La conception romaine et individualiste de la propriété, remise à l'honneur par les juristes et les penseurs de la France moderne, n'est viable que si l'on y joint un principe essentiel : celui de ne pas de nuire volontairement à autrui. L'usage de la propriété ne doit pas être tel qu'il porte préjudice à autrui et nul ne peut causer de tort à son voisin de façon délibérée. Agir autrement serait se comporter en « mauvais voisin » et risquerait d'entraîner une sanction. Coquille, évoquant les troubles de voisinage, les assimile à un désordre social. « Chaque habitant, dit-il, doit par courtoisie et honnête volonté ne rien faire qui puisse nuire à son voisin: ce qui n'est pas droit de servitude mais le droit de cité en laquelle chacun doit vivre en amitié et union » ( 141 ). Domat a une conception identique. Il en appelle à la responsabilité de chacun en affirmant que « l'engagement de chaque particulier à ce qui regarde l'ordre de la société dont il fait partie....l'oblige aussi de telle manière qu'il ne fasse aucun mauvais usage ni de soi-même ni de ce qui est à lui »( 142 ). Un propriétaire commet donc une faute quand, dans l'exercice de son droit sur le dessus, le dessous ou la surface de son fonds, il fait une action sans utilité pour lui-même mais qui ne peut avoir d'autre objet que celui de troubler son voisin. Des accusations de cette nature, pourtant, sont régulièrement proférées et transmises aux autorités judiciaires. « ....le jour de sa boutique, se plaint Christophe Michellier négociant rue Basse Grenette, est intercepté par la fermeture du sieur Deplace épicier ». La Sénéchaussée, pourtant, a déjà ordonné à cet épicier de procéder aux modifications nécessaires. Il fait cependant la sourde oreille et « par méchante malice....jamais il n'a voulu l'arranger bien qu'il en fut obligé » ( 143 ). Ce type de conduite est répréhensible. De fait, quand on peut prouver que l'intention de nuire est effective, que l'acte commis par le propriétaire ne lui est d'aucune nécessité et que seule la méchanceté a guidé son action, alors le préjudice causé au voisin doit être réparé.
S'il n'est pas permis de troubler autrui par pure malice, il n'est pas accepté non plus d'occasionner au voisinage une gêne intolérable. Un propriétaire et ses locataires sont tenus de faire usage du fonds sur lequel ils sont installés de façon raisonnable et leur attitude ne doit pas devenir une source d'inconvénients pour les autres. Les propriétaires le savent bien qui précisent dans leur bail à loyer que leurs locataires doivent se comporter dans leurs appartements « en bon père de famille » c'est à dire avec mesure. L'odeur, le bruit les troubles anormaux de voisinage sont donc répréhensibles quand ils deviennent intolérables pour les voisins. Les règlements municipaux, les ordonnances relatives à la voirie et à la police établissent un certain nombre de règles qui s'efforcent de fixer les limites à ne pas dépasser pour permettre à chacun de se supporter. Entreprise malaisée quand on connaît la propension populaire à s'étendre et à accaparer l'espace. Dix commissaires de police, parfois accompagnés d'huissiers, sont envoyés par le Consulat à travers la ville ( 144 ). Attachés à la surveillance d'un des dix secteurs de la cité, ils sont chargés de faire appliquer les ordonnances municipales. Ces officiers sont également habilités à recevoir les plaintes et les requêtes des Lyonnais, à les présenter au Lieutenant Général de Police et à dresser des procès-verbaux. Il semble cependant que leur prestige et leur autorité soient au plus bas en cette fin de siècle. En témoigne un rapport non daté du Consulat qui évoque les commissaires de police en ces termes : « ...quelle authorité pourrait avoir sur le peuple la plupart des commissaires de police que Messieurs les Echevins ont nommés ? Ce sont souvent des ouvriers ou des gens qui ne possèdent ni l'extérieur ni le talent de se faire respecter....Comme les gages des commissaires sont très médiocres, il paraît qu'on pourrait....accorder des gratifications à ceux qui s'acquittent mieux de leur devoir que leurs confrères » ( 145 ). A en croire les commissaires eux-mêmes, leurs fonctions ne suscitent aucun respect dans les rangs de la population. Pire, elles déclenchent parfois l'hilarité et l'arrogance des contrevenants. « ....étant au quatrième, raconte l'un d'entre eux, nous avons heurté à la première porte, une demoiselle assez jolie a paru....comme elle riait et se moquait des observations que nous lui faisions sur les petits tas de balayures contre sa porte....est sorti le Sieur Gercin....nous disant que nous n'avions qu'à balayer ou envoyer balayer nous-mêmes »( 146 ).
