Chapitre 1. Le verbe, le droit, la loi

Il existe plusieurs façon d'aborder les notions de voisin(e) et de voisinage mais trois semblent être incontournables. La première consiste à s’interroger sur le sens des termes en questionnant les dictionnaires. La seconde s'efforce d'examiner les règles et les textes juridiques, tant il est vrai que la contiguïté des propriétés foncières et la coexistence au sein des immeubles font naître des droits et des devoirs entre voisins. La troisième, enfin, scrute les archives criminelles de manière à donner aux mots une signification concrète et précise. Une fois ces investigations accomplies, il sera plus aisé d’appréhender la communauté de voisinage dans ses manières de vivre et de cohabiter.

Toute recherche lexicologique nécessite la consultation d'un dictionnaire. De fait, celui-ci reste le meilleur informateur qui soit pour étudier le vocabulaire. Son concours est d'autant plus précieux, qu'indissociable de l'époque qui l'a produit, il véhicule un certain nombre de représentations mentales. Or, précisément, de toutes les productions culturelles des Lumières, la plus emblématique demeure le dictionnaire ( 33 ). Son succès grandissant - attesté en Angleterre quelques décennies auparavant déjà - constitue un des phénomènes les plus marquants du XVIIIème siècle. N'est-on pas allé jusqu'à parler de « l'âge des dictionnaires » pour exprimer ce formidable engouement ( 34 )? S'inspirant du Cyclopédia ou Dictionnaire universel des Arts et des Sciences de Chambers, des savants français dressent un tableau des connaissances humaines après les avoir passées au crible du raisonnement critique ( 35 ). En principe, l'Académie détient le monopole des dictionnaires dans le royaume. Mais, dès avant sa publication (1694), le premier ouvrage est concurrencé par les dictionnaires de Richelet (1680) et de Furetière (1690). Celui de Bayle le suit de très peu (1695). Il sera réédité neuf fois en raison de son succès ( 36 ). Au siècle suivant, l'Encyclopédie connaît à son tour une belle réussite commerciale. Vendue à 2500 exemplaires entre 1751 et 1782, elle mobilise au total 1500 personnes (auteurs, ouvriers du livre, graveurs etc....) ( 37 ). Une véritable société de gens de lettres s'attache à définir le savoir humain en rédigeant ce « Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers ». Désormais, les Lumières diposent d'un instrument puissant, capable de diffuser les idées nouvelles au sein de l'élite sociale et culturelle du royaume. A travers cette multiplication d'ouvrages, c'est toute la question de la « norme langagière » qui est posée ( 38 ). L'Académie travaille à la « pureté » de la langue et s'efforce de défendre le bon usage. Pour parler comme Vaugelas, elle légifère dans le domaine des mots et du style en suivant « la façon de parler de la plus saine partie de la cour, conformément à la façon d'écrire de la plus saine partie des auteurs du temps » ( 39 ). Autrement dit, en matière de langage, ce sont les courtisans et les auteurs littéraires reconnus, c'est-à-dire les membres de l'Académie, qui fixent le modèle à suivre. Aussi le Dictionnaire ne comprend-il ni citation - l'Académie ne saurait reconnaître qu'une seule autorité : la sienne - ni expression ancienne, populaire ou jugée inconvenante. A l'inverse, les autres lexiques dressent un inventaire détaillé de la langue française. Ils distinguent différents registres d'usage et mutiplient les exemples en puisant dans les oeuvres les plus diverses ( 40 ). Rejetant à la fois le tri sélectif et le classicisme mondain de l'Académie, les Furetière, Richelet et consorts composent un dictionnaire qui ouvre des horizons nouveaux sur l'environnement culturel, les normes et les valeurs sociétales. Chaque mot devient un lieu privilégié de réflexion. Il éclaire les comportements et témoigne des formes de sensibilités. C'est pourquoi, pour l'étude du vocabulaire, ils seront consultés en priorité.

L'approche des lexicographes, bien sûr, ne suffit pas. Il faut aussi s'interroger sur les nombreuses règles juridiques qui régissent les rapports entre voisins. Les unes concernent les propriétés foncières auxquelles sont attachées des charges et des restrictions, dans l'intérêt du voisin. Les autres regardent les individus eux-mêmes, contraints à quantité d'obligations personnelles puisqu’ils vivent en communauté. Ensemble, elles composent ce que, par commodité, on nommera la législation du voisinage.

