b) Les différents types de servitudes.

Les servitudes sont nombreuses et leur nombre n'est limité par aucun texte : chaque propriétaire, en effet, peut en créer de nouvelles s'il le désire. Par commodité, les auteurs de l'Ancien Régime ont pris l'habitude de les distinguer les unes des autres et, pour ce faire, ont repris la classification romaine. Les servitudes établies en faveur d'un fonds ou d'un immeuble (praedia) - celles que l'on nomme les servitudes prédiales et qui sont les seules à nous intéresser ici - sont divisées en trois grandes catégories, les servitudes rustiques, les servitudes naturelles et les servitudes urbaines.

« Les servitudes rustiques, écrit Furetière, sont dûes par le fonds où il n'y a aucun édifice comme le droit de chemin ou de passage; d'aller puiser de l'eau à une fontaine » ( 120 ). Autrement dit, les servitudes rustiques sont toutes celles qui s'exercent sur un fonds non construit. On les désigne ainsi car elles grèvent un fonds servant non bâti (en latin, rusticum) mais peuvent naturellement s'appliquer à une propriété située en agglomération. Ces servitudes concernent d'abord le droit de passage en cas de fonds enclavé. Dans ce cas et moyennant parfois une indemnité, le « voisin est tenu de donner passage dans son héritage quand son voisin n'a d'autre chemin, en récompensant s'il y a chemin ailleurs quoique plus long et plus fâcheux » ( 121 ). Les deux voisins doivent passer entre eux un accord ou bien, à défaut, faire procéder à une décision de justice. Un itinéraire est alors arrêté qui crée le moins de dommage possible à la propriété servante et, en cas de nécessité, « le propriétaire du fonds dominant recevra....une clé de l'enclos ou du bâtiment assujetti » ( 122 ). A la campagne pour que l'exercice de cette servitude se déroule dans les meilleures conditions possibles, les dimensions du passage sont le plus souvent fixées. Selon Rousseaud de la Combe, qui reprend ici une ancienne disposition de la loi romaine des XII Tables, « le chemin de charroi et de servitude doit être de huit pieds de largeur dans son étendue et de seize pieds dans les tournants » ( 123 ). Est encore considérée comme servitude rustique le droit d'aqueduc selon lequel un propriétaire peut faire passer une canalisation sur le fonds du voisin pour irriguer ses terres et cela sans aucun titre particulier ni remboursement parce que « sans le secours de l'irrigation, les prés seraient stériles particulièrement dans les pays secs » ( 124 ). Néanmoins, « celui qui a le droit d'aqueduc sur le fonds d'autrui ne peut concéder l'eau à autrui » aussi longtemps qu'elle n'est pas parvenue sur sa propriété ( 125 ) Enfin, le droit de puisage est également reconnu comme une servitude rustique, qu'elle s'exerce à la ville ou à la campagne. Dans la plupart des cas, ce sont les usages locaux ou des conventions entre propriétaires voisins, parfois passées sous seing privé, qui règlent les modalités d'exercice de cette servitude. Souvent, cependant, des habitudes se sont prises entre locataires d'immeubles voisins. Des actes de simple tolérance se transforment en actions usuelles puis quotidiennes et il est difficile alors au propriétaire de dénoncer cette servitude à laquelle sa propriété est injustement soumise. Les archives judiciaires donnent l'exemple de plusieurs propriétaires dépossédés par le voisinage dans l'exercice de leur droit de propriété. Ainsi, par exemple, Pierre Guillot, un charpentier demeurant quai de Retz. Il « ....est propriétaire d'une maison située rue Grolée pour le service de laquelle il y a une pompe à eau qui n'est que pour l'usage des locataires de ladite maison et encore à la volonté du remontrant...le nommé Mathias, maître-boulanger demeurant dans une maison voisine est venu prendre de l'eau à la pompe....le remontrant....l'a invité d'en user avec modération mais ledit Mathias a accablé le plaignant d'injures, l'a traité de gueux et de mâtin et lui a dit qu'il prendrait toujours malgré lui de l'eau dans sa pompe...» ( 126 ). La force de l'habitude contredit parfois les intérêts du propriétaire.

