Première partie. La société des voisins

Qui veut connaître la société des voisins, son organisation interne, son mode de fonctionnement doit d’abord identifier les individus qui la composent et définir le cadre dans lequel elle se déploie. Comment comprendre, en effet, les tensions, les conflits, les solidarités qui imprègnent le quotidien si l’on fait abstraction des hommes et des espaces qui les abritent ? Parce que les relations de voisinage s’inscrivent dans une « texture urbaine » foisonnante, pour reprendre l’expression d’A. de Baecque, elles sont étroitement liées à l’architecture des maisons et, plus généralement, à l’organisation territoriale de la ville ( 21 ). Entre locataires, les rapports varient selon que les maisons d’habitation sont mitoyennes ou séparées les unes des autres, ouvertes sur la rue ou sur la cour, hautes ou basses, surpeuplées ou peu occupées. D’autres aspects de la vie matérielle entrent aussi en ligne de compte : les conditions de logement, la structure de l’habitat, les modes de construction ou encore l’attribution des espaces collectifs de l’immeuble. L’agencement de l’espace urbain compose donc un facteur décisif dans la manière de vivre avec autrui bien que, c’est vrai, il se laisse difficilement appréhender par le biais des seules procédures judiciaires. Il faudrait y ajouter d’autres sources, relatives à la construction et aux manières d’habiter ( 22 ). Toutefois, la lecture des plaintes et des témoignages qui les accompagnent traduit bien le rapport qui s’établit entre le voisin et son environnement : un rapport contraignant en raison du manque de place et des effets d’un « urbanisme frôleur », selon le mot d’E. Leroy Ladurie ( 23 ).

« Rapport contraignant » a-t-on dit. Mais pour qui ? Pour la société lyonnaise dans son ensemble ou pour quelques-uns seulement ? L’historien, faut-il le rappeler, est dépendant du matériau qu’il exploite. Or, la source principale utilisée au cours de cette enquête – les procédures judiciaires – reste muette (ou presque) sur les classes privilégiées. L’analyse, par conséquent, privilégie les catégories artisanales, à travers notamment les dépositions des témoins, au détriment des élites sociales. Comment faire, sinon s’en accommoder ? Les documents, cependant, sont suffisamment nombreux et variés pour couvrir un large éventail de la société lyonnaise. Il demeure donc possible d’évaluer, dans la diversité des statuts socioprofessionnels, le poids des contraintes matérielles, d’observer les modes d’appropriation des espaces habités ou encore d’examiner les dispositions juridiques qui visent à rendre supportable la cohabitation journalière. Ainsi peut être saisi l’univers quotidien du voisin qui abrite et génère à la fois quelques-unes de ses façons de vivre.

L’horizon du voisin ne se limite évidemment pas à la maison où il réside. Outre l’immeuble, le quartier constitue son cadre de vie habituel. Fraction du territoire urbain, son origine est militaire et sa perennité assurée par la nécessité de fournir des recrues à la milice ( 24 ). Si cette fonction dote le quartier d’une certaine unité, en revanche, elle n’affecte en rien son aspect général. Dans un même pennonage, dans une même rue, la ville juxtapose des strates architecturales très variées. Sauf dans le cas de programmes de construction concertés, les habitations lyonnaises présentent peu d’îlots uniformes ou cohérents. Même la place Bellecour souffre de manque de symétrie ( 25 ). C’est que la plupart des immeubles sont élevés sur des parcelles issues d’un découpage ancien ( 26 ). Les uns se présentent en forme de lanière longue et étroite (de 3 à 5 mètres de large et entre 5 et 10 mètres de profondeur). Les autres disposent d’une superficie au sol plus importante grâce à la réunion de tènements mitoyens ( 27 ). Seule la création de nouvelles parcelles sur un terrain vierge permet la création d’îlots homogènes. Ainsi, par exemple, quand les Jacobins vendent en 1714 aux demoiselles Perrachon une partie de leur jardin qui borde la rue Saint-Dominique, un lotissement de six maisons semblables est construit. Quelques années plus tard, en 1742, les Dames de Saint-Pierre aliènent leurs possessions près de la porte Saint-Clair. Soufflot et Millanois y bâtissent un nouveau quartier où s’alignent régulièrement des immeubles de cinq étages ( 28 ). La ville peine cependant à se transformer car les embellisements sont une opération de longue haleine qui coûte cher. Surtout, de nombreux projets d’urbanisme sont interrompus ou sans cesse retardés ( 29 ). De sorte qu’en 1789, quand éclate la Révolution, les maisons de Lyon forment un ensemble disparate et fortement contrasté.

La répartition de la population à l’intérieur de la ville ainsi que la composition sociologique des maisons et des quartiers constituent d’autres formes d’opposition qu’il est intéressant de noter. A la fin du siècle, la rive gauche de la Saône a perdu de nombreux habitants au bénéfice de la presqu’île et la différence entre les groupes de marchands et le monde des travailleurs a cru de façon spectaculaire ( 30 ). Si la hiérarchie des fortunes s’inscrit de toute évidence dans le paysage urbain, peut-on pour autant parler de spécialisation sociale des quartiers ? L’horizon du voisin est-il fonction de sa condition et de son activité professionnelle ? L’examen des plaintes et des témoignages doit permettre de préciser ces points importants. Car, si la proximité des maisons d’habitation explique en partie l’étroitesse des liens de voisinage, la topographie sociale influe également sur les modes et sur les formes de relations entre voisins. L’identité des quartiers, leur « personnalité » en découlent, au même titre que la façon dont les individus s’approprient et occupent les demeures.