Celle-ci se fonde sur un constat simple : l'immeuble ne constitue pas une entité isolée et autonome. Il est entouré de nombreux bâtiments auxquels se joignent souvent des constructions annexes plus ou moins bricolées. Cette proximité immédiate et imposée engendre entre propriétaires voisins ou entre locataires, leurs ayants cause, des rapports juridiques. Des charges, des obligations ou des droits s'établissent que les coutumes, les jurisconsultes, les autorités municipales ou des conventions particulières s'efforcent de fixer au nom de l'intérêt général. Ce souci, d'ailleurs, est très ancien. Romains et Byzantins réglementent déjà, à leur façon, les rapports de voisinage et proposent un ensemble cohérent de solutions, élaborées à partir de situations concrètes ( 41 ). Sous l'Ancien Régime, les règlements d'urbanisme puisent largement dans ce vieux fonds et les juristes de l'ancien droit français remettent à l'honneur de nombreuses notions et propositions d'origine romaine. L'imbroglio juridique, alors, est extrême. Outre la grande division qui sépare la France en deux zones - celle du Nord où l'on suit les coutumes teintées d'esprit communautaire et celle du Sud où l'on pratique principalement le droit romain écrit - il existe de nombreuses législations locales ( 42 ). Une première tentative de rationalisation est engagée à partir du XVème siècle avec la rédaction officielle des coutumes de France( 43 ). Aux siècles suivants, de nombreux jurisconsultes cherchent à pousser le droit français vers l'unité, en s'inspirant tantôt de la Coutume de Paris à laquelle ils cherchent à ramener toutes les autres, tantôt des catégories du droit romain. Pourtant, malgré ces efforts et hormis quelques matières juridiques unifiées par les Ordonnances de Colbert et de d'Aguesseau, le droit privé - qu'on nomme alors droit civil et qui réglemente tous les actes des particuliers (notamment ceux du propriétaire dans son rapport avec le voisinage ) - reste divisé et morcelé ( 44 ). Chaque région, chaque ville parfois, possède ses propres règles. En l'absence d'un Code Civil, les juges des tribunaux se réfèrent aux usages locaux ou s'inspirent des ouvrages de jurisprudence rédigés par des hommes de loi.

Dans la cité lyonnaise, la réglementation des rapports de voisinage est variée et dispersée à travers une foule de règles. Ce sont d'abord les sentences énoncées par les juristes dans leur effort pour attribuer un statut à la propriété foncière et lui fixer des limites incontestables. Ce sont ensuite certaines ordonnances municipales qui ont trait à la voirie, à l'alignement, à l'hygiène ou à la sécurité des individus et qui naissent en même temps que se développent les grandes agglomérations ( 45 ). Ce sont encore les prescriptions de la première coutume de France, la coutume de Paris, et plus spécialement la Jurisprudence du Châtelet chaque fois que les règlements municipaux ou les juristes font défaut, ce qui est vrai surtout des servitudes dites « urbaines ». Ce sont enfin toutes les conventions et les accords passés entre propriétaires ou locataires voisins établis par écrit devant un notaire. Au total, l'organisation juridique des rapports de voisinage est un mélange complexe de solutions jurisprudentielles, parisiennes, locales ou particulières. C'est ainsi par exemple que l'épineuse question de la mitoyenneté des murs et celle de l'ouverture des vues et des jours dans un immeuble lyonnais sont traitées « à la parisienne », c'est-à-dire selon les règles établies par la Coutume de Paris. En revanche, les obligations personnelles ou collectives qui pèsent sur les habitants des maisons relèvent, elles, à la fois des ordonnances consulaires et des règles fixées par les juristes.

On le voit, la diversité des dispositions juridiques constitue un handicap pour qui veut appréhender les droits et les devoirs des voisins sous l'Ancien régime. Leur examen pourtant s'impose et composera la seconde partie de ce chapitre.

Si l’étude lexicologique ou l’analyse des prescriptions légales permettent de clarifier les notions de voisin et de voisinage, elles restent insuffisantes cependant car elles n’en donnent pas une définition suffisamment précise. L’attribution de la qualité de voisin fluctue en effet selon des critères multiples dont ne rendent compte ni les dictionnaires ni les textes juridiques : des critères de distance et de proximité géographique, bien sûr, mais aussi des critères «socio-affectifs » plus difficiles à établir. C’est ainsi, par exemple, qu’on identifiera plus volontiers comme voisin une personne fixée depuis longtemps dans l’immeuble qu’un nouveau venu. Ou encore, qu’on distinguera un bon et un mauvais voisin selon que le quidam en question se montre ou non serviable, bienveillant et intégré dans la vie du quartier. Pour comprendre au mieux ce que les Lyonnais rangent sous le terme voisin, il importe donc d’interroger la source la plus riche en informations sur l’existence quotidienne qui soit : les archives judiciaires. En pratiquant un relevé systématique du vocable consigné dans les plaintes et les témoignages, en analysant ses occurrences et ses connotations, en examinant, enfin, les mots qui lui sont associés, on saisit plus facilement les conceptions et les représentations que les Lyonnais s’en font. Sans tomber dans les travers du quantitativisme, il est possible, par le dénombrement du mot voisin, par l’examen de son emploi et de ses usages dans les procédures judiciaires d’en dégager la signification profonde ( 46 ). Pareille définition est capitale et s’inscrit au cœur même de l’enquête qu’on entend mener. C’est pourquoi elle occupera la toute dernière partie du chapitre.