Les servitudes naturelles sont multiples et variées. Elles émanent de la nature elle-même et résultent d'une situation des lieux particulière. « Il y a des servitudes naturelles, explique Furetière, par exemple si l'on ne peut recueillir les fruits de son champ, ou réparer sa maison sans passer sur les terres de son voisin qui l'environnent de tous côtés, en ce cas le voisin est obligé de souffrir le passage....C'est encore une servitude naturelle que la décharge et l'écoulement de l'eau du fonds supérieur sur l'inférieur »( 127 ). De fait, les servitudes naturelles les plus fréquentes sont celles qui découlent d'une différence d'altitude d'un fonds, l'un étant plus élevé que l'autre. Dans ce cas, le fonds inférieur est tenu de recevoir les eaux de pluie qui s'épanchent du fonds supérieur et cela sans qu'aucun règlement ou convention entre les parties soit nécessaire car il s'agit d'un phénomène naturel. Du Rousseaud de la Combe ajoute même qu'en cas d'inondation du fonds servant, le fonds dominant n'est tenu à aucun dédommagement ( 128 ). La configuration du terrain ou de la propriété peut encore obliger le propriétaire à se soumettre à d'autres servitudes de même nature. C'est ainsi qu'il est tenu de supporter l'échelle et les matériaux d'un voisin engagé dans des réparations si sa maison est bordée de toutes parts de bâtiments. Là encore, de la nature dérive l'obligation.

A la différence des servitudes rustiques, la servitude urbaine concerne les charges et les services dûs par un fonds bâti (en latin « urbanum »). « Elle est due, précise Furetière, par un bâtiment ou une maison, en quelque lieu qu'elle soit située, ou à la ville ou à la campagne, comme de souffrir une vue, un égout; de porter une goutière, de soutenir, ou le toit ou les sommiers de la maison voisine, de ne pouvoir hausser ou le toit ou les murailles » ( 129 ). Les servitudes urbaines jouent naturellement un rôle important en ville à cause de la concentration des immeubles et de la proximité des propriétés. Elles s'exercent cependant aussi à la campagne comme l'affirme Rousseaud de la Combe : « Bien que les maisons auxquelles sont dues les servitudes ne soient dans les villes, on les appelle urbaines » ( 130 ). Les juristes romains, dans leur souci de garantir le plus possible le droit du propriétaire, les ont restreintes autant qu'ils ont pu. Le droit coutumier, au contraire, en a formulé beaucoup, répétant en général les prescriptions de la Coutume de Paris. A Lyon, comme dans d'autres agglomérations de droit écrit, en l'absence de règles et de dispositions locales satisfaisantes, c'est la Coutume de Paris qui définit pour l'essentiel l'usage des servitudes urbaines. Convaincue que l'espacement entre les hommes est nécessaire pour préserver la paix et la bonne entente entre tous, elle énonce notamment les précautions et les distances à observer par un propriétaire qui veut faire des travaux chez lui et d'abord par celui qui veut pratiquer des ouvertures dans un bâtiment. Car, s'il est une nécessité, c'est bien de se protéger des indiscrétions et des regards du voisinage. Les ouvertures sont classées en deux grandes catégories : les vues et les jours. Les vues sont des fenêtres que l'on peut ouvrir et qui laissent passer la lumière. A ces fenêtres, doivent être naturellement assimilées les balcons : ils forment, eux aussi, des ouvertures libres qui donnent le passage à l'air et à la lumière. Quant aux jours, ce sont de petites baies, généralement sans fermeture, parfois grillagées, qui donnent de la clarté. A Lyon, on les confond souvent avec les larmiers et servent d'échappée pour les locaux de service, les arrière-magasins du rez-de-chaussée, les caves ou les greniers.

Pour le voisin, les vues sont plus gênantes que les jours car elles sont de dimension supérieure et plus propices aux regards indiscrets, aux jets d'ordures et à toutes sortes d'indélicatesses. Afin de limiter ce genre d'inconvénients, la Coutume de Paris a formulé des règles précises. Les autorités lyonnaises les ont reprises pour l'essentiel. C'est ainsi qu'il est toujours permis au propriétaire d'un immeuble d'ouvrir une fenêtre, un balcon ou même une terrasse quand la vue donne sur son fonds ( 131 ). En revanche, quand il s'agit d'une vue droite ouvrant sur une propriété voisine, il faut observer une distance minimale de six pieds entre cette ouverture et le fonds voisin ( 132 ). Dans le cas d'une vue oblique, on estime qu'une distance de deux pieds est suffisante parce qu'alors, la curiosité est plus difficile à assouvir ( 133 ). D'autres restrictions, plus sévères encore, s'imposent quand un mur est situé à l'extrême limite de deux fonds : dans ce cas là, le propriétaire ne peut ouvrir que des vues dites « aux coutumes de Paris ». Celles-ci sont à verre dormant, recouvertes d'un maillage de fer et doivent être élevées suffisamment haut pour ôter toute envie d'aller y regarder. Au rez-de-chaussée d'un immeuble, ces vues doivent être à neuf pieds du niveau du sol au moins et, aux étages, à sept pieds du plancher. Précision importante, ces ouvertures ne peuvent être pratiquées que dans un mur privatif et aucune vue, même à verre dormant ne doit être réalisée sans le consentement exprès du voisin ( 134 )

