b) Bornage, clôture et mitoyenneté.

La propriété privée dessine en surface des figures complexes qu'il est nécessaire de savoir identifier et circonscrire. Les pouvoirs du propriétaire en effet s'arrêtent là où commence la propriété du voisin et disparaissent au-delà des frontières de son fonds. Une délimitation du terrain, stricte et incontestable, est donc indispensable. Elle donne lieu à une opération juridique qui consiste à fixer une ligne de séparation entre plusieurs fonds : c'est le bornage ou la clôture des propriétés. A la campagne, quand les terrains ne sont pas bâtis, on fiche dans le sol des bornes grossièrement taillées aux côtés desquelles, pour éviter toute manipulation frauduleuse, on enterre des fragments d'une même tuile appelés garants ou témoins. En agglomération, ce sont le plus souvent les murs qui matérialisent cette séparation et qui départagent les propriétés voisines. Chaque propriétaire peut exiger du voisin qu'il participe à cette reconnaissance de frontières et que soit établi contradictoirement un procès-verbal fixant les limites des fonds adjacents ( 97 ). Dans le Lyonnais, la Sénéchaussée envoie sur place un expert-juré, d'ordinaire un maître-maçon. Sa fonction est de vérifier de visu « l'existence des bornes....et de leurs garants, la distance où elles sont l'une de l'autre » ou de reconnaître « l'état....du mur....et....constater tout ce qui peut déterminer la ligne séparative des possessions des parties » ( 98 ). Une fois la visite achevée, on dresse un procès-verbal de bornes ou de mur. La délimitation est alors définitive, à moins, bien sûr, qu'un nouvel accord à l'amiable intervienne entre les parties et modifie le tracé des frontières.

Au XVIIIème siècle, dans les villes et les faubourgs, clore sa propriété est une obligation et un propriétaire peut contraindre son voisin à élever et entretenir à frais communs un mur de séparation. La hauteur de ce mur varie selon les usages locaux mais à Lyon, on se conforme aux Us et Coutumes de Paris et l'on exige qu'il ait 10 pieds de haut.

Les clôtures peuvent être privatives ou mitoyennes. La clôture privative appartient en propre à celui qui l'a fait construire à ses frais, aux confins de son domaine. En principe, le voisin peut demander au propriétaire du mur construit en limite de lui en céder la moitié contre remboursement. Refuser est considéré comme une « malice contraire aux devoirs d'amitié qui se doivent entre les voisins » ( 99 ). Quant à la clôture mitoyenne, construite à la frontière entre deux fonds, elle est commune aux deux propriétaires voisins, soit qu'elle ait été construite à frais communs soit que, privative à l'origine, elle ait fait l'objet d'une cession de la part de son propriétaire. Dans la pratique, cette mise en commun engendre de nombreux conflits et c'est pourquoi les textes juridiques s'en préoccupent fréquemment. Les Romains avaient résolu à leur façon le problème en laissant entre propriétés contiguës un espace libre qui variait de deux pieds et demi à quinze pieds selon les lieux. Cet intervalle était destiné à éviter tout conflit de voisinage et à « matérialiser une zone de non-contact » ( 100 ). A l'opposé, dans les provinces coutumières, on développa le principe de la mitoyenneté et la Coutume de Paris, pour ne parler que d'elle, contient, à cet égard, de nombreuses dispositions énoncées dans les articles 195 à 214 ( 101 ). Lyon, zone de droit écrit, s'aligne dans ce domaine sur la capitale et les experts-jurés de la Sénéchaussée veillent à ce que soient strictement appliquées les prescriptions parisiennes.

