1. Comment évaluer la mobilité des populations ?

Pour apprécier la sédentarité des habitants il suffit de calculer le temps qu’ils ont passé à vivre dans un logement. Si l’objectif est clair, la façon d'y parvenir est malaisée. Il faudrait pour être tout à fait rigoureux pouvoir reconstituer les ménages et les suivre au gré de leurs déménagements successifs à travers les quartiers de la ville. Aucune source, naturellement, ne permet d'entreprendre un tel examen. Même les baux à loyer s'avèrent de peu d'utilité. Conservés dans les minutes notariales ou les inventaires après décès - notamment dans la description des papiers du défunt - ces documents contiennent très peu d'indications directement exploitables. En particulier, ils ne permettent pas de connaître la durée réelle d'occupation d'un appartement. De fait, comment savoir si les clauses du contrat qui envisagent des périodes d'occupation de 6 ou 9 ans, rarement moins, ont été respectées ? Rien n'autorise à le dire sauf si l'on découvre la reconduction, pour le même locataire, d'un bail arrivé à terme; ce qui reste exceptionnel. Il faut donc procéder autrement ( 309 ).

Les documents qui fournissent les renseignements les meilleurs restent les archives judiciaires de la Sénéchaussée criminelle. En effet, au détour d'une procédure, on découvre parfois quelques informations, relatives au temps passé par un homme ou par sa famille au sein d'une maison ou d'un quartier. « ....ils demeuraient auparavant, déclare un couple, Grande Rue Mercière au troisième étage de la maison Pirrot dans des appartements qu'ils ont occupés pendant cinq ans; leur bail allait expirer à la fête de Noêl dernier, ils ont voulu transporter leurs meubles....(dans) leur nouvel appartement de la maison Guillin situé à la Grande-Côte »( 310 ). Le plus souvent, ce type d'indications est fourni par un plaignant qui évoque son existence, paisible et sans histoire, jusqu'à l'arrivée de nouveaux locataires, fauteurs de troubles et de discordes. « ....depuis leur naissance, se plaignent Anne et Claude Bertholy deux blanchisseuses, elles occupent un appartement dans la maison Repique où depuis 32 ans leurs père et mère ont leur domicile. Elles ont joui de la paix la plus paisible pendant plus de 28 ans. Mais elle ont perdu leur tranquillité due à des personnes honnêtes telles la comparante et nombre de leurs voisins à cause des mariés Rey qui sont venus habiter un appartement au dessous du leur depuis la fête de Noël dernier » ( 311 ). Quelquefois, c'est le comparant lui même qui donne sa version des faits pendant son interrogatoire, à l'instar de Marguerite Dumoulin de Chavane, une bourgeoise domiciliée rue Juiverie. « .....elle habite le même appartement depuis 14 ans et n'a jamais eu la plus petite dificulté avec qui que ce soit. Depuis 2 ans, que le Sieur Verd occupe un appartement dans la même maison qu'elle, elle est insultée chaque jour.... » ( 312 ). Parfois c'est un voisin qui vient déposer dans le cadre d'une querelle qui s'est déroulée entre locataires rivaux. « ....elle a demeuré dans la maison pendant 20 ans....en toute tranquillité, raconte la veuve de Pierre Briquet....mais depuis 5 ans les époux Lassieux et leurs adhérents se sont installés dans le même corps de logis » ( 313 ). Toutes ces indications sont intéressantes parce qu'elles permettent d'évaluer, non pas la durée réelle d'occupation d'un appartement mais le degré de stabilité des locataires et des ménages lyonnais. Pour procéder à cet examen, trois périodes ont été distinguées : la première regroupe les personnes les plus instables, celles qui s'installent moins de 1 ans dans un logement. La seconde réunit les individus dont l'établissement n'excède pas 3 ans. La troisième enfin rassemble les éléments les mieux stabilisés, ceux qui résident plus de 3 ans au même endroit. N'ont été retenues ici que les dépositions qui fournissent des renseignements suffisamment clairs et explicites, susceptibles de figurer dans une de ces trois rubriques. Lorsque Jeanne Gorge, une domestique au service du sieur Muguet domiciliée place de la Comédie, déclare qu'elle « ....a été au service dudit sieur Muguet pendant 11 mois.... », son témoignage peut, sans conteste, être retenu. Il fixe en effet des limites rigoureuses dans le temps ( 314 ). En revanche, quand Marie Raffin, coiffeuse, dépose qu'elle occupe un appartement dans la maison Bruny depuis 10 mois, on ne sait rien des intentions de la jeune femme : restera-t-elle dans son logement plusieurs années, intégrant de la sorte la catégorie des personnes stables, installées depuis plus de 3 ans ? Déménagera-t-elle, au contraire, dans la semaines qui suivront sa déposition ? Impossible à dire, bien sûr. L’information fournie sera donc rejetée ( 315 ). Enfin, toutes les dépositions livrant des périodes d'occupation supérieures à 3 ans ont été prises en compte. L'objectif, en effet, n'est pas de mesurer avec précision la durée du séjour des familles mais de repèrer le degré de stabilité des Lyonnais. 157 situations ont ainsi pu être recueillies dans les archives judiciaires de la Sénéchaussée criminelle, pour la période comprise entre 1776 et 1790. L'échantillon, certes est faible et sa valeur représentative incertaine puisque ce type d'archives exagère le poids des populations les plus pauvres, en butte, plus souvent que les autres, au tribunal de la Sénéchaussée. C'est pourquoi, les journaliers et surtout les diverses ouvrières sont ici surreprésentés au détriment des membres des professions libérales, des marchands ou des bourgeois ( 316 ). D'autre part, les renseignements livrés dans le cadre des procédures judiciaires ne permettent pas toujours de distinguer entre locataires et propriétaires. Cette imprécision cependant importe peu. De fait, le but recherché ici n’est pas d’enquêter sur le mode d’occupation des maisons mais d’appréhender un phénomène global : la cohésion du quartier et de la communauté de voisinage, à partir de la stabilité (ou de l'instabilité) de ses résidents.

Notes
309.

() Pour évaluer la stabilité des habitants ou, ce qui revient au même, apprécier la fréquence de leurs déménagements, une solution a été envisagée un temps : il s'agissait de comparer les adresses des Lyonnais consignées sur les registres de la contribution mobilière de 1791 et celles de centaines de témoins invités à venir déposer au tribunal de la Sénéchaussée criminelle au cours de la période 1776-1790. Ce faisant, pensait-on, il serait possible de repèrer le déplacement des hommes et des femmes à travers la ville, ou, pour le moins, de mesurer la durée moyenne de leur séjour dans un appartement. 3 raisons principales ont rendu impossible l'opération : l'absence de numérotation des maisons, l'homonymie très fréquente et, surtout, l'impossibilité d'identifier rigoureusement les ménages à cause du changement d'orthographe ou du passage du nom au surnom.

310.

() Arch. dép. Rhône, BP 3511, 7 décembre 1786.

311.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 17 avril 1779.

312.

() Arch. dép. Rhône, B P 3473, 4 août 1781.

313.

() Arch. dép. Rhône, BP 3465, 28 juin 1780.

314.

() Arch. dép. Rhône, BP 3479, 11 mai 1782.

315.

() Arch. dép. Rhône, BP 3516, 4 juin 1787.

316.

() L'échantillon se décompose ainsi : 16% de journaliers; 27% de professions féminines; 36% d'artisans; 6,1% de professions libérales; 7% de négociants et de marchands; 5% de bourgeois et de nobles.