En cas de litige, de plainte ou de requête d'une des parties, un expert juré, architecte ou maître maçon, est mandaté par la Sénéchaussée pour examiner si les ouvertures sont conformes à la Coutume de Paris. Au cours de l'été 1776, un conflit oppose les propriétaires de deux maisons voisines, sises rue Neuve. Le différend porte sur l'existence d'une fenêtre disposée de telle façon qu'elle indispose les locataires d'une des deux propriétés. Jean-Pierre Dumont, maître maçon envoyé par la Sénéchaussée, est chargé de faire un rapport. Il doit « ....faire la description des constructions de ladite fenêtre et....donner son avis si elle est faite suivant les règles de l'art et les us et coutumes des bâtiments, conformément aux coutumes de Paris ». Après un examen minutieux et « après avoir observé ladite fenêtre et avoir mesuré sa hauteur et sa largeur, il a reconnu....qu'elle est construite à côté du mur mitoyen, qu'elle n'est élevée du plancher ou échafaudage....que de deux pieds dix pouces ». La conclusion de l'expert est sans appel : « ....suivant les lois du bâtiment cette fenêtre ne doit pas être à jour droit, doit être élevée du carrelage à son ouverture de sept pieds et doit être barrée de fer et grille » ( 135 ).

La Coutume de Paris formule d'autres règles encore concernant les servitudes urbaines. Ce sont toutes les précautions à prendre par un propriétaire quand il veut élever des constructions à l'extrême limite de son fonds. En principe, il en a le droit mais il doit respecter certaines distances et élever des ouvrages protecteurs. Ainsi, quiconque veut adosser une étable à un mur mitoyen est tenu de protéger ce dernier en construisant un contre-mur d'un demi-pied d'épaisseur depuis le sol jusqu'au niveau de la mangeoire ( 136 ). Le propriétaire désireux de construire une cheminée, un four de boulanger ou un fourneau, doit laisser entre l'ouvrage et le mur mitoyen un espace d'un demi-pied de largeur pour éviter tout risque d'incendie. En cas de contestation un architecte-juré est chargé d'examiner la construction. Dans son rapport, le sieur Loras, un architecte mandaté par la Sénéchaussée, dresse l'état d'un four installé contre le mur mitoyen d'une maison située quai Pierre Scize. Sa mission, explique-t-il, consiste à savoir « si ledit four est construit selon les us et coutumes....(et à se prononcer ) sur les dangers et accident qu'il peut occasionner, sur l'état du mur où le four est adossé notamment s'il n'y a pas à craindre quelque incendie.... ». Première constatation : « au devant dudit four est une chaudière adossée elle aussi au mur mitoyen qui est sans contre-mur ni intervalle, que l'un et l'autre sont construit d'une manière contraire aux uz et coutumes et notamment à l'article 190 de la Coutume de Paris qui veut qu'il y ait un intervalle de six pouces entre le mur mitoyen et celui qui compose le four.... ». Deuxième constatation : « ....la montée de ce mur (mitoyen ) est calcinée par le feu dudit four....cette fumée s'est ainsi manifestée sur la longueur d'environ six pieds et sur la hauteur d'environ deux pieds.... ». L'architecte en tire la conclusion suivante : « il serait dangereux de laisser exister ledit four dans l'état actuel....attendu qu'il n'y a point d'intervalle entre iceluy et le mur mitoyen que selon l'usage il doit y avoir un mur pour le porter d'un pied d'épaisseur .... ». Sa destruction est donc demandée car, sous sa forme actuelle, il risquerait de « donner lieu à un incendie » ( 137 ).

