Introduction

L'étude du voisinage et des personnes qui le composent - les voisins - est restée l'apanage des juristes et des historiens du droit. Il suffit, pour s'en convaincre, d'examiner le titre des ouvrages savants et des thèses parus ces dernières décennies ( 1 ). Dans leurs travaux, ces auteurs s'attachent surtout à définir les responsabilités et les devoirs de chacun. En s'appuyant sur des exemples concrets et avérés, ils proposent des solutions pratiques, destinées à rendre plus supportable la vie en société. Une autre approche, pourtant, est possible qu'on qualifiera, par commodité, de « socioculturelle » ( 2 ). En effet, faire du voisinage un objet d'étude, ce n'est pas seulement rendre compte des dispositions légales qui régissent la vie en communauté. C'est aussi s'interroger sur la réalité sociologique du groupe des voisins et analyser les codes de comportement que chacun entretient avec son « prochain ». De ce rapport aux autres, découlent des modes d'existence variés qui reflètent des conceptions très différentes de la vie privée, de la civilité, voire du « confort ». Ainsi posée, la question interpelle l'historien moderniste. Le XVIIIème siècle, en effet, ne s'interroge-t-il pas avec insistance sur la place qu'il convient d'accorder à autrui ? Ne cherche-t-il pas à limiter l'intrusion de la communauté en prônant une vie plus individuelle ? Le voisin devient l'objet d'un véritable débat tandis que s'affirment simultanément le désir d'une plus grande intimité et la volonté de mieux définir la frontière qui sépare le public et le particulier. Du désir à la réalité, toutefois, il y a une marge qu'il faut chercher à mesurer. S'il existe des indices évidents d'une privatisation de la vie sociale dans les élites lyonnaises - ne serait-ce qu'à travers son habitat - que dire du reste de la population ? Est-elle parvenue à se dégager des anciennes pratiques collectives qui interdisaient toute intimité véritable ? La question est de taille et sous-tend l'ensemble des lignes qui vont suivre. Elle s'inscrit d'ailleurs dans le cadre d'une réflexion plus large, conduite il y a une vingtaine d'années par Ph. Ariès et poursuivie depuis par de nombreux historiens ( 3 ). Pour y répondre ou, plus modestement, tenter d'apporter quelques éléments de réponse, il faut d'abord identifier les membres du voisinage, questionner leur mode d'habiter, définir leur rapport à l'espace, repérer les cercles de sociabilité, en un mot camper le décor et mesurer le poids de la collectivité. Ces éléments rassemblés, l'enquête peut alors s'orienter vers un examen approfondi des rapports entre voisins. Doivent être analysés les tensions et les conflits qui fragilisent l'équilibre des maisons, le refus de la promiscuité, mais aussi les pratiques solidaires et les gestes d'entraide, nombreux dans la vie quotidienne. Toutes ces investigations sont nécessaires. Elles doivent permettre de dégager quelques unes des « manières urbaines » des Lyonnais et, partant, d'évaluer les progrès de l'intimité, la prégnance du voisinage ainsi que les résistances opposées au modèle policé.

Les grands axes de la recherche étant fixés, il convient de définir le cadre chronologique et géographique retenu pour ce travail. La période étudiée - 1776-1790 - correspond, grosso modo, au règne « absolu » de Louis XVI. Moment clé d'un ordre social qui, déjà, vacille, ces quinze années apparaissent comme l'aboutissement d'un siècle aux discours novateurs ( 4 ). Il aurait peut-être été préférable de choisir une tranche chronologique plus vaste, de manière à mieux scruter les changements survenus dans les comportements collectifs et les rapports de voisinage. C'eût été s'engager dans une entreprise démesurée en raison de l'abondance des sources. D'autre part, l'évolution des attitudes et le degré de pénétration des nouvelles normes se mesurent aussi à l'aune des résistances qu'elles rencontrent. De sorte que, le XVIIIème siècle finissant, il est possible de juger du chemin parcouru en s'interrogeant sur la persistance des conduites ou des usages anciens.

Le cadre géographique de cette étude se limite à la ville intra-muros, à l'exclusion, donc, des faubourgs qui l'enserrent. Pourquoi ce choix ? Parce que les quatre paroisses qui débordent les murs de la cité sont encore des bourgs semi-ruraux, peuplés majoritairement de jardiniers et de laboureurs ( 5 ). Si la « ville effective », c'est-à-dire fermée par des remparts, a été retenue, seule, c'est par souci de cohérence. Comment mettre en parallèle en effet des individus que tout sépare : l'activité professionnelle, les manières d'habiter, le degré d'entassement dans les maisons ? D'autre part, l'espace urbain constitue un lieu suffisamment original pour être étudié en lui-même. Tapi derrière ses murailles, dépositaire d'une culture spécifique, il demeure un observatoire de choix pour l'historien de la société ( 6 ).

