1. Se connaître

A l'intérieur de l'immeuble, dans le quartier, aux pieds des maisons, s'échafaudent entre voisins de nombreux liens, empreints de solidarité, de camaraderie ou de rancoeur. Les archives de la Sénéchaussée criminelle dépeignent, à travers une foule d'indices, une société dans laquelle les indifférents demeurent l'exception. Les Lyonnais témoignent d'ordinaire beaucoup d'intérêt à l'égard d'autrui, a fortiori lorsqu'il s'agit d'une personne domiciliée dans le quartier ou dans l'immeuble. Une véritable curiosité pousse chacun à s'enquérir de son voisin et à savoir qui il est. A cet exercice d'ailleurs, les derniers arrivés se prêtent volontiers. Charles Francois Garnier, maître fabricant, loge au quatrième étage d'un immeuble situé rue Juiverie. Il est installé depuis une semaine dans ses appartements lorsqu'une des locataires, la dame Bouvard, se suicide en se jetant par la fenêtre. Au cours de sa déposition, il expose au tribunal de la Sénéchaussée qu'il « ....ne demeure dans ladite maison que depuis la Saint Jean dernière et n'a rencontré la femme Bouvard décédée que quelquefois dans l'escalier ». Il ajoute néanmoins « ....qu'elle lui a paru aussitôt très indisposée....et n'est pas surpris du parti qu'elle a pris.... » ( 379 ). Cette attention portée au voisinage n'est d'ailleurs pas l'apanage des classes artisanales ou populaires et le Président Dugas, très avare pourtant en détails sur sa vie quotidienne, peut fièrement écrire à son ami, M. de Saint-Fonds, que la princesse de Modène, en logeant à quelques maisons de chez lui est désormais sa voisine, le jour même de son installation ( 380 ).

L'intérêt que l’on porte à autrui laisse peu de place à l'intimité et rend difficile le repli sur le for privé ( 381 ). En revanche, il fait de chaque habitant du quartier un être entouré, inséré dans un authentique cercle relationnel. Il est extrêmement rare de mourir isolé et les archives judiciaires de la Sénéchaussée criminelle se font l'écho une seule fois, en quinze ans, d'une femme morte seule. Il s'agit d'une célibataire, la dame Deschamps, locataire d'un logement rue Basseville. La propriétaire, une bourgeoise, lors de la requête qu'elle adresse à la Sénéchaussée, expose l'événement en ces termes : « ....depuis environ deux jours, (la dame Deschamps)....n'a pas paru. Sa fille domestique s'est présentée plusieurs fois à son domicile....a vu la clé de ladite porte au dedans de l'appartement et on ignore ce qu'il en est ». Les médecins de la Sénéchaussée, dépêchés sur les lieux, constatent que la dame est morte dans son lit et précisent : « ....il importe....de faire inhumer la dame Deschamps défunte qui cause dans toute la maison....une infection insoutenable » ( 382 ). Ce type de situation reste tout à fait exceptionnel. L'anonymat et le désintérêt ne sont pas encore de mise en cette fin de siècle comme le confirment les procès-verbaux de levées de cadavres, accidentés ou suicidés, établis par les hommes de la Sénéchaussée criminelle : sur 64 femmes et hommes décédés brutalement entre 1776 et 1790, tous sont reconnus et formellement identifiés sauf deux, des individus de passage, surpris par la mort alors qu'ils logeaient en ville ( 383 ). Ainsi, quelle que soit leur origine sociale, les Lyonnais n'apparaissent jamais entièrement isolés dans la cité.