La dernière série de règles formulée par la Coutume de Paris a trait aux lieux d'aisance. Pour éviter toute contamination de la maison voisine, un ouvrage protecteur d'un pied doit préserver le mur mitoyen. D'autre part, s'il existe un puits à proximité, le propriétaire doit régulièrement visiter ces lieux pour s'assurer que l'évacuation s'effectue bien et qu'aucune infiltration ne souille l'eau. La teneur de certains rapports, cependant, montre que ces instructions restent souvent lettre morte et que d'aucuns n'hésitent pas à jouer avec la santé des populations. « Procès verbal sera dressé, lit-on dans une requête du Lieutenant général de la Sénéchaussée, de l'état des caves de Maître Guillermin où les matières des sacs de la veuve Cocq fluent....il sera reconnu si le sac de ladite maison a les contremurs....nécessaires prescrits par la loy ». Après examen des lieux, l'expert constate que « contre le mur mitoyen entre ladite veuve Cocq et le sieur Guillermin....il filtre....de la matière fécale qui passe au travers dudit mur....la dame veuve Cocq s'engage de faire vuider la fosse d'aisance....et dès qu'elle en aura obtenu la permission....elle fera faire dans icelle les réparations....nécessaires » ( 138 ).

La Coutume de Paris, si riche par ailleurs, est muette sur tout ce qui concerne l'écoulement des eaux pluviales provenant des toitures ou sur les distances à observer quand un propriétaire veut faire des plantations sur son fonds. Dans les deux cas, la règle suivie semble être le simple bon sens. A Lyon, le Consulat n'admet pas que les toitures empiètent en surplomb le fonds d'autrui ni que l'eau de pluie s'écoule directement des toits chez le voisin. Les toitures doivent être équipées de cornets d'évacuation dont la pose est assurée par un maçon. Les eaux ainsi recueillies se déversent sur la voie publique, sur le terrain du propriétaire ou s'acheminent dans les conduits qu'abrite la cour de l'immeuble. Même prudence en ce qui concerne les plantations : la proximité des arbres peut incommoder le voisin; l'ombre, les racines ou la chute des feuilles l'empêcher de jouir normalement de sa propriété. Pour pallier ces inconvénients, « tout arbre planté doit être placé à cinq pieds du voisin » et le propriétaire d’un fonds envahi peut toujours en couper les branches ou les racines ( 139 ). On accepte cependant que « le voisin qui veut souffrir que les branches de l'arbre voisin pendant sur son bien » soit récompensé et recueille les fruits tombés de ces branches ( 140 ). Il faut admettre cependant que les dispositions concernant les plantations sont rarement de mise à Lyon tant la densité urbaine est forte et les immeubles de rapport la règle.

Ainsi, entre immeubles voisins naissent de nombreux rapports de servitudes. Les textes juridiques, les conventions entre parties ou les usages les définissent et établissent leurs modalités d'exercice. Ces servitudes sont des services fonciers puisqu'elles sont attachées à un fonds, qu'il soit bâti ou non. En plus de ces contraintes, les propriétaires ou leurs ayants cause sont soumis personnellement à des charges et à des devoirs : ce sont les obligations de voisinage.

Notes
120.

() Furetière, op. cit., T. IV, V° Servitudes.

121.

() Du Rousseaud de la Combe (G.), op. cit., V° Chemin, p. 88.

122.

() Carbonnier (J.), op. cit., p. 269.

123.

() Du Rousseaud de la Combe (G.), op.cit., Ibid..

124.

() Du Rousseaud de la Combe (G.), op.cit.,V° Eau, pp. 258-259.

125.

() Ibid.

126.

() Arch. dép. Rhône, BP 3479, 20 mars 1782.

127.

() Furetière, op. cit., T. IV, V° Servitudes.

128.

() Du Rousseaud de la Combe (G.), op.cit., V° Eau, p. 259 : «  Si la force de l'eau pluviale rompt la digue qui était sur le fonds supérieur, le propriétaire du fonds inférieur n'a d'action que pour être autorisé à réparer la digue à ses propres frais » .

129.

() Furetière, op. cit., T. IV, V° Servitudes.

130.

() Du Rousseaud de la Combe (G.), op. cit., V° Servitudes, p. 644.

131.

() Dans le même ordre d'idée, Bourjon permet que l'on construise sur le toit sans aucune restriction si l'on ne voit pas l'héritage du voisin. Bourjon (F.), op.cit., T. II, section II, art. 6, p. 25.

132.

() Martin (O.), op.cit., p.75.

133.

() Ibid. p. 78.

134.

() Ibid. p. 77.

135.

() Arch. dép. Rhône, BP 2572, 1er juillet 1776.

136.

() Martin (O.), op. cit., p. 86.

137.

() Arch. dép. Rhône, BP 2575, 24 janvier 1778, Rapport d’experts.

138.

() Arch. dép. Rhône, BP 2575, 26 mai 1778, Rapport d’experts.

139.

() Du Rousseaud de la Combe (G.), op.cit., V° Arbre, p. 40.

140.

() Ibid., p. 40.