Les souces qui nourrissent ce travail se divisent en trois catégories principales. La première se compose de Récits, de Mémoires, de Correspondances et de textes littéraires variés. Disons-le d'emblée, de tous les documents, ce sont les plus décevants. Non pas que les récits sur Lyon ou sur les Lyonnais manquent ( 7 ).La ville, au contraire, a attiré quantité de visiteurs au cours de son histoire : des aristocrates, des intellectuels, des artistes, des oisifs venus de l'Europe entière. Seulement, leurs témoignages restent superficiels quand ils ne tournent pas à l'inventaire méthodique ou au « pittoresque » ( 8 ).

Le second type de sources est beaucoup plus riche et fourni. Ce sont tous les recueils, ordonnances, dispositions légales qui ordonnent les rapports de voisinage. En l'absence de règles communes à tout le royaume, l'historien doit puiser dans le fonds juridique de l'Ancien régime et faire la part des règlements qui s'appliquent à Lyon. Si la législation royale accorde peu de place à la question du voisinage, les jurisconsultes en revanche se montrent beaucoup plus prolixes et cherchent à établir un corps de doctrines susceptible de faciliter la vie en collectivité. Beaumanoir et Coquille réfléchissent aux usages et aux pratiques communautaires( 9 ). Pothier analyse scrupuleusement les obligations réciproques auxquelles sont soumis les propriétaires voisins ( 10 ). Domat, Grotius et Pufendorf tentent de définir un nouveau « droit de propriété » qui inspirera les révolutionnaires de 1789 ( 11 ). Bourjon, Du Rousseaud de la Combe, Ferrière éditent des recueils de jurisprudence en prenant pour modèle les articles de la Coutume de Paris ( 12 ). Cette dernière, en effet, a peu à peu pris le pas sur toutes les autres et, souvent, elle fixe la règle à suivre en matière d'urbanisme et de voierie dans les grandes villes du royaume ( 13 ). Qu’on ne s’y trompe pas cependant : les commentaires et les réflexions des jurisconsultes n'épuisent pas, loin s'en faut, la législation du voisinage. S'y ajoutent aussi les ordonnances consulaires et les règlements de police qui décident des normes sanitaires et qui codifient les obligations de bonne conduite. Déposées aux Archives municipales de Lyon (A.M.L.), elles sont regroupées dans les séries FF, DD et BB.

La troisième catégorie de documents, de loin la meilleure pour l'étude du voisinage, est constituée par les archives judiciaires. Elle représente la source principale d'informations et se compose de pièces manuscrites issues des juridictions royales (BP), consulaires (FF) et ecclésiastiques (G) ( 14 ).

Le dépouillement systématique des archives criminelles pour la période 1776-1790 permet d'approcher au plus près la « vie ordinaire » des Lyonnais. Il ne s'applique bien sûr qu'à des affaires qui concernent des  voisins, c'est-à-dire des personnes domiciliées au sein d'un même quartier, d'une même rue ou d'un même immeuble, selon la définition précédemment retenue parce que fournie par les procédures elles-mêmes ( 15 ). L’interrogation principale, bien sûr, reste celle de la représentativité de ces documents. Les archives judiciaires sont-elles capables de rendre compte de la « réalité » ( 16 ) ? Plusieurs raisons permettent d’en douter : la sous-représentation des élites sociales, l’arrêt précoce de nombreuses affaires, la dissimulation des crimes et des délits sexuels, les réticences qu’il y a à dénoncer un voisin en justice, la méfiance à l’égard des tribunaux, le recours à des médiateurs sont autant de « filtres » qui rendent difficile le travail de l’historien. Ce qui vient à la connaissance des tribunaux ne représente qu’une partie des transgressions réellement commises et oblige à interpréter les chiffres avec beaucoup de prudence. D’autre part, le contenu même des procédures judiciaires doit être regardé précautionneusement. Rédigée à la demande des plaignants qui s’efforcent de présenter l’accusé sous l’aspect le plus négatif, confortée par le récit des témoins choisis par la victime, la plainte présente une vision partiale des évènements. Difficile, dans ce cas, de prêter entièrement foi à l’exposé des faits ou encore d’y voir une peinture rigoureusement exacte des mœurs et des comportements lyonnais. Mais, comme le souligne avec humour D. Roche à propos des inventaires après décès, « le plus bel acte du monde ne peut donner que ce qu’il a » ( 17 ). Les archives criminelles de la série BP n’échappent pas à la règle et possèdent leurs propres zones d’ombre. Elles restent cependant la meilleure source d’information pour étudier la sociabilité « vicinale » et ses modes d’expression.