Notes
33.

() De Baecque (A.) in Rioux (J.-P.) et Sirinelli (J.-F.) (sld), op. cit., p. 20.

34.

() L’expression est de Pierre Rétat. Elle est citée par Antoine de Baecque, ibid. p.20.

35.

() Chambers (E.), Cyclopaedia or universal dictionary of arts and sciences, Londres, 1740, 2 volumes, non paginés.

36.

() Chartier (R.) in Burguière (A.) et Revel (J.) (sld), Histoire de la France, Choix culturels et mémoire, Le Seuil, 2000, 470 pages, p.90.

37.

() Darnton (R.), L’aventure de l’Encyclopédie, 1775-1800. Un best seller au temps des Lumières, Perrin, 1982, 445 pages, p. 37.

38.

() Chartier (R.), in Burguière (A.) et Revel (J.) (sld), op. cit., p.90.

39.

() Cité par Chartier (R.), ibid., p. 90.

40.

() Quémada (B.), Les dictionnaires du français moderne 1539-1863. Etude sur leur histoire, leurs types et leurs méthodes, Didier, 1967, 683 pages, pp. 205-234.

41.

() Pour restreindre les droits du propriétaire, quasi-souverain sur son domaine, et faciliter la vie en société, les Romains et les Byzantins ébauchent une réglementation générale de la propriété qui apparaît de plus en plus subordonnée à l'utilité publique et qui, dans les villes surtout, tente de s'opposer à l'individualisme des possédants. A partir du 3ème siècle ap. J.C., on admet que certaines restrictions peuvent être imposées dans l'intérêt d'autrui et même que l'on puisse amputer définitivement son fonds de l'une de ses utilités au profit du fonds d'un voisin. Ce droit, établi sur la chose d'autrui, prend le nom de servitudes. Il reconnait qu'entre propriétés et immeubles voisins, des services et des aménagements sont nécessaires, pourvu qu'ils soient répertoriés et rigoureusement définis. Ces servitudes, attachées à un fonds ou à un domaine, consacrent l'idée selon laquelle la propriété, si elle confère des nombreux droits, est aussi source de devoirs. Voir P. Ourliac et J. de Malafosse, Droit romain et ancien droit, T. II, Les Biens, P.U.F., 1960, XII-435 pages, p. 362 à 367.

42.

() Depuis l'ouvrage de Marc Bloch, Les caractères originaux de l'histoire rurale française, A. Colin, Edit. 1999, 316 pages, il est devenu classique d'opposer deux types de civilisations agraires et juridiques : celle du Nord et de l'Est de la France, où les champs ouverts correspondraient à un régime de propriété collective marqué par de fortes contraintes communautaires et celle du Centre, du Sud et de l'Ouest aux champs clos de haies, correspondant à un régime de propriété beaucoup plus individualiste.

43.

() Cette opération, ordonnée en 1453 par Charles VII, ne commence que sous Charles VIII. La plupart des coutumes cependant sont rédigées au XVIème siècle (celle de Paris par exemple est fixée en 1510 puis réformée en 1580). La fixation officielle du texte supprime l'incertitude et la variabilité des coutumes. Une fois rédigée, en effet, la coutume devient une sorte de « loi » à laquelle les tribunaux et les particuliers ne peuvent rien changer. Mais cette rédaction laisse aussi subsister l'inconvénient de la multiplicité des coutumes et leur morcellement territorial. Voir Planiol (M.), Traité élémentaire de droit civil, Paris, 1915, T. I, 1014 pages, pp. 1-23.

44.

(2) Les grandes Ordonnances de Colbert ( celle de 1669 sur les eaux et forêts, celle de 1670 sur la procédure criminelle, celle de 1673 sur le commerce terrestre, celle de 1681 sur la marine) sont de véritables codes mais elles portent toutes sur des matières autres que le droit civil. Celui-ci ne fut pas touché. L'Ordonnance de 1667, dite Code Louis ou Ordonnance civile, réglemente uniquement la procédure civile.

45.

() A Lyon, par exemple, de nombreuses ordonnances de police, établies au nom du Consulat voient le jour au début du XVème siècle. Cf. Clerjon (P.), Histoire de Lyon depuis sa fondation jusqu’à nos jours, T. III, 480 pages, pp. 253-256.

46.

() Sur les limites de l’histoire quantitative, lire les observations de Grateau (Ph.) in Les cahiers de doléances, une relecture culturelle, Presses Universitaire de Rennes, 2001, 384 pages, p. 21 et suivantes.