Normalement, le copropriétaire doit informer son voisin de ses intentions quand il veut toucher au mur mitoyen. Il lui est interdit, notamment, d'y installer des fenêtres et des ouvertures comme le rappelle, dans son rapport, un expert envoyé par la Sénéchaussée suite à la requête d'un maître cordonnier, le sieur Saquint. Après avoir constaté l'existence de deux trouées, ce spécialiste estime « qu'il faut boucher deux croisés qui sont dans le mur mitoyen parce qu'elles prennent jour sur le voisin » ( 102 ). Dans le même ordre d'idée, toute installation de privés ou de cheminée demande l'accord préalable du voisin. En cas contraire, il est possible d'en exiger la destruction. Certains propriétaires pourtant ne tiennent aucun compte de ces prescriptions comme en témoignent de nombreuses procédures judiciaires. Dans sa plainte, François Gorlier, un négociant de la rue Saint-Pierre, explique que lui-même et le sieur Pregry, maître entrepreneur, sont copropriétaires d'un mur mitoyen. Or, ce dernier « a fait construire une cheminée sur le derrière d'un magasin qu'il occupe » et a dégradé le mur mitoyen au point d'y faire une grosse brèche. Le fait est d'autant plus condamnable, explique-t-il, que son voisin «  aurait dû prévenir qu'il faisait percer un trou dans le mur de son magasin ». Derrière le mur, il y avait en effet un placard qui renfermait des dentelles d'une valeur de soixante-dix mille livres( 103 ).

Chaque copropriétaire a l'usage du mur mitoyen qui se trouve de son côté dans la mesure où il en use « en bon père de famille et de manière qu'il ne cause aucun préjudice à ceux avec qui la chose lui est commune » ( 104 ). C'est ainsi qu'il peut l'utiliser comme support en y enfonçant des poutres, parallèlement à la façade, comme c'est souvent le cas dans les constructions lyonnaises. Il a aussi la possibilité d'y adosser des constructions légères si elles ne nuisent pas à la solidité du mur. Enfin, le copropriétaire a le droit d'exhausser le mur mitoyen pour y appuyer de nouveaux bâtiments, mais alors les frais entraînés lui reviennent entièrement ( 105 ). D'ordinaire, lorsque des travaux de quelque importance sont engagés, ils donnent lieu à une convention entre propriétaires, passée devant notaire. « ....le sieur Flandrin, peut-on lire dans les papiers du notaire Pierre Duguyet, consent que le sieur Thollet continue l'élévation du mur mitoyen qu'il doit faire dans sa maison située rue Saint Georges joignant et séparant celui du sieur Flandrin....laquelle élévation ....sera environ 12 pieds au dessus de l'ancien mur et sans que ledit sieur Flandrin soit tenu en rien à ladite élévation laquelle demeurera aux frais et dépens du sieur Tollet et dans le cas où le sieur Flandrin juge à propos de faire une élévation, il aura la facilité de prendre tous appuyages sur le mur mitoyen dont il est question....et pour lors et dans ce cas seulement, le sieur Flandrin et les siens seront tenus de contribuer aux réparations qui pourraient devenir nécessaires audit mur mitoyen »( 106 ).

Le mur mitoyen doit être entretenu par les deux copropriétaires et les réparations effectuées à frais communs, ce qui suscite parfois des difficultés. Dans sa plainte, le cordonnier Joseph Pichot, propriétaire d'une maison rue Mercière, explique que « .... les sieurs Camel propriétaires de la maison voisine ont annoncé....qu'ils voulaient placer dans le mur mitoyen des pierres de taille à tous les étages et, à cet effet, qu'il fallait placer des étais et percer le mur. Le suppliant a dit qu'il s'y opposait parce qu'il....était de toute solidité et n'exigeait....aucune réparation....Si d'autre part, les sieurs Camel se croyaient fondés (à réparer ce mur) ...ils devaient se faire autoriser par la justice » ( 107 ). Réparer un mur, en effet, coûte cher et certains propriétaires ne peuvent engager une telle dépense. En cas d'impossibilité financière, il leur est possible de s'y soustraire mais il leur faut renoncer à leur part. Le voisin devient alors propriétaire du mur privatif qu'il répare désormais à ses frais ( 108 ).

