cette zone, leurs comportements langagiers ne sont pas «marqués». Mais quand ils dépassent les limites de cette zone, ils risquent d’être jugés impolis ou au contraire «hyperpolis». Et s’il existe des différences concernant cette «zone d’action» entre les deux communautés culturelles, il y a des risques de créer des malentendus interculturels.

Dans le chapitre 7, nous allons décrire, avec des outils présentés dans le chapitre 6, les manifestations linguistiques des stratégies de communication dans notre corpus. Notre analyse portera sur les composantes principales de l’interaction commerciale, que nous avons dégagées dans la deuxième partie : la requête principale et ses questions subordonnées, la proposition du vendeur et ses enchaînements, le marchandage et enfin les séquences encadrantes.

Le chapitre 8 sera consacré aux deux autres dimensions de la relation interpersonnelle : la relation horizontale et verticale. Nous présenterons ce à quoi réfèrent ces dimensions, puis nous analyserons notre corpus. Ces dimensions seront envisagées à travers les termes d’adresse, la séquence d’ouverture, la séquence centrale de transaction et la séquence de clôture 4 . Tout au long de notre analyse, nous utiliserons les résultats d’analyse des chapitres précédents car sans ceux-ci, nous ne pourrions pas analyser ces deux dimensions. Cela explique pourquoi nous voulons les analyser en dernier.

Et la conclusion partielle fermera cette partie.

Notes
2.

Voir Goffman (1974 : 8) : d’après lui, ce deuxième niveau de contraintes «permet d’atteindre à l’aspect social de l’interaction». Et Moeschler reformule cette opposition (1985 : 112) en terme de «contraintes structurelles» vs «interactionnelles».

3.

Voir Kerbrat-Orecchioni, 1992 : 10-37.

4.

Dans cette partie, nous voulons analyser les composantes de l’interaction dans l’ordre chronologique, car nous voulons décrire le développement de la relation interpersonnelle à ces deux dimensions du début jusqu’à la fin de l’interaction. Les séquences d’ouverture et de clôture seront donc analysées séparément.