2. Voisin, maison et communauté de voisinage.

Deux ouvrages permettent d'aller plus avant dans l'étude du vocabulaire. Le premier a déjà été utilisé : c'est le Dictionnaire historique de l'ancien langage français. Rédigé par La Curne de Sainte-Palaye dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, il est publié un siècle plus tard, en 1875. Le second, le Dictionnaire de la langue française (édition 1873), est l'oeuvre d'E. Littré. Achevé quelques années avant la mort de l'auteur, il représente une véritable somme érudite à laquelle le célèbre savant consacra une partie de sa vie ( 68 ). Chacun de ces deux dictionnaires scrute l'ascendance et l'histoire des mots. Il reconstitue leur filiation et s'attache à retrouver les variations de sens qu'ils ont pu connaître. Ainsi, le Littré enseigne-t-il que le mot voisin vient du latin vicinus, lequel dérive à son tour de vicus, un terme qui se rattache au vocable grec oikos, généralement traduit par maison ou par demeure ( 69 ). Pour sa part, Le Curne rappelle que le voisin désigne au Moyen âge le compatriote, c'est-à dire l'habitant, le membre de la collectivité, celui qui partage son horizon géographique ( 70 ). Ces renseignements sont d'importance : ils montrent que le lien primitif entre voisins découle de la juxtaposition des maisons qu'ils habitent. Plutôt qu'un rapport personnel d'individu à individu, le rapport de voisinage se définit donc d'abord comme une relation entre habitations contiguës. De nombreuses chartes ou coutumes moyenâgeuses s'enracinent dans cette représentation, commune à l'Europe toute entière. Du sud de la France au Portugal, le vezi de Provence, le vehi de Catalogne, le Besi de Gascogne et des Pyrénées, le vecino d'Espagne désignent le voisin, entendu comme l'homme libre du vicus, celui qui habite une maison avec sa famille( 71 ). Cette notion se retrouve dans le Nord de l'Europe, en Angleterre notamment où elle apparaît dans la charte de Prisches que l'historien L. Verriest a étudiée ( 72 ). Deux de ses articles traitent de la question du voisinage. Le premier exonère du droit de mutation tout villageois qui vend sa maison à un voisin. Le second permet à chaque habitant de quitter son toit s'il a auparavant réuni le groupe des voisins et lui a apporté la preuve qu'il avait réglé ses dettes. Ainsi dépeint, le voisin est celui « qui tient une maison dans le village de Prisches ». Cette qualité lui est donc reconnue par le biais de sa demeure qu'il doit posséder en propre. Pareille exigence, il faut le souligner, se retrouve aussi, à la même époque, dans le Sud-Ouest de la France et en Espagne du Nord ( 73 ). De sorte que l’on comprend mieux la forme, en Europe méridionale, de certains villages aux maisons accolées et serrées : puisque l'habitation reste l'articulation principale des rapports de voisinage et des solidarités quotidiennes, l'architecture ne matérialise-t-elle pas, en fin de compte, cette conception ? Les liens qui éclosent entre voisins se tissent ordinairement de maison à maison. Comment ne seraient-ils pas particulièrement étroits ?

Au voisin/vicus, maître de sa maison, s'ajoute le voisin/proximus, proche, géographiquement, des autres habitants( 74 ). L'un et l'autre se complètent pour ne composer qu'une seule et même personne, agrégée à la communauté des voisins. Si celle-ci se caractérise par la forte solidarité dont font preuve ses membres, elle déploie aussi une certaine méfiance à l'égard de l'étranger. De ce sentiment de suspicion, découle le statut d'infériorité dans lequel le « forain » est ordinairement maintenu. En Dauphiné, par exemple, le délit commis par un étranger est plus sévèrement puni que celui qui est commis par un voisin ( 75 ). Aux environs de Bayonne, la condamnation est moins lourde quand la victime n'habite pas le village ( 76 ). Dans le Hainaut, les étrangers payent le tonlieu sur les marchandises transportées alors que les villageois en sont exemptés ( 77 ). De nombreux exemples montrent que le voisinage affirme clairement sa différence avec l'étranger. C'est contre lui, notamment, que les habitants défendent leur territoire et leurs pâturages communs. En Haute-Provence, certaines coutumes autorisent même le recours à la force lorsque des intrus accaparent les pâturages d'altitude ( 78 ). Pourtant, en dépit des tensions qui caractérisent le couple voisin/étranger, il est un domaine où les relations se nouent de village en village : le mariage. Les coutumes et les chartes attestent que l'intégration de l'étranger par le mariage et son accès à la qualité de voisin sont toujours possibles, moyennant, parfois, versement d'un tribut ( 79 ). Bien que les alliances restent pour l'essentiel endogames, des échanges matrimoniaux ont lieu entre villages. La communauté de voisinage témoigne ainsi de sa capacité à renouveler ses membres. Bien sûr, l'intégration au groupe se fait progressivement. Dans les Pyrénées, le nouvel arrivant doit attendre un an et un jour avant de devenir voisin à part entière et être agréé par la communauté ( 80 ). Ailleurs, il lui faut parfois aussi s'acquitter d'un « droit d'entrance », prêter serment de respecter les usages ou encore acquérir une maison. En fait, les modalités d'installation d'un étranger varient selon les lieux et les époques. Chaque communauté règle, au mieux de son intérêt, le flux migratoire. Mais, si la collectivité est capable d'absorber une quantité croissante de forains, il faut du temps à ces derniers pour qu'ils puissent bénéficier de la confiance de leurs concitoyens. C'est pourtant à l'aptitude de faire une place à l'étranger que se mesure la vitalité du groupe des voisins.

