b) Les obligations collectives de voisinage.

Les habitants d'un immeuble - locataires et propriétaires confondus - sont reconnus par l'autorité royale, judiciaire ou municipale comme membres solidaires d'une même communauté et, à ce titre, astreints à des obligations, des tâches, des responsabilités collectives. Cette solidarité forcée et ordonnée est révélatrice, sans doute, d'une société où l'interdépendance active des hommes est grande et l'esprit d'entraide nécessaire à la survie de chacun. Ce qui est certain c'est qu'elle constitue aussi un des ressorts importants sur lequel cherche à s'appuyer la puissance publique pour asseoir sa domination. Le pouvoir royal et la Justice, les premiers, exigent de la maisonnée toute entière, qu'elle coopère loyalement avec eux dans l'exercice de leur mission. C'est ainsi par exemple que l'Ordonnance royale de 1273 demande aux voisins d'accourir pour arrêter les malfaiteurs quand un crime est commis ou de pousser de hauts cris pour faciliter leur arrestation. A défaut, les réfractaires risquent une amende ( 160 ). La Justice réclame aussi la collaboration du voisinage en cas de visite d'un huissier. Si celui-ci ne trouve personne au domicile perquisitionné, il doit afficher « l'exploit » à la porte du contrevenant et en aviser le plus proche voisin. Il lui demande alors de signer une attestation de passage, ce que très peu de voisins acceptent de faire par peur, sans doute, de se compromettre ( 161 ). En cas de saisie et avant d'entrer dans un appartement pour y soustraire quelques effets, l'huissier doit se faire accompagner par deux voisins. Ceux-ci vérifient l'état du domicile et des biens avant leur confiscation ( 162 ). La loi précise, avec sagesse, que s'il n'y a point de voisins, l'huissier est tenu de le signaler expressément dans son rapport. De fait, la méfiance à l'égard de ces professionnels est telle qu'il leur est souvent difficile de trouver des témoins. Les habitants prêtent rarement main forte à la justice autant, semble-t-il, par hostilité déclarée à la profession que par peur de rompre une solidarité de voisinage solidement ancrée. L’unité et la cohésion de la maisonnée, en effet, en dépendent ( 163 ).

A la demande des familles ou des particuliers, le Procureur du Roi peut aussi assigner le voisinage à comparaître devant le tribunal de la Sénéchaussée. Cette disposition est fréquemment utilisée pour mettre sous tutelle ou curatelle une personne estimée inapte à la conduite de ses affaires ou encore pour désigner le tuteur d'un enfant mineur. Amis, voisins, membres de la famille donnent leur avis au juge qui entérine le plus souvent leur recommandation. Ainsi procède-t-on pour parvenir à l'interdiction d'Ennemond Michel Talon, un homme convaincu de démence : « Qu'il nous plaise ordonner que les parents....et à défaut de parents, des amis et voisins seront assignés à comparaître à notre Hôtel....pour délibérer sur le parti à prendre à cause de la démence du sieur Ennemont Michel Talon, sur le choix d'un curateur qu'il conviendra de choisir » ( 164 ).

La communauté des habitants est également sollicitée par les autorités municipales pour exécuter des travaux d'entretien collectifs. Le Consulat, en quête d'une meilleure hygiène, fixe en effet un certain nombre de tâches à effectuer. Des obligations collectives de nettoyage des maisons sont soumises au propriétaire ou au locataire principal qui, à l'instar des concierges parisiens, sont tenus de veiller à la bonne exécution de ces corvées. Réglements consulaires et ordonnances de police se succèdent et précisent les services publics à accomplir : chaque habitant de l'immeuble doit balayer et nettoyer à tour de rôle l'escalier, l'allée, la cour, les latrines, bref, tous les espaces communs de l'immeuble et cela, à grandes eaux ( 165 ). Les règlements précisent que cette besogne est quotidienne et qu'elle s'effectue avant sept heures du matin l'été et neuf heures l'hiver. Les occupants de l'immeuble doivent s'organiser et, sous la responsabilité du locataire principal, dresser un tableau pour se distribuer les tâches et fixer les jours de la semaine où ils seront de service ( 166 ). Recommandation leur est également faite de dénoncer ceux qui se montreraient récalcitrants dans l'exécution de ce travail. Les propriétaires réitèrent eux aussi ces règlements de voirie dans tous leurs baux de location et rappellent à chaque locataire qu'il doit contribuer à l'entretien de l'immeuble « à son tour et à son rang » ( 167 ).