A ces logements et, plus largement aux quartiers où ils résident, les voisins sont-ils attachés ? Sur cet attachement affectif, les sources judiciaires ne disent rien. Seules, peut-être, les archives privées se montrent-elles plus bavardes ( 31 ). On connaît, par exemple l’affection de François Pierre Suzanne Brac pour les lieux qui l’ont vu naître et prospérer : « Je suis né sur la paroisse Sainte-Croix, je n’ai jamais quitté ce quartier, je suis du petit nombre des citoyens de cette ville qui le préfère à tous autres, ma famille y est toute réunie, mes affaires m’y retiennent ». Mais, quand le loyer augmente et qu’il lui faut quitter son logement pour venir s’installer dans la presqu’île, il manifeste une certaine amertume teintée d’inquiétude : « dans ce moment il n’y a pas d’appartements vides dans ce quartier où je puisse loger, je serai forcé d’en prendre un dans le quartier Bellecour et d’y aller vraissemblablement recueillir pour moi et ma famille la fièvre Perrache » ( 32 ). En s’exprimant de la sorte, Brac témoigne d’une belle fidélité à l’égard de son quartier. La communauté des voisins montre-t-elle, de son côté, une telle assiduité ? Un certain nombre d’informations dispersées dans les archives judiciaires permettent de répondre partiellement à cette question. Elles autorisent en effet à évaluer sommairement le degré de mobilité des Lyonnais en mesurant leur durée d’installation dans un des quartiers de la cité. De ces pratiques résultent des manières « d’habiter la ville » dont le dernier chapitre rendra compte.

Notes
21.

() De Baecque (A.) in Rioux (J.-P.) et Sirinelli (J.-F.) (sld), Histoire culturelle de la France, Le Seuil, T. III, Lumières et Liberté, Les dix-huitième et dix-neuvième siècles, 1998, 390 pages, p. 115.

22.

() Sur les sources nécessaires à la connaissance des habitations, voir F. Bayard Vivre à Lyon sous l’Ancien Régime, Perrin, 1997, 352 pages, p. 222.

23.

() Le Roy Ladurie (E.), in Ariès (Ph.) et Duby (G.) (sld), op. cit., p. 439.

24.

() Zeller (O.), Les recensements lyonnais de 1597 à 1636, démographie historique et géographie sociale, P.U.L., 1983, 472 pages, pp. 66-67.

25.

() « (La place Bellecour) forme un quarré irrégulier…. Elle est entourée de bâtimens des quatre côtés….Le côté qui regarde le mydi est composé de différentes maisons particulières sans aucune simétrie », Clapasson (A.), Description de la ville de Lyon 1741, Champ Vallon, 1982, 216 pages, p. 34.

26.

() Dans ses travaux, Cottin (B.) in La maison à Lyon au XVIIIème siècle, contribution à l’étude de l’habitat urbain, thèse de 3ème cycle, vol.1, 264 pages, p. 57 et suivantes, distingue deux types principaux de parcelles : les irrégulières et les régulières. Les premières ont des contours à tendance trapézoïdale ou en L. Les secondes présentent un aspect beaucoup plus géométrique et peuvent être carrées, rectangulaires ou triangulaires.

27.

() B. Cottin, op. cit., p. 73 et suivantes donne de nombreux exemples d’habitations construites sur un tissu anciennement urbanisé après réunion de plusieurs petites parcelles contiguës : ainsi les actuels 24, 29, 38 rue Lanterne, 10, 34 rue Saint-Jean, 5, 7, 13, 15 rue Désirée etc…

28.

() Charre (A.) et Servillat (C.), « L’entreprise du quartier Saint-Clair », L’œuvre de Soufflot à Lyon, Lyon, 1982, 432 pages, pp. 21-26.

29.

() Sur les difficultés rencontrées par Perrache et Morand, voir Leroudier (E.), « Les aggrandissements de Lyon à la fin du XVIIIème siècle », Revue d’histoire de Lyon, 1901, T. I, 491 pages, pp. 81-102. Pendant toute leur durée, les travaux de Perrache sont également l’objet d’une rumeur insistante : ils seraient, murmure-t-on, à l’origine d’une épidémie sévisssant dans le quartier d’Ainay. Sur cette « fièvre Perrache » voir Zeller (O.), « un mode d’habiter à Lyon au XVIIIème siècle. La pratique de la location principale », Revue d’histoire moderne et contemporaine, Tome XXXV, 1988, n° 1, pp. 59-60.

30.

( ) Trénard (L.), La Révolution française dans la région Rhône-Alpes, Perrin, 1992, 819 pages, pp. 64-72.

31.

() Elles ont été utilisées par O. Zeller dans ses articles sur la location principale (voir note ci-dessus n° 1) et sur la maison dite du Chameau : "A l'enseigne du chameau, Manières d'habiter, manières de gérer à Lyon au XVIIIème siècle", Cahiers d’histoire, tome, XXXVIII, 1993, n° 1, pp. 26-54.

32.

( ) Cité par Zeller (O.) in « Quartiers et pennonages à l’époque moderne », Bulletin du centre Pierre Léon d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, n° 1, 1979, p. 51.