Il n'est pas toujours facile de savoir si une clôture séparative est mitoyenne ou non. En principe, le propriétaire d'un mur privatif et celui d'un mur mitoyen doivent posséder un titre ou un acte de notaire qui l'atteste. A défaut de titre ou de preuve suffisante, il existe dans la structure même des bâtiments des marques de mitoyenneté que les experts-jurés de la Sénéchaussée savent reconnaître. Ainsi, quand le mur est appuyé des deux côtés sur des jambes ou des revêtements de pierre de taille ou encore lorsqu'il « est chaperonné des deux côtez » il est présumé mitoyen ( 109 ) . Il en va de même pour tout mur séparant deux bâtiments ou séparant une cour et un jardin. D'ordinaire, dans les grandes agglomérations comme Lyon, peu de murs sont privatifs mais, pour peu que les bâtiments soient anciens, c'est un cas de litige toujours possible ( 110 ). Cependant, sous l'effet conjugué de la pression urbaine et de simples considérations de bon sens, la mitoyenneté devient peu à peu le régime normal des murs séparatifs ( 111 ). Pothier déclare que « lorsqu'on ignore par qui et aux frais de qui un mur séparatif a été édifié, on le dit mitoyen » ( 112 ). Furetière lui fait écho en affirmant que « deux voisins sont en mitoyerie lorsque le mur qui partage leurs maisons est mitoyen, s'il n'y a titre au contraire » ( 113 ). Les rédacteurs du Code Civil reprendront plus tard l'énoncé de ce principe. Sur ce point là, la préférence donnée à la mitoyenneté illustre la victoire du droit coutumier et plus particulièrement de la Coutume de Paris sur le droit romain.

Notes
97.

() Ce droit de bornage est très ancien et Beaumanoir, au XIIIème siècle, l'affirme déja : « Toutes gens qui requiert bornes le doivent avoir » cité par Patault (A.M.), op cit., p.160.

98.

() Arch. dép. Rhône, BP 2573, 23 mai 1778.

99.

() Pothier (R.-J.), Œuvres annotées et mises en corrélation avec le code civil et la législation actuelle, Paris, 1890, T. IV, 576 pages, p. 334.

100.

() Patault (A.-M.), op cit, p. 153.

101.

() En ce qui concerne la mitoyenneté et les servitudes de vues et d'égout, la Coutume de Paris reprend l'essentiel des dispositions exposées par d'Ableiges (J.), Le grand Coutumier de France, Paris, 1523, non paginé, dans son chapitre intitulé «  des veues et esgous des maisons ».

102.

() Arch. dép. Rhône, BP 2599, 23 novembre 1790, Rapport d’experts.

103.

() Arch. dép. Rhône, BP 3475, 14 novembre 1781.

104.

() Pothier (R.-J.), op.cit., art.207, p. 316.

105.

() Furetière, op cit, T. III, V° Mitoyen : «  On peut bâtir sur le mur mitoyen en payant les charges ».

106.

() Arch. dép. Rhône, 3E 9459, 7 juin 1777.

107.

() Arch. dép. Rhône, BP 3532, 22 octobre 1789.

108.

() Martin (O.), op.cit., p. 76.

109.

() Furetière, op.cit, T. III, V° Mitoyen.

110.

() Dans la plainte du cordonnier Pichot évoquée plus haut (pp. 95-96), le plaignant développe deux arguments pour refuser de participer aux réparations du mur mitoyen : premièrement le mur est en bon état et des travaux sont inutiles, deuxièmement, rien ne permet d'affirmer que ce mur soit effectivement mitoyen comme le prétend, sans preuve, le voisin.

111.

() Martin (O.), op.cit., p. 84.

112.

() Cité par Patault (A.-M.), op.cit. p.156.

113.

() Furetière, op.cit., T.III, V° Mitoyen.