Naturellement, cette conception du voisinage, héritée du Moyen âge se transforme à l'époque moderne. Le développement des villes, l'afflux des immigrants, la confiscation du pouvoir par les notables brisent l'autonomie culturelle et sociale des communautés villageoises ( 81 ). Seuls, semble-t-il, le Sud-Ouest de la France et les vallées pyrénéennes maintiennent plus durablement la tradition ( 82 ). Ailleurs le voisin cesse de se confondre avec la maison et la famille qu'elle abrite. La distinction se fait plus claire entre l'habitant et sa demeure. Est-ce à dire pour autant que la communauté de voisinage ne constitue plus la cellule de base de la vie collective et qu'elle n'exerce plus son emprise sur le goupe des habitants ? Asurément, non. Les recherches entreprises dans le cadre de cette étude montrent clairement le contraire. Seulement, les règles se diversifient et cherchent à se libérer du vieux droit communautaire. A cet égard, l'exemple de Lyon est significatif et témoigne du chemin parcouru depuis l'époque médiévale. Des dispositions juridiques voient le jour qui s'efforcent de tenir compte des aspirations à une liberté plus individuelle et des exigences de la vie en société. Face à la pression urbaine, le droit de la propriété et de l'immeuble retient toute l'attention des législateurs. Des devoirs sont imposés aux propriétaires d'un fonds - les servitudes - mais en même temps, les hommes de loi affirment toujours plus distinctement le principe selon lequel « propriétaire est toujours maître chez lui ». A ces dispositions s'en ajoutent d'autres : les obligations auxquelles sont tenus - personnellement ou collectivement - les occupants de l'immeuble. Ainsi émerge une série de mesures réglementaires qui dote la ville d'une véritable législation de voisinage.

Notes
68.

() Littré (E.), Dictionnaire de la langue française, Paris, 1873, 2 volumes, 2628 pages plus un supplément.

69.

() Littré (E.), op. cit., T. II, V° Voisin, p. 2528.

70.

() La Curne de Sainte-Palaye, op. cit., p. 185.

71.

() Toulgouat (P.), Voisinage et solidarité dans l'Europe du Moyen âge, «  lou besi de Gascogne », Paris, 1981, 332 pages, pp. 9-10.

72.

() Pour une présentation succinte de cette charte, consulter Bourin (M.) et Durand (R.), Vivre au village au Moyen-Age, Les solidarités paysannes du XIème au XIIIème siècle, Messidor, 1984, 258 pages, pp. 140-142.

73.

() Toulgouat (P.), op. cit., p. 73 et suivantes.

74.

() Ibid., p. 241.

75.

() Bourin (M.) et Durand (R.), op. cit., p. 141.

76.

() Toulgouat (P.), op. cit., p. 100.

77.

() Bourin (M.) et Durand (R.), op. cit., p. 142.

78.

() Ibid.

79.

() C’est le cas à Bayonne, cf. Toulgouat (P.), op. cit., p. 186.

80.

() Ainsi dans la petite ville de Bagnères : « Les étrangers voulant venir habiter la ville seront présentés en assemblée de communauté et seront admis comme voisins après un an et un jour d'habitation et de conduite irréprochable », cité par Toulgouat (P.), op. cit., p. 86.

81.

() Duby (G.) et Wallon (A.) (sld), Histoire de la France rurale, T. III, de 1340 à 1789, Le Seuil, 1975, 61 pages, pp. 143-147.

82.

() Toulgouat (P.), op. cit., pp. 115-133.