Chapitre 1. Intenses sociabilités

Quand Rétif de la Bretonne, tout juste sorti de son village natal, arrive à Paris, il exprime dans un dialogue avec son père son étonnement devant l'immensité de la capitale : « - Ho! que Paris est grand! Mon père, il est aussi grand que de Vermanton à Sacy, et de Sacy à Joux! -Oui, pour le moins. Ho! Que de monde! Il y en a tant que personne ne s'y connaît, même dans le voisinage, même dans sa propre maison.... » ( 368 ).Le jeune provincial exprime dans ces quelques lignes sa stupéfaction face à l'immensité de la capitale et à la foule qui s'y presse. Avec, comme corollaire, cette extrême solitude qui fait de chacun de ses occupants des individus isolés, abandonnés des autres. « ....personne ne s'y connaît.... ». Car telles sont les villes - l'image des villes devrait-on dire - en cette deuxième moitié du XVIIIème siècle. La critique des moeurs urbaines est à la mode et nombreux sont les auteurs qui dénoncent la misère, la promiscuité, l'anonymat et la solitude des grandes agglomérations ( 369 ). Qu'en est-il de Lyon? La seconde ville du royaume échapperait-elle à la règle, elle qui aligne 150 000 habitants à la fin de l’Ancien Régime ? Difficile à dire. Du moins si l'on s'en tient aux textes et aux témoignages singulièrement rares. Quand les auteurs lyonnais écrivent sur leur ville, c'est d'abord pour vanter ses monuments ou ses curiosités historiques ( 370 ). Si les littérateurs ou les voyageurs évoquent Lyon, il portent parfois un jugement sévère sur la configuration des maisons et des rues, nauséabondes et sans air ( 371 ). Ils dénoncent le climat malsain et l’humidité qui y règne ( 372 ). D’autres, plus cléments, célèbrent la cité industrieuse et commerçante( 373 ). Ou encore, ils soulignent que « Lyon est une fort belle ville » ( 374 ) et admirent « le coteau charmant de Fourvière dont Jean-Jacques a fait un tableau si séduisant » ( 375 ). Mais rien, ou presque, sur la vie quotidienne des Lyonnais, rien sur la façon de s'habiller, de se loger ou sur les relations habituelles qu'ils entretiennent avec le voisinage. A peine Madame de Sévigné parle-t-elle, au siècle précédent, de leur hospitalité ( 376 ), E. Brackenhoffer de leur « discrétion » et de leurs usages alimentaires ( 377 ). Ne reste donc que l'étude des archives. Les sources judiciaires de la Sénéchaussée criminelle sont celles qui fournissent le plus de renseignements sur les manières de vivre des habitants de la cité. Elles dévoilent ici ou là des scènes familières et quotidiennes de la vie urbaine dont se dégagent, épars, des éléments qu'il faut rassembler pour esquisser les contours de la sociabilité citadine. Lyon n'est pas Paris où, selon Mercier, les voisins sont tous étrangers les uns aux autres au point qu'il conseille à chacun de garder soigneusement sur lui la clé de sa porte d'allée quand il sort car, à défaut, personne ne lui viendra en aide ( 378 ). De multiples indices révèlent au contraire qu'à l'intérieur de l'immeuble ou dans le quartier, nombreux sont ceux qui se connaissent et se fréquentent. Des contacts s'établissent, les échanges se multiplient mettant en relation des individus issus de milieux sociaux très différents. Les procédures judiciaires de la Sénéchaussée criminelle et les dépositions de témoins qui les acompagnent sont particulièrement précieuses car elles restituent les rapports qui se nouent entre voisins. Au détour d'un témoignage, on apprend ainsi que telle locataire bavarde fréquemment avec une dévideuse du quatrième étage ou encore que ceux du cinquième étage sont des affaneurs originaires de Savoie et qu'ils viennent d'emménager. A partir de ces bribes d'information, il est possible - non pas de reconstituer les faits et gestes des Lyonnais dans leur diversité socioprofessionnelle - mais de recueillir quelques éléments de réponse aux questions suivantes : qui se connaît, qui se fréquente dans les quartiers de la cité urbaine ? Quels sont les lieux où se retrouve et se rencontre le voisinage ? De ces indications doivent se dégager à grands traits quelques-uns des aspects de la sociabilité lyonnaise ainsi que les lieux stratégiques - les hauts-lieux pourrait-on dire - à partir desquels elle s'élabore. Tel sera l'objet des prochaines pages.

Notes
368.

() Cité par Roche (D.), Le peuple de Paris, op. cit., p. 12.

369.

() Marivaux in La vie de Marianne, Folio classique, 1997, 776 pages, pp.190-191, évoque, par la voix de son héroïne, l’anonymat qui pèse sur la capitale en ces termes : «  Plus je voyais de monde et de mouvement dans cette prodigieuse ville de Paris, plus j'y trouvais de silence et de solitude pour moi : une forêt m'aurait paru moins déserte, je m'y serais sentie moins seule, moins égarée. De cette forêt, j'aurais pu m'en tirer; mais comment sortir du désert où je me trouvais ? ». Rétif de la Bretonne lui fait écho : «  Ici (à Paris)....on ne marche pas, on court, on vole; nulle attention les uns pour les autres; très peu d'égards dans les occasions même qui le demandent; on voit que tous ces gens-là sont des pièces séparées, qui ne forment point un tout. Je crois que la politique y gagne; mais l'humanité, sûrement y  perd ». Puis, un peu plus loin : « Il est aisé d'imaginer que l'indifférence qu'ont ici tous les hommes les uns pour les autres, n'est pas un aliment pour la probité : des êtres qui tous sont parfaitement indifférents et inconnus, qui par conséquent ne rougissent presque jamais les uns devant les autres, doivent chercher à se tromper; et  c’est ce qui arrive ». Rétif de la Bretonne (N.), Le paysan perverti, 10-18, 1978, 442 pages, T. I, pp. 339-340.

370.

() C’est le cas par exemple de Clapasson (A.), op. cit., dans la description qu’il fait de Lyon en 1741.

371.

() Young (A.) Voyages en France pendant les années 1787-1788 et 1789, Paris Guillaumin, 1860, T. I., XXXVI-375 pages, pp. 333 à 336.

372.

() Smolett (T.G.), op. cit., p. 123.

373.

() Grimod de la Reynière, Tableau de Lyon en 1786 adressé sous forme de lettre à Mercier auteur du Tableau de Paris, Lyon, 1843, 16 pages, p. 8.

374.

() Casanova de Seingalt (G.), Histoire de ma vie, Bouquins, T. I, 1993, 1347 pages, p. 551.

375.

() Brissot (J.-P.), Mémoires sur ses contemporains et la Révolution française, Paris, 1830, 492 pages, T.II, p. 83-84.

376.

() Vingtrinier (E.), Le Lyon de nos pères, Lyon 1901, 335 pages, p. 25.

377.

() Brackenhoffer (E.), Voyage en France: 1643-1644, Paris, Berger-Levrault, 1925, IX-269 pages, p.114.

378.

() Mercier (L.S), Tableau de Paris, Bouquins, 1990, 1372 pages, p.187.