Pour lutter contre les mauvaises odeurs, combattre l'égoïsme des habitants et garantir la salubrité publique, les règlements consulaires interdisent, sous peine de fortes amendes, de déposer ou de jeter des immondices par les fenêtres ( 147 ) et d'accaparer abusivement l'espace public ( 148 ). Ils obligent chaque locataire à entretenir son foyer, à le nettoyer régulièrement, à s'abstenir d'y entasser des ordures ( 149 ). Par souci de sécurité, les cheminées doivent être ramonées deux fois dans l'année au moins ( 150 ). Enfin, le Consulat exige que tout propriétaire fasse nettoyer les sacs des latrines de son immeuble entre le mois d'octobre et le mois de mai pour éviter la période des grosses chaleurs ( 151 ).Toute vidange commencée doit se poursuivre sans discontinuer mais on ne travaillera que la nuit, à partir de onze heures du soir. Pour faciliter le travail des vidangeurs, le locataire auquel est attribuée la cave où se trouve le sac des latrines sera tenu de souffrir leur passage.
Toutes ces prescriptions sont répétées régulièrement à travers le siècle. Leur réitération illustre bien les difficultés que rencontrent les autorités lorsqu'il s'agit d'imposer des mesures d'hygiène et de changer les habitudes d'une population démunie le plus souvent du moindre élément de confort. Certaines catégories professionnelles sont d'ailleurs particulièrement visées car très polluantes et nauséabondes dans leurs activités ( 152 ). A la fin du XVIIIème siècle cependant, l'odorat se fait plus délicat. La puanteur est objet de dégoût notamment chez les plus riches. La mauvaise odeur indigne les philosophes et les médecins qui lancent une véritable offensive contre « l’intensité olfactive » ( 153 ). Celle-ci, toutefois, se heurte aux populations, rétives à l’idée de devoir changer leurs comportements ancestraux ( 154 ).
Les règlements municipaux sont beaucoup plus discrets quant aux dispositions concernant le bruit ( 155 ). Il est vrai que le gros de la population lyonnaise est composé d'artisans et que beaucoup parmi eux exercent à longueur d'année un métier bruyant, le plus souvent à domicile ( 156 ). Les ordonnances de police stipulent cependant que les cabaretiers et les aubergistes doivent fermer leur boutique à dix heures du soir l'automne et l'hiver et à onze heures le reste de l'année, qu'il est défendu « à toutes personnes de heurter à la porte desdits cabaretiers après les dites heures....de s'attrouper et de faire du bruit dans les rues, sous peine d'être puni comme perturbateur du repos public » ( 157 ). Dans le même registre, pour garantir la tranquillité et la sécurité des Lyonnais pendant la nuit, chaque locataire doit veiller à bien fermer la porte d'allée à neuf heures du soir en automne et en hiver, à dix heures le reste de l'année et cela avec une clé que le locataire principal lui remet aussitôt après son installation. Car, si le Consulat, dans ses ordonnances, désire empêcher le désordre et l'agitation publics, il est également attentif au repos de ses administrés. Et ce repos réparateur c'est d'abord la nuit qui l'amène quand, fourbu de travail, chacun se couche; c'est ensuite le dimanche et les jours chômés lorsque toute activité s'arrête et qu'on célèbre, le matin, l'office divin. Dans les deux cas, les Lyonnais semblent assez peu disposés à se laisser troubler par un voisin bruyant. Le cas échéant, ils n'hésitent pas à le dénoncer aux autorités comme élément perturbateur. « Nous, peut-on lire dans un rapport de police,....commissaires de police....savoir faisons que ce jourd'hui....jour de dimanche seraient venus à nous différentes personnes....l'un à quatre heures du matin, à huit heures, l'autre à neuf heures....disant que depuis minuit le nommé Fleury, menuisier demeurant Quai du Rhône....faisait travailler dans sa boutique tous ses garçons qui faisaient un bruit horrible et empêchaient les voisins de se reposer; que ce même bruit....causait un scandale dans le quartier en annonçant au peuple un jour ouvrier et pendant l'office; ce qui est une irréligion et une désobéissance formelle aux ordonnances de police » ( 158 ).