De fait, chaque dossier contient la plainte d'un voisin et fournit de nombreuses indications sur les tensions, les comportements, les solidarités, les relations entre membres du voisinage. A cette plainte, s'ajoutent d'autres pièces : la déposition des témoins (sept fois sur dix), l'interrogatoire de l'accusé (une fois sur deux) et, plus rarement, la sentence (une fois sur dix). Les archives criminelles sont donc intéressantes à double titre. Par leur importance, elles autorisent une approche quantitative et statistique. Par la qualité et la variété des informations, elles permettent une con+naissance approfondie de la société des voisins.

Au dépouillement des archives criminelles, s'ajoute aussi celui, plus sporadique, d'autres documents judiciaires. Ont été pratiqués notamment quelques sondages dans les inventaires après décès ou encore dans les rapports d'experts, riches en renseignements sur les modalités de construction. Cet examen s'imposait pour mieux appréhender l'univers matériel des voisins.

L'inventaire des sources serait incomplet si on n'y ajoutait deux autres séries de documents. La première se compose des contributions foncière et mobilière dressées en 1791. Leur étude est utile car elle instruit sur les maisons lyonnaises, sur leur superficie et leur taux d'occupation. Devant la qualité des sources, n'ont été consultées que les sections qui correspondent aux limites de la ville ( 18 ). Le second type de sources est constitué par les actes des notaires (série 3E). Seuls ont été examinés les contrats de mariage d’une année entière - l’année 1777 - afin de faire la part des habitants qui se marient entre voisins. Ne s'agit-il pas là d'un bon indicateur pour évaluer l’unité, la cohésion et l’ancrage local de la communauté de voisinage ? La démarche semble d'autant mieux fondée que, selon les calculs effectués par M. Garden, 95% des mariages sont précédés de contrats ( 19 ). Contrairement à l'inventaire après décès qui privilégient les catégories aisées de la population et les personnes âgées, ils constituent donc un reflet fidèle de la société lyonnaise.

L'enquête qu'on va lire suit un plan en trois parties. La première cherche à restituer le cadre et les lieux où se déroule l'existence des voisins. La seconde et la troisième scrutent les modes de conduite et se montrent attentives aux usages des différentes couches de la société lyonnaise. L'analyse des pratiques et des attitudes entre voisins pose la question des sociabilités quotidiennes : sociabilité large ou restreinte; choisie ou anonyme, réglementée ou informelle ? Partant, c'est aussi la diffusion des nouvelles normes de civilité qui est en cause. Derrière l'évolution ou la persistance des comportements et des attitudes, s’esquisse « l’articulation changeante » de la vie privée et de la vie collective( 20 ). Une articulation qu’il faut tenter d’appréhender et de comprendre.

Notes
1.

() Ainsi par exemple : Ciprut (M.), Troubles de voisinage : quels sont vos droits ?, Prat, 2002, 200 pages. Le Court (B.), Les relations entre voisins. Servitudes, mitoyenneté, nuisances, règlements des conflits, Delmas, 2002, 296 pages. Souverain-Dez (B.), La bible du voisinage, First pratique, 1999, 261 pages.

2.

() Sur l’articulation du social et du culturel, voir les remarques d’A. Prost in Rioux (J.-P.) et Sirinelli (J.-F.), Pour une histoire culturelle, L e Seuil, 1997, 465 pages, pp. 141-146.

3.

() Ariès (Ph.), Duby (G.), (sld), Histoire de la vie privée, Le Seuil, T. III, De la Renaissance aux Lumières, 1986, 634 pages.

4.

() Dupront (A.), Qu'est-ce que les Lumières ?, Gallimard, 1996, 435 pages, pp. 7-60.

5.

() Ce sont les paroisses de La Guillotière à l’est, Vaise au nord, Saint-Just et Saint-Irénée à l’ouest.

6.