La ville contraint aussi les riverains des rues à nettoyer au devant de leur domicile. Tous les habitants, quelle que soit leur position sociale, mais plus particulièrement ceux qui occupent les appartements et les boutiques du rez-de chaussée donnant sur la rue, doivent balayer une fois par jour au moins la chaussée. Un employé municipal, le réveille-matin, frappe sur une cloche chaque matin et donne le signal du balayage au devant des maisons ( 168 ). En été, les opérations doivent débuter à sept heures. Par temps chaud, deux fois par jour, on jette dans la rue de l'eau et le pavé doit être mouillé « du mur des maisons jusqu'au ruisseau » ( 169 ). En hiver, le travail commence à neuf heures. Sur toute la longueur de la maison et jusqu'à la moitié de la rue, on balaie les ordures et la neige que l'on jette, en principe, dans les fleuves ( 170 ). Par souci d'efficacité et d'hygiène et pour éviter que la saleté des rues ne « scandalise autant les étrangers que les bons citoyens », le Consulat interdit d'entreposer les immondices en tas, au coin des rues, ou de les pousser au devant de l'immeuble voisin sous peine d'une amende de dix livres ( 171 ). En outre, par grand froid, pour éviter les chutes dues au verglas, il est demandé à la communauté des locataires de jeter sur la glace de la cendre, de la poussière ou de la sciure pour pouvoir marcher en toute sécurité ( 172 ).

Toutes ces dispositions sont inlassablement répétées par la municipalité qui se plaint souvent du manque de civisme de ses administrés. Malgré la multiplicité des règlements, « la malpropreté des rues....fait assés connaître le peu d'attention que les bourgeois et les citoyens de cette ville ont de les faire nettoyer devant chez eux....ainsi qu'il a (pourtant) été ordonné par une infinité d'ordonnances » ( 173 ). Pour faire appliquer ces règles d'hygiène et imposer ces charges collectives, les autorités n'ont pas trop de la surveillance conjuguée du propriétaire et du locataire principal, responsables tous les deux de l'obéissance et de la participation active des locataires. Le commissaire de police joue lui aussi un rôle important puisqu'en cas de désobéissance répétée de la communauté des locataires, il peut transmettre à ses supérieurs un rapport défavorable. Alors, sur ordre du Lieutenant Général de la Police, la maisonnée toute entière est mise à l'amende. Ses habitants, déclarés solidairement responsables, sont solidairement redevables ( 174 ). Chaque locataire est dès lors tenu de contribuer au règlement de la contravention collective.

Examiner la législation concernant les rapports de voisinage est une chose complexe tellement les règlements sont multiples et dispersés. En l'absence d'une codification du droit français, trois sources principales permettent de prescrire et de fixer les règles : les textes des juristes de l’ancien droit français, les ordonnances municipales et la Coutume de Paris. Lyon, zone de droit écrit, s'inspire ainsi des recueils de jurisprudence et des us et coutumes de la capitale pour tout ce qui concerne les servitudes urbaines. En revanche, le Consulat intervient pour définir les devoirs et les tâches des occupants de l'immeuble.

A l'époque moderne, une certaine contradiction caractérise le régime de la propriété. Juristes et philosophes affirment le droit « naturel » à disposer librement de son bien et rejettent les entraves communautaires. Le bon sens et la vie en société cependant interdisent d'appliquer à la lettre ces principes individualistes. C'est pourquoi les autorités assignent comme limite à l'usage de la propriété le tort causé à autrui. Des règles sont fixées qui contaignent les propriétaires à tenir compte des propriétés voisines. Nul ne peut élever sa maison, détériorer un mur mitoyen ou pratiquer des ouvertures sans respecter les conventions en vigueur, c'est-à-dire principalement la coutume de Paris. A défaut, la Sénéchaussée peut châtier le contrevenant. A ces dispositions s'appliquant aux propriétés, s'ajoutent d'autres obligations qui engagent personnellement et collectivement les individus. Elles proviennent, pour l'essentiel, du Consulat qui s'applique tant bien que mal à les faire respecter. Les nombreux procès-verbaux des commissaires montrent cependant que les habitants sont encore très loin de se plier aux nouvelles exigences de propreté. L'hygiénisme, cher au XVIIIème siècle, n'a pas encore pénétré en profondeur la société lyonnaise.

