Conclusion de la première partie

Pour clore la première partie de l’enquête, il importe de rappeler quelques uns des enseignements dégagés dans les chapitres précédents.

En premier lieu, le voisin est indissociable du milieu qui l’environne. De fait, comme personne ne saurait être voisin de lui-même, tous les voisins sont, par nécessité, membre d’une collectivité qu’on nommera, indifféremment, le voisinage, la communauté ou la société des voisins. Celle-ci se compose d’hommes et de femmes qui vivent « à proximité », c’est-à-dire au sein d’un même immeuble, d’une même rue ou d’un même quartier, comme le précisent les archives judiciaires et, avec elles, l’opinion commune. Si le voisin - pris séparément – est une personne dotée, au même titre que les autres, d’un état civil, d’un logement et d’une condition qui lui sont propres, toutefois, il ne peut être défini qu’à travers les rapports qu’il entretient avec ses proches et les liens, qu’en retour, ces derniers tissent avec lui. Etre voisin, c’est donc d’abord se trouver engagé dans un lacis de relations quotidiennes et familières où chacun doit savoir se faire apprécier par le groupe.

De cette interrelation, la loi a clairement conscience. En cherchant à imposer des règles de « bon voisinage », elle s’efforce de pacifier les rapports entre corésidents. Propriétaires et locataires sont soumis à des devoirs et à des droits que le Consulat et les tribunaux du roi s’efforcent de faire appliquer. Tiraillés entre une conception coutumière de la propriété qui limite les droits de son titulaire et une idéologie beaucoup plus individualiste, d’inspiration romaine, prônés par les juristes et les tenants de « l’ordre naturel », ils rappellent par leurs règlements et leurs jugements, qu’un droit – fût-il celui d’un propriétaire – a pour limite l’intérêt social. La tâche est d’autant plus rude que les moyens mis en œuvre sont insuffisants : une dizaine de commissaires de police attachés au service du Consulat et quelques experts jurés mandatés par la Sénéchaussée doivent veiller à la bonne application de la loi. Une mission qui se révèle particulièrement difficile quand on sait la difficulté qu’il y a à inculquer de nouveaux comportements.

On a écrit avec raison que l’histoire de Lyon trouvait « sa première expression dans l’histoire de ses maisons » ( 360 ). Appliquée à la société des voisins, cette assertion se montre particulièrement juste. Car, si le voisin est étroitement dépendant des relations qu’il entretient, il reste également soumis au cadre matériel qui l’environne, c’est-à-dire, principalement, à son logement. La localisation de quelque 4600 voisins impliqués de près ou de loin dans des actions de justice entre 1776 et 1790 confirme les observations des études antérieures de géographie sociale ou d’analyse urbaine :l’essor de la presqu’île d’une part et la lente recomposition de l’espace social d’autre part. De fait, si Perrache, Morand et Soufflot contribuent, par leurs travaux, à embellir la cité, le tissu urbain ne parvient pas à soutenir la croissance démographique. Alors qu’un discours nouveau s’élabore qui cherche à faire du logement le lieu privilégié de la vie familiale, la place disponible manque et la construction de maisons est compromise par l’étroitesse des parcelles et par la forte concentration des populations. Certes, plusieurs programmes de grande ampleur sont entrepris – l’édification du quartier Tolozan, de plusieurs hôtels particuliers à Bellecour, d’immeubles de rapport aux Célestins – mais ils demeurent plutôt rares. Lyon, par conséquent, se modifie lentement et reste marquée par une certaine continuité urbaine. C’est pourquoi, exception faite de quelques secteurs situés au nord et au sud de la cité, les quartiers manquent d’homogénéité. Si, comme partout ailleurs, la ségrégation résidentielle se renforce à Lyon par le biais notamment des opérations immobilières, le contraste se manifeste surtout à l’échelon de la rue et des immeubles. La distribution en hauteur – « plus haut l’étage, plus basse la classe » selon l’expression de J. Kaplow – le statut des personnes logées (propriétaires, locataires, sous-locataires, pensionnaires), le montant du loyer, la valeur et la qualité des appartements demeurent les ressorts principaux de l’opposition entre catégories sociales ( 361 ).

Cette opposition, toutefois, doit être nuancée comme l’atteste l’examen des listes de témoins venus déposer dans une affaire impliquant un voisin. Le coudoiement entre catégories socioprofessionnelles reste encore très répandu même si s’opère chez les plus riches un déplacement vers les nouvelles zones résidentielles dans la seconde moitié du siècle ( 362 ). Le tissu urbain est marqué par de violents contrastes qui s’imbriquent les uns dans les autres : juxtaposition de maisons médiocres et de résidences élégantes, logis à pièce unique contre appartements bourgeois, confusion des espaces dévolus au travail et au logement, promiscuité sociale. La société des voisins arbore une ambiance culturelle façonnée par ces oppositions. La mobilité des populations, la venue de migrants, les déménagements successifs renforcent encore la caratère hétéroclite du voisinage. Ils suggèrent une sociabilité ample que les prochaines pages se proposent d’examiner.

Notes
360.

() Garden (M.), op. cit., p. 30.

361.

() Kaplow (J.), Les noms des rois. Les pauvres de Paris à la veille de la Révolution, Maspéro, 1974, 285 pages, p. 121.

362.

() Duby (G.) (sld), Histoire de la France urbaine, op. cit., T. III, p. 436.