Tableau 14. Les répondants des accidentés ou des suicidés 1776-1790. Procès-verbaux de levées de cadavres établis par la Sénéchaussée criminelle

Maris et femmes

20

Fils et filles

12

Parents

8

Soeurs et frères

9

Oncles, tantes, neveux

10

Beaux parents

8

Total famille

68

Voisins Amis

62

Relations de travail

32

Total des répondants

162

Le tableau ci-dessus montre que trois réseaux principaux de relations accompagnent les Lyonnais au cours de leur vie et le préservent de l'isolement : leur famille, le voisinage et leurs amis, leurs relations de travail. La famille arrive en tête de ceux qui viennent reconnaître le cadavre. Maris et femmes identifient le corps du conjoint mais aussi les fils, les filles, les parents, les frères, les soeurs, les gendres, les belles-filles, les oncles et les tantes du trépassé. Au total 42% des répondants sont issus, à des degrés plus ou moins éloignés, de la famille du mort ( 384 ). Les voisins et les amis viennent en seconde position et rassemblent plus du tiers des personnes qui reconnaissent le défunt. Membres du voisinage et de la famille se coudoient d'ailleurs souvent dans l'identification du cadavre. Claude Cottefoy, un enfant de 12 ans, natif de la paroisse Saint-Nizier, se noie le 7 janvier 1780 alors qu'il s'amusait sur les glaces du fleuve. Il est reconnu par son père et par deux voisins, domiciliés dans le même immeuble ( 385 ). Guillaume Bourgeois, ouvrier en étoffes de soie, se donne la mort en se jetant par la fenêtre de son domicile, rue de l'Arbre sec. Sa femme et son fils l'identifient aussitôt ainsi que de nombreuses personnes du voisinage, accourues des maisons attenantes ( 386 ). Le dernier groupe de répondants est composé de tous ceux qui côtoient quotidiennement le défunt sur les lieux de son travail, le chevauchement des espaces et des fonctions n'interdisant pas d'ailleurs qu'ils puissent aussi être des voisins. Ce peuvent être des maîtres ou les employeurs du trépassé, bien sûr, mais aussi les compagnons d'atelier et de boutique. En tout, ils rassemblent 20% des personnes présentes au moment de l'identification du défunt. Pierre Paradis, lieutenant principal des fermes et des octrois de Lyon, est trouvé pendu dans un appartement rue de la Bombarde. Il est reconnu par trois collègues de travail, tous brigadiers et commis des octrois ( 387 ). Le dénommé Chevalla, plus connu sous le nom de Chapelle, est domestique de louage à l'Hôtel du Parc, sur la place des Terreaux. On le repêche près du pont Morand et trois de ses camarades, un valet, un porteur de chaises et un cocher de fiacre, tous rattachés au monde de la domesticité, l'authentifient, précisant qu'il s'adonnait à la boisson( 388 ). François Levasseur est un jeune compagnon en gaze, âgé de 18 ans. Il s'est noyé en voulant sauver un enfant tombé accidentellement dans le Rhône. Ses deux employeurs, maîtres et marchands fabricants en gaze, reconnaissent son cadavre « ....parce qu'il demeure et travaille chez eux depuis 3 mois » ( 389 ). Tous ces malheureux, confrontés à une mort brutale, attestent sur un mode cruel l'intensité des relations dans lesquelles sont insérés les habitants de la ville.

Les témoins, convoqués par le tribunal de la Sénéchaussée criminelle, livrent au moment de leur déposition des informations intéressantes sur les hommes et les femmes qui se fréquentent et se connaissent dans la vie de tous les jours.

Tout d'abord les fréquentations. On peut esquisser quelques- unes des relations qui se nouent entre Lyonnais à partir des listes de témoins qui accompagnent les plaintes adressées au Lieutenant de la Sénéchaussée criminelle. On sait, en effet, que la victime joue un rôle essentiel dans le déroulement des poursuites judiciaires en pouvant, notamment, proposer comme témoins des hommes et des femmes qu'elle a choisis et qui sont souvent des amis, des voisins ou des compagnons de travail. Même les jeunes enfants peuvent témoigner ( 390 ). Si l'ordonnance criminelle de 1670 prévoit que seront retenus aussi bien les témoignages à charge qu'à décharge de l'accusé, les témoins appelés à la barre sont là pour soutenir l'accusateur et confirmer ses propos ( 391 ). Le plus souvent, ils sont issus du cercle relationnel du plaignant et entretiennent avec lui des rapports d'amitié ou - plus rarement - de sujétion économique. A ce titre, les témoignages mettent à jour les nombreuses alliances qui se nouent entre membres de la communauté des habitants ou encore reconstituent certains réseaux de