Multiples et variés sont les troubles de voisinage. Il n'est pas question d'en dresser ici une liste exhaustive car on y reviendra de façon beaucoup plus précise au cours d'un chapitre suivant ( 159 ). Notons cependant que, quelle que soit la raison de ce trouble - le bruit, la fumée, l'accaparement de l'espace public - la conduite suivie par la justice demeure toujours la même : la nuisance volontaire d'une part, la gêne inconsidérée d'autre part sont également condamnables quand elles sont reconnues véritables car elles font fi de l'obligation personnelle et morale de bon voisinage. Reste qu'à Lyon, d'autres devoirs sont reconnus nécessaires par les autorités municipales. Ce sont les travaux et les charges collectives auxquels est astreinte la communauté des habitants de l'immeuble.
() Coquille (G.), op.cit., p. 168.
() Domat (J.), op.cit., Livre I, chap.5, art.3.
() Arch. dép. Rhône, BP 3473, 23 août 1781.
() Sur la fonction de commissaire voir l’introduction générale, note 2, p. 56.
() Arch comm. Lyon, FF 09, non daté.
(). Arch. comm. Lyon, FF 047, 21 février 1776.
() Ordonnance du 7 septembre 1729 art. XIII : « Défendons à toutes personnes de jeter ou souffrir que l'on jette de l'eau ni les ordures, cendre, lessive, paille, décombres, fumiers et autres ordures à peine de 25 Livres d'amende.... », Arch. comm. Lyon, FF 09, 7 septembre 1729.
() Ordonnance de police du 8 août 1727 : « Défense soit faite à toutes personnes d'occuper le devant de leurs boutiques et d'y exposer aucun meubles et effets, en sorte que tout l'espace de la rue demeure libre.... », Arch. comm. Lyon, FF 039, 8 août 1727.
() Ordonnance de police du 6 juillet 1763 : « Défendons à tous ceux qui occupent les maisons ....de laisser séjourner dans leurs appartements les balayures, immondices et autres choses pouvant causer de l'infection à peine de 30 Livres d'amende », Arch. comm. Lyon, FF 039, 6 juillet 1763.
() Ordonnance de police du 24 octobre 1755 : « ....faire ramoner les cheminées des appartements au moins deux fois dans l'année à peine d'une amende de 25 Livres », Arch. comm. Lyon, FF 039, 24 octobre 1755.
() Ordonnance du 10 juin 1761 : «....faire nettoyer les sacs des latrines depuis la fête de St Michel seulement jusqu'au premier juin inclusivement....les maîtres des basses oeuvres devront continuer sans interruption de vuider les sacs des latrines auxquels ils auront commencé de travailler, leur défendons et à leurs ouvriers d'y travailler avant 11 heures du soir sonnées et en tous temps », Arch. comm. Lyon, FF 09, 10 juin 1761.
() C'est le cas notamment des charcutiers et des bouchers à qui une ordonnance de mars 1788 interdit « de jeter aucune chose par les fenêtres....et auxquels il est ordonné de descendre les cuirs de leur grenier ». Dans la même ordonnance défense est faite « à toutes personnes même aux bouchers et charcutiers, de nourrir des porcs en ville », Arch. comm. Lyon, FF 09, 15 mars 1788.
() Corbin (A.), Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social. XVIIème-XIXème siècles, Flammarion, 1986, VI-336 pages, p. II.
() Voir troisième partie, chapitre 1, C, 2.
() Sur l’évolution du paysage sonore, consulter Gutton (J.-P.), Bruits et sons dans notre histoire, essai sur la reconstitution du paysage sonore, P.U.F., 2000, 184 pages, pp. 61-104.
() Ainsi les ouvriers en soie, les selliers, les charrons ou les chapeliers.
() Arch. comm. Lyon, FF 09, art VI, Ordonnance du 30 novembre 1780.
() Arch. comm. Lyon, FF 047, 1er juin 1777.
() Cf. troisième partie, chapitre 1.