() Sur cette question, lire les observations de H. Neveux in Duby (G.), (sld), Histoire France urbaine, Le Seuil, T. III, La ville classique, 1981, 649 pages, pp. 16-20.

7.

() Gardes (G.) en rapporte un grand nombre dans son ouvrage Le voyage de Lyon, Regards sur la ville, Horvath, 1993, 388 pages, notamment pp. 179-307.

8.

() Sur les témoignages des voyageurs qui visitent Lyon voir aussi l'introduction du chapitre 1, deuxième partie, pp. 190-191.

9.

() Beaumanoir (Ph. de), Coutumes de Beauvaisis, Picard, 1899-1974, 3 volumes, XXXIII-512 p., XLVIII-551 p., 278 p. Coquille (G.), Œuvres, Institutions du droit des Français, Paris, 1666, T.II, 364 et 86 pages.

10.

() Pothier (R.-J.), Traité du droit romain du domaine, de propriété par l’auteur du Traité des obligations, Paris, 1772, T. I, 484 pages.

11.

() Domat (J.), Les lois civiles dans leur ordre naturel ; le droit public et legum delectus, Paris, 1765, 4 volumes, 550 , 286, 234 et 33 pages; Grotius (H.), Le droit de la guerre et de la paix, P.U.F., 1999, 868 pages. Pufendorf (baron de), Le droit de la nature et des gens ou système général des principes les plus importants de la morale, de la jurisprudence et de la politique, Londres, 1740, T. II, 576 pages.

12.

() Bourjon (F.), Le droit commun de la France et de la coutume de Paris réduits en principes, Paris, 1747, 2 volumes, 911 et 679 pages. Du Rousseaud de la Combe (G.), Recueil de jurisprudence civile des pays de droit écrit et coutumiers par ordre alphabétique, Paris, 1759, 836 pages. Ferrière (C.), Corps et compilation de tous les commentateurs anciens et modernes sur la coutume de Paris, 1692, 3 volumes, 814, 883, 867 pages.

13.

() Voir première partie, chapitre 1, p. 68.

14.

() Pour mémoire, il faut rappeler qu'au XVIIIème siècle, plusieurs juridictions se partagent le droit de police sur la ville. Certaines relèvent du Consulat, d’autres de l’Eglise, d’autres enfin du roi. Le Consulat ne se contente pas d'exercer la police de l’hygiène et de la voirie. Il participe aussi au maintien de l'ordre grâce à l'action d'un lieutenant de police, d'un procureur, d'un greffier, de dix commissaires et de six huissiers. Ces officiers sont nommés par le Prévot des marchands et par les échevins tous les trois ans. Afin de rendre plus efficace l'action de la police, l'ordonnance consulaire du 15 juin 1745 divise la ville en dix quartiers et établit dans chacun d'eux un commissaire qui change de trois mois en trois mois. De son côté, l'Eglise de Lyon compte encore quatre juridictions séculières : celle de la seigneurie de Pierre-Scize et de ses dépendances, celle de la baronnie de Saint-Just, celle du comte ou du chapitre de Saint-Jean, celle de l’abbé d’Ainay. Seules, les deux dernières s’exercent à l’intérieur de la ville. Enfin, il existe aussi une dizaine de juridictions royales dont une, notamment, fournit quantité d’informations sur les questions du voisinage : la juridiction de la Sénéchaussée qui connaît les affaires au civil et au criminel. Voir Fayard (E.), Essai sur l’établissement de la justice royale à Lyon, Paris-Lyon, 1866, IV-78 pages, p. 66.

15.

() Sur le sens du mot voisin, se reporter aux pages 115 et suivantes.

16.

() Sur cette question délicate, lire les remarques de Garnot (B.), in Crime et justice aux XVIIème et XVIIIème siècles, Imago, 2000, 208 pages, pp. 11-31.

17.

() Roche (D.), Le peuple de Paris, Aubier Montaigne, 1981, 286 pages, p.105.

18.

() C’est-à-dire les sections suivantes : la Métropole, le Nord-ouest, le Nord-est, l’Hôtel Commun, la Halle aux blés, l’Hôtel-Dieu, la Fédération. Sur le découpage des sections, consulter Garden (M.), Lyon et les Lyonnais au XVIIIème siècle, Les Belles-Lettres, 1970, LII-772 pages, p.18.

19.

() Garden (M.), op. cit., p. 213.

20.

() Milliot (V.), Cultures, sensibilités et société dans la France d’Ancien Régime, Nathan, 1996, 128 pages, p. 76.