Chapitre 2. « Habiter la ville ».

Au-delà des définitions, des lois et des règlements, le voisinage compose une réalité vivante qu’incarnent des hommes et des femmes dotés d’une identité propre et d’un comportement spécifique. Chacun d’entre eux constitue un être à part qu’au hasard des affaires portées en justice, les tribunaux évoquent parfois. Les procédures recèlent ainsi l’identité d’une foule de voisins. Pour en dresser la liste, il suffit de sélectionner les personnes enregistrées dans ces documents judiciaires en ne retenant que celles qui entretiennent des relations de voisinage, c’est-à-dire - comme cela a déjà été précisé - qui vivent au sein d’un même immeuble, d’une même rue ou d’un même quartier. En résulte un échantillon au volume significatif qui renseigne sur l'état civil, la profession et l’adresse de nombreux individus : des plaignants, des inculpés, des accusés et des témoins que la justice a convoqués. Ces informations sont d’autant plus précieuses qu’à la fin du siècle, aucune source n’existe qui procède au comptage systématique des populations lyonnaises. Les recensements les plus récents datent de 1709 et de 1746, la qualité de ce dernier se révèlant être particulièrement médiocre ( 206 ). Le dépouillement des archives criminelles permet donc d’esquisser une topographie urbaine qui témoigne à la fois du dynamisme de certains secteurs de la ville et des différentes formes de ségrégation spatiale.

Le schéma type en vigueur pour l’établissement des procédures rend la tâche plus aisée. De fait, le préambule des plaintes, interrogatoires et témoignages contenus dans les archives de la Sénéchaussée criminelle renferme le nom des rues, des paroisses et, indirectement, des quartiers où résident les voisins. Certes, en l'absence de numérotation, l'identification des maisons est parfois difficile à faire. Il faudrait, pour localiser avec précision chaque habitation, connaître le nom du propriétaire de l’immeuble - lequel est rarement mentionné dans les procédures - et le confronter avec d’autres documents, les rôles de la contribution foncière, par exemple, qui fournissent une connaissance précieuse des immeubles lyonnais. En effet, jusqu'au décret impérial de 1805 qui systématise l'emploi des numéros, l'espace urbain n'est ni quadrillé ni borné. L'étranger fait appel au voisin pour trouver son chemin ou pour découvrir une adresse. Ainsi procède Antoine de Saint-Preux, un comédien attaché aux spectacles de la ville, quand il recherche Ursule Schustre, une blanchisseuse domiciliée dans le quartier du Griffon : « un inconnu s'adressa à elle, raconte un témoin, dans la rue des Feuillants où elle vend du jardinage et lui demanda où était le domicile d'une blanchisseuse allemande. Elle (le renseigna) » ( 207 ). Malgré ce manque de précision, localiser le foyer des voisins ne présente guère de difficultés. Au pire, quelques adresses peuvent rester en suspens. Dans quel quartier, par exemple, ranger la grande rue Longue qui traverse deux quartiers ou bien la rue Grenette qui en traverse trois ? Ce type de situation, heureusement, demeure marginal. Pour procéder à un classement précis, on opérera simplement un tri rigoureux en éliminant du corpus toutes les adresses litigieuses.

Où ces femmes et ces hommes résident-ils? Dans quelle partie de la cité, ont-ils élu domicile? En regroupant l'adresse de 1752 plaignants, accusés ou inculpés et de 2913 témoins, l'échantillon, par son ampleur, permet de dégager plusieurs aspects de la topographie urbaine. Il livre quelques unes de ses caractéristiques à la veille de la fracture révolutionnaire. L’écueil du nombre a pu être surmonté grâce à l’utilisation de l’informatique

Outre l'adresse, les procédures contiennent également l'activité professionnelle du voisin. Par l’examen combiné du métier exercé et de la localisation du foyer, il est donc possible d’enquêter sur le découpage socio-urbain de la cité. Comment celui-ci se présente-t-il ? Quel type de ségrégation met-il en évidence à l’échelon de la ville, du quartier, de la maison ? Autant de questions que l’analyse de l’échantillon doit permettre de débrouiller.

Les archives judiciaires offrent aussi des éléments d'information susceptibles d'enrichir la connaissance du logement urbain et des modes d’habitation. En effet, dans quelques plaintes ou dans certains témoignages, se glissent parfois des indications relatives à l’organisation de l’espace habité. Certes, les renseignements sont rares et de qualité trop inégale pour permettre une approche quantitative ou statistique. On ne saurait, par exemple, la comparer aux inventaires après décès dont l'exploitation a permis des avancées décisives sur « l'art de se loger ». Reste que certaines indications sont précieuses et qu'elles enrichissent la connaissance des « manières d'habiter » dans la cité lyonnaise.

A partir de l'échantillon et des renseignements contenus dans les procédures, il est donc possible d'esquisser un tableau qui rende compte à la fois de l'organisation socio-spatiale de la ville, des conditions de logement et des structures professionnelles de la population lyonnaise. La société des voisins cesse d'être une abstraction pour devenir un groupe d’hommes et de femmes identifiés aux statuts et aux conditions de vie très différents. Derrière le découpage territorial urbain, le mode d'occupation des maisons et la diversité des activités professionnelles, s’ordonne toute une partie des rapports avec autrui dont il est nécessaire de mettre à jour les mécanismes.

Reste à évaluer le degré d’enracinement du voisin dans son quartier. Les vingt-huit pennonages de la ville parviennent-ils à retenir et à fixer durablement ses membres ? La sédentarité demeure-t-elle le modèle dominant d’une cité en pleine expansion alors qu’afflue vers elle quantité de migrants ? Dans les faits, le voisinage présente le visage contrasté d’une communauté où cohabitent des individus durablement installés et d’autres beaucoup plus mobiles. L’historien de Lyon, celui qui cherche à retrouver la façon dont se tisse la trame des relations entre voisins doit prendre la mesure de ce contraste. Il lui faut pouvoir apprécier les allées et venues qui ébranlent la maisonnée et qui modifient son équilibre. N’induisent-elles pas en effet un type de sociabilité spécifique dont les modes et les formes composent le cœur de l’enquête ?

Notes
206.

( ) Garden (M.), op. cit., p. 25.

207.

() Arch. dép. Rhône, BP 3511, 2 novembre 1786.