a) Les droits du propriétaire sur le dessus et le dessous.

Si les pays de droit écrit appliquent dès l'origine le principe romain d'une propriété exclusive et absolue en faisant du propriétaire un être isolé et souverain sur son fonds, il en va tout autrement dans les pays coutumiers : là, le propriétaire ne dispose pas librement de son bien et doit tenir compte des charges et des services qui le grèvent au profit de la communauté ( 83 ). A partir du XVIème siècle et au cours des siècles suivants cependant, l'opposition entre pays coutumiers et pays de droit écrit tend à s'estomper. Sous l'influence de l'école romanisante, un puissant courant intellectuel, porteur d'idées philosophiques et juridiques nouvelles, se développe qui attribue à la propriété un statut à la fois moins disparate et plus individualiste. C'est ainsi par exemple que Locke considère qu'elle est un « dominium (une possession) exclusif du reste de l'humanité » séparant ainsi le propriétaire et « sa » chose du reste du monde ( 84 ). Furetière, pour sa part, identifie le propriétaire à un maître tout puissant sur son domaine en affirmant que la propriété est « un droit par lequel une chose appartient en propre à quelqu'un; (un) domaine, (une) seigneurie dont on est maître absolu, qu'on peut vendre, engager ou dont on peut disposer à son bon plaisir » ( 85 ). Juristes puis philosophes de l'école du droit naturel développent, chacun à leur manière, l'idée du droit à l'appropriation des choses, soulignant qu'il est le plus important de tous car, de lui, dépend la survie de l'humanité ( 86 ). Ce droit de disposer librement de son bien apparaît comme une modification profonde sur le plan juridique et consacre l'idée d'une propriété libérée de toute entrave communautaire. Il est aussi le signe d'une rupture philosophique puisqu'il place l'homme au centre de toutes choses en l'autorisant à posséder comme il l'entend. Plus tard, dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle, le courant physiocratique donnera à cette « liberté » un contenu nettement plus économique.

Le droit romain proclame que le propriétaire du sol l'est aussi sur toute la hauteur et la profondeur de son terrain et qu'il peut en disposer librement : il peut creuser le sol, construire une cave ou hausser un bâtiment à sa guise ( 87 ). La Coutume de Paris, elle aussi, reconnaît ce droit de disposer du dessus et du dessous et autorise dans l'article 195 chaque propriétaire à exhausser une construction « si haut que bon lui semble » sauf, bien entendu, quand une convention particulière avec le voisin ou un règlement de police l'interdit ( 88 ). Rousseaud de la Combe, s'interrogeant sur le régime des eaux, admet qu'un propriétaire puisse user d'un ruisseau à sa volonté quand il prend sa source dans son héritage et cite l'exemple d'un arrêt du 9 juillet 1619 au rôle de Lyon qui autorisa un particulier à retenir la source d'une fontaine qui prenait naissance dans sa propriété pour faire tourner un de ses moulins et ce, au préjudice d'un propriétaire voisin ( 89 ). Coquille, pour empêcher tout droit sur les gisements miniers, estime qu'aucune limite ne borne la propriété en profondeur et qu'elle s'étend « jusqu'au centre de la terre » ( 90 ). On pourrait multiplier les exemples. Dans tous les cas, on soutient que le propriétaire peut faire ce qu'il veut sur son fonds, en hauteur comme en profondeur, même s'il cause préjudice à son voisin. La seule limite reconnue à l'usage de la propriété dans les textes est le tort causé volontairement à autrui car il rend toute vie en société impossible.

La jurisprudence semble cependant avoir interprété avec beaucoup de prudence et de souplesse ces principes individualistes. Sans jamais remettre en cause le droit de disposer librement de son fonds, au dessus et en dessous du sol, elle rejoint cependant les sages conseils de Ferrière qui estime que l'élévation d'un immeuble ne doit pas priver le voisin de lumière ( 91 ), ceux de Beaumanoir qui ne permet pas de surélever sa maison de façon telle que le voisinage perde toute clarté ( 92 ), ou encore ceux de Bourjon qui n'accepte pas qu'on hausse exagérément et avec « malignité » un mur de clôture ( 93 ).

