A. Ce que voisiner veut dire.

A l’orée de cette étude, il convient d’abord d’éclairer le sens des mots. Comme une recherche lexicale de grande ampleur s’avère difficile en raison de la diversité des sources narratives, on se limitera ici à l’examen des dictionnaires de la langue française.

1. Le vocabulaire du voisinage.

Tel qu'il est défini par les dictionnaires du XVIIIème siècle, le mot voisin(e) possède un sens analogue à celui qu'on lui connaît aujourd'hui. Furetière dans son Dictionnaire universel (édition 1690) donne au terme une signification tout à fait actuelle : est voisin, écrit-il, celui qui est « proche, limitrophe....logé ou situé auprès d'un autre » ( 47 ). Reprenant mot pour mot cette définition, le Dictionnaire universel français et latin, plus connu sous le titre de Dictionnaire de Trévoux (édition 1752), fournit plusieurs synonymes latins qui expriment tous cette proximité géographique : finitimus, propinquus, proximus. Il rappelle aussi que voisin(e) peut s'employer de manière figurée et s'appliquer à des « choses morales ». Ainsi l'expression : « il est voisin de sa ruine, de sa fin »( 48 ). Moins prolixe que les ouvrages précédents, le Dictionnaire de l'Académie Française (édition 1718) n'apporte aucun élément nouveau et se borne à rappeler le sens du mot dans son acception la plus courante ( 49 ). Quant à l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, elle évoque l'adjectif voisin(e), mais non le substantif, comme quelque chose qui est « immédiat et séparé de peu de distance ou attenant » ( 50 ).

Du vocable voisin(e), dérive le substantif voisinage, terme collectif qui désigne, selon Furetière, «ceux qui habitent en des lieux proches les uns des autres » ou encore, d'après le dictionnaire de Richelet, « les personnes qui demeurent dans le même quartier » ( 51 ). Apparu dès le XIIIème siècle, le mot s'impose à l'époque moderne et évince trois autres termes synonymes plus anciens - voisinance, voisiné, voisinois - désormais proscrits par les savants mais toujours employés aux XVIIème et XVIIIème siècles( 52 ). Il évoque un groupe ou une communauté qui partage le même environnement géographique mais aussi la proximité d'une chose ou d'une personne, comme dans l'exemple proposé par Furetière : « le voisinage d'un ennemi puissant est à craindre » ( 53 ).

De voisin provient aussi voisiner, un verbe attesté dans la langue française à partir du XVIème siècle. Littéralement, il signifie voir, fréquenter, bavarder, aller faire la causette chez un voisin, le visiter familièrement. C'est le sens que lui donne le Dictionnaire de Trévoux dans l'exemple suivant : « Les hobereaux de campagne subsistent en allant voisiner chez les uns et chez les autres » ( 54 ). Voisiner peut également s'employer pour dire « être placé auprès de quelqu'un ou de quelque chose ». Dans ce cas, le verbe est suivi de la préposition « avec » et se confond, quant au sens, avec le verbe avoisiner ( 55 ).

Plus instructif pour l'observateur d'aujourd'hui sont les proverbes, les adages et autres dictons reproduits dans les dictionnaires par les auteurs de manière à illustrer, par l'exemple, le sens des mots. Ces formules, parce qu'elles appartiennent à la « sagesse populaire », sont significatives à bien des égards. Elles expriment une vérité d'expérience ou un conseil pratique et témoignent d'une culture commune, partagée par une grande partie du corps social. De nombreux dictons rappellent les nécessaires rapports de solidarité et d'amitié que doit entretenir tout voisin. « Pour grasse que soit la géline (c'est-à-dire la poule), elle a besoin de sa voisine » déclare-t-on dès le XIIIème siècle, signifiant par là que le destin individuel est inséparable du destin collectif et que l'entraide de chacun conditionne la survie de tous ( 56 ). C'est que la proximité bienveillante d'un voisin est toujours un bienfait apprécié, comme le rappelle le proverbe suivant : « il est meilleur avoir amy voisin, que voires un propre frère duquel lointaine soit la demeure » ( 57 ). On attend des maisons les plus proches et de leurs habitants des rapports sans histoire et un soutien désintéressé en cas de besoin. Car, ainsi que le rappellent les dictionnaires, « n'est pas voisin qui ne voisine », autrement dit « il faut s'entre-visiter et se donner mutuellement à manger » ( 58 ). A défaut, on ne saurait s'honorer du titre de « bon voisin » ( 59 ). Quoi de plus satisfaisant en effet que de vivre entouré d'une « bonne et saine compagnie » avec laquelle tout se passe cordialement ? L'amitié entre voisins, le respect et l'entraide réciproques définissent une certaine forme de « bonheur » comme le rappelle Rétif de la Bretonne dans ses Nuits de Paris. Prêtant sa voix à un moribond, il écrit : « J'ai été le plus heureux des hommes : j'ai eu la meilleure femme, de bons enfants; du travail, de la santé, l'estime de mes pratiques et de mes voisins, qui mettaient trop de prix aux petits services que j'aimais à leur rendre : ha! Monsieur! j'ai été heureux en ce monde » ( 60 ). L'auteur ne fait qu'exprimer ici un vieux sentiment populaire qu'on retrouve formulé dans cet ancien dicton : « Bien en a sa maison que de ses voisins est aimé » ( 61 ). Furetière émet une opinion similaire en rappelant les termes du célèbre proverbe : « qui a bon voisin a bon matin » lequel, explique-t-il, s'utilise « pour dire que qui a bon voisin vit en repos, sans inquiétude, qu'on peut toujours en attendre du secours » ( 62 ). A y regarder de près cependant, cette maxime peut se comprendre de façon toute différente. Ne sous-entend-elle pas en effet une vérité opposée, à savoir qu'un mauvais voisin rend insupportable la vie quotidienne ? « On dit qui a mal voisin qu'il a souvent mal matin » assure un vers du Roman du Renard cité par La Curne de Sainte- Palaye ( 63 ). De manière significative, de nombreux dictons renchérissent et insistent sur les difficultés qu'entraîne la proximité d'un fâcheux. Sont particulièrement redoutés les individus procéduriers et chicaniers – « Bon avocat, mauvais voisin » - mais aussi les personnes malhonnêtes qu'il faut, le cas échéant, savoir corriger : « Bien doit porter bâton qui a voisin félon » clame-t-on au Moyen Age ( 64 ) ; ou encore « qui a félon voisin par maintes fois en a mauvez voisiné » ( 65 ). En fin de compte, l'idéal reste la proximité d'une personne loyale, dotée d'une fortune « médiocre », c'est-à-dire moyenne. « Il ne fait pas bon avoir un voisin trop pauvre ni trop riche » ( 66 ). Seul un homme, à égale distance de l'indigence et de l’opulence arrogante est en mesure d'entretenir avec la collectivité des relations de voisinage honnêtes et durables. Si le voisin reste un être dont on se méfie toujours – bien que, par ailleurs, sa présence soit régulièrement sollicitée - c'est parce que rien ne lui échappe. Sa curiosité insatiable traque, jusque dans les détails, l'existence de chacun. « Voisin sait tout » affirme une sentence du XVème siècle ( 67 ). Aussi convient-il de se protéger et de limiter ses intrusions inopportunes. La proximité des habitations ne l’impose-t-elle pas ?