Notes
160.

() Jourdan, Decrusy, Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises depuis l'an 420 jusqu'à la Révolution de 1789, Paris 1822-1833, T. II, 895 pages, p.650.

161.

() « Si les huissiers ou sergens ne trouvent personne à domicile, ils seront tenus….d’attacher leur exploit à la porte et d’en avertir le proche voisin, par lequel ils feront signer l’exploit », Jousse (D.), Nouveau commentaire sur l'ordonnance civile de 1667, Paris, 1757, 284 pages, T. I, Titre II, p. 20.

162.

() Jousse (D.), op.cit., 656 pages, T. II, Titre XXXIII, p. 454.

163.

() Cf. deuxième partie, chap. 3, B, 3.

164.

() Arch. dép. Rhône, BP 3475, 5 décembre 1781.

165.

() Ordonnance du 10 juin 1761 : « ....chaque propriétaire ou locataire doit....balayer ou faire balayer tous les jours les cours et allées des maisons qu'ils habitent et dans les grosses chaleurs jetter ou faire jetter de l'eau tous les jours....dans leurs cours et rigoles de leurs allées à peine de 25 Livres d'amende », Arch. comm. Lyon, FF 09, 10 juin 1761.

166.

() Ordonnance de police du 6 juillet 1763 : « Ordonnons à tous les propriétaires et locataires de faire balayer tous les jours....les cours et allées des maisons et d'y faire jeter de l'eau....ils seront responsables solidairement, à défaut par eux d'avoir fait un tableau pour se distribuer les jours de la semaine auxquels chacun fera balayer et laver les cours et allées à son tour », Arch. comm. Lyon, FF. 039, 6 juillet 1763.

167.

() Exemple d’un bail à loyer passé par devant notaire au profit de Jean-Pierre Verdier, maître fabricant en soie, or et argent pour la location d’un « ….appartement ….consistant en une grande chambre….une petite chambre au dessus….(et) une cave….(le) preneur jouira à tour de rang de la lavanderie et du grenier commun et demeurera chargé de faire audit appartement les réparations locatives….d’entretenir le carrelage, convenant de balayer l’escalier à son tour et rang » Arch. dép. Rhône, 3E 9197, 23 juillet 1777.

168.

() La fonction du réveille-matin est attestée jusqu’à la Révolution. Il avertit les habitants « au son de la cloche » et les enjoint de balayer les rues et de les arroser », Vial (E.), « le réveille-matin de Lyon », Revue d’histoire de Lyon, T.I, 512 pages, pp. 345-356. 

169.

() Arch. comm. Lyon, FF 039, ordonnance de police du 19 juillet 1760.

170.

() Ordonnance du 7 septembre 1729, art. XII : « Ordonnons....de faire nettoyer ou nettoyer....les boues, ordures, graviers, neige, glaces et immondices et de les faire transporter tous les jours dans la rivière », Arch. comm. Lyon FF 09, 7 septembre 1729.

171.

() Arch. comm. Lyon, DD 23, Ordonnance du 16 novembre 1733.

172.

() Ibid : « ....injonction soit faite à tous les locataires de faire jetter sur le verglas....de la cendre, de la poussière, cieure de bois ou autre chose pour procurer aux personnes qui vont à pied, le moyen de pouvoir marcher en sureté » .

173.

() Ibid.

174.

() Ordonnance du 7 septembre 1729 : « ....l'amende sera payée solidairement par tous ceux qui occuperont les appartements », Arch. comm. Lyon, FF 09, 7 septembre 1729.