A Lyon, les autorités manifestent une modération identique et donnent le plus souvent raison au propriétaire ou au locataire gêné par une construction embarrassante. En cas de plainte ou de requête, le Lieutenant Général de la Sénéchaussée dépêche sur place un expert-juré - un charpentier, un architecte ou un maçon selon les cas - pour visiter les lieux et examiner l'objet du contentieux. L'expert, conformément à l'ordonnance de 1667 sur la procédure civile, est désigné d'office par cette juridiction royale à moins que les parties ne s'entendent pour choisir en commun un autre homme. Il joue un rôle important puisque, assisté d'un greffier, il dresse sur place un procès-verbal - on dirait aujourd'hui un rapport technique - destiné à aider le voyer de la ville dans son appréciation. En cas de nécessité, ce dernier peut ordonner la destruction partielle ou totale du bâtiment en imposant les conditions et les délais de démolition. Ce type de procédé, s'il reste rare, illustre bien cependant les limites que peut rencontrer un propriétaire dans l'exercice de son droit de propriété. Ainsi, dans une requête qu'il adresse à la Sénéchaussée, Pierre Lombard, un marchand vinaigrier exige la destruction d'un cabanon qu'un propriétaire voisin a fait élever devant une de ses fenêtres. Un maître menuisier, expert-juré de la Sénéchaussée, procède à l'enquête. Il constate « ....qu'il n'y a que 4 pieds et 11 pouces de distance de ladite fenêtre à ladite construction (c'est-à-dire au cabanon) et que la susdite construction a 14 pieds 8 pouces de hauteur sur 10 de largeur....si ladite construction était....couverte et close, le bas où nous sommes serait entièrement privé de jour au point qu'il serait impossible d'y travailler sans lumière ». Fort de ce rapport, Pierre Lombard interpelle les autorités et leur enjoint de procéder à la démolition immédiate du cabanon ( 94 ). Tout le monde cependant n'agit pas de manière aussi légale. Certains, avant même d'avoir saisi les tribunaux, font justice eux-mêmes et détruisent l'édifice incommodant. Antoine Bechetoille, un marchand de boutons installé place de la Fromagerie Saint-Nizier, déplore ce genre de pratiques qu'il juge contraire aux règles les plus élémentaires du savoir-vivre. Il a fait construire, explique-t-il, une cabane dans la cour de son immeuble mais le propriétaire voisin l'a fait démolir, de sa seule autorité, sous prétexte que « ....dans les temps pluvieux l'eau qui tombait sur la cabane rejaillissait sur l'auvent d'une des fenêtres de son magasin et le pourissait ». Or, précise Antoine Bechetoille, le voisin aurait dû s'adresser à la justice au lieu d'agir comme il l'a fait. Son attitude mérite donc un châtiment exemplaire. On ne sait pas si, dans cette affaire, il y eut sanction. En revanche, quelques jours plus tard, un représentant de la Sénéchaussée criminelle accompagné de deux architectes vint dresser un procès-verbal sur la façon dont était construit le cabanon. Il reconnut à son tour qu'il occasionnait une gêne incontestable pour le voisin ( 95 ).

Ainsi, comme l'illustrent ces deux exemples, bien que les principes énoncés dans les textes soient ceux d'une propriété absolue aux mains d'un propriétaire maître du dessus et du dessous de son fonds, la réalité apparaît beaucoup plus nuancée. Les juridictions municipales et royales tiennent toujours compte des situations concrètes rencontrées sur le terrain et, de façon générale, n'admettent pas qu'on gêne un voisin par des constructions trop hautes ou exagérément profondes. D'ailleurs, pour contenir l'égoïsme des propriétaires, des règlements de voirie exigent le respect de certaines règles de construction. A Lyon, toute personne désirant exhausser un bâtiment, construire une cave, poser un balcon ou entreprendre quelques réparations dans sa maison doit demander un permis de construire appelé alignement ou permis de voirie. Un membre du Consulat est envoyé pour inspecter les lieux et apprécier le degré de nuisance de ces travaux sur le voisinage immédiat. En cas de rapport défavorable, le permis de construire n'est pas délivré ( 96 ).

La propriété du sol inclut donc celle du dessus et celle du dessous avec les restrictions évoquées dans les lignes qui précèdent. En surface, les limites sont beaucoup plus précises car bornées par le fonds du voisin.

Notes
83.

() La propriété, alors, n'est pas libre au sens où nous l'entendons aujourd'hui : elle est encombrée de nombreuses obligations et il n'est pas rare qu'elle soit détenue simultanément par plusieurs propriétaires. Cf. Patault (A.-M.), Introduction historique au droit des biens, P.U.F., 1989, 336 pages, pp. 37-74.

84.

() Locke (J.), cité par Patault (A.-M.), op. cit., p.142. Sur l’importance de Locke dans la naissance de l’individualisme moderne, voir Spitz (J.-F.), John Locke et les fondements de la liberté moderne, P.U.F., 2001, 335 pages.

85.

() Furetière, op. cit., T. III, V° Propriété.

86.

() Particulièrement Grotius (H. ), op. cit., livre 2, chap. 6, § 1, pp. 251-256 et Pufendorf (Baron de), op. cit., T. II, 576 pages, livre 4, chapitre 4, note 2 p. 242.

87.

() C'est la règle romaine Superficies solo cedit évoquée par Beaumanoir dès le XIIIème siècle.

88.

() Martin (O.), Histoire de la coutume de la prévôté et vicomté de Paris, Paris, 1923, Tome II, 232 pages, p. 5.

89.

() Du Rousseaud de la Combe (G.), op. cit., V° Eau, pp. 258-259.

90.

() Coquille (G.), op. cit., p. 162.

91.

() Ferrière (Cl.), op. cit., t. II, p. 370.

92.

() Cité par Martin (O)., op.cit., p. 79.

93.

() Bourjon (F.), op. cit., T. II, section III, XIV, p. 19. 

94.

().Arch. dép. Rhône, BP 2572, 11 août 1776, Rapport d’experts.

95.

() Arch. dép. Rhône, BP 3537, 31 octobre 1790.

96.

() Bayard (F.), Cayez (P.) (sld), op. cit., pp. 9-40.