Notes
47.

() Furetière (A.), Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et les arts, Paris, édit. 1690, T. III, non paginé, V° Voisin.

48.

() Dictionnaire universel français et latin vulgairement appelé dictionnaire de Trévoux, Paris, édit. 1752, T. VII, 1096 et 530 pages, V° Voisin, p. 910-911.

49.

() Nouveau Dictionnaire de l'Académie française dédié au Roi, Paris, édit. 1718, T. II, 820 pages, V° Voisin, p. 801.

50.

() Encyclopédie ou Dictionnaire raisonnée des sciences, des arts et des métiers par une société de gens de lettres, Neuchâtel, 1765, T. XVII, 890 pages, V° Voisin, p. 426.

51.

() Furetière (A.), op. cit., V° Voisinage ; Richelet (P.), Dictionnaire de la langue française ancienne et moderne, Nouvelle édit. augmentée, Lyon, 1759, T. III, V° Voisinage.

52.

() Godefroy (F.) in Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous les dialectes du IXème au XVème siècle, Paris, 1895, T. VIII, 432 pages, p. 289, cite une Lettre d’E. Pasquier (1529-1615), datée du début du XVIIème siècle, dans laquelle l’historien écrit : «  le dimanche et le lundi s'escoulent, la maison se trouvant fermée; le mardy, le voisiné s'en remue; au moyen de quoi un commissaire par authorité du lieutenant criminel se transporte sur les lieux ». L’emploi du vocable est rigoureusement interdit par Furetière (A.), op. cit., V° Voisiné, qui y voit un « mot provincial qui n'est plus supportable ». Le terme « Voisinance » connaît une évolution identique. Une autre citation de Godefroy (F.), Ibid., p. 289, montre que le mot est encore utilisé par Louis XIV. Dans une lettre adressée à Cromwell, il écrit : « comme il est avantageux à l'un et à l'autre Etat de vivre en bonne voisinance, paix et amitié… ».

53.

() Furetière (A.), op.cit., V° Voisinage.

54.

() Dictionnaire de Trévoux, op. cit., V° Voisiner, p. 911.

55.

() Godefroy (F.), op. cit., V° Voisiner, p. 289.

56.

() La Curne de Sainte-Palaye, Dictionnaire historique de l'ancien langage français ou glossaire de la langue française depuis son origine jusqu'au siècle de Louis XIV, Paris, 1875, T. X, 394 et 28 pages, V° Voisin, p. 185.

57.

() Ibid.

58.

() Dictionnaire de Trévoux, op. cit., V° Voisin, p. 911.

59.

() Furetière (A.), op. cit., V° Voisin, non paginé.

60.

() Rétif de la Bretonne (N.), Les nuits de Paris, R. Laffont, 1990, 1372 pages, p. 861.

61.

() La Curne de Sainte-Palaye, op. cit., p. 185.

62.

() Furetière (A.), op. cit., V° Voisin, non paginé.

63.

() La Curne de Sainte-Palaye, op. cit., p. 185.

64.

() La Curne de Sainte-Palaye, op. cit., p. 185.

65.

() Cité par Delumeau (J.) in La peur en Occident (XIVème-XVIIIème siècles), Hachette Littératures, 1999, 607 pages, p. 72.

66.

() Ibid., p. 72.

67.

() Cité par Delumeau (J.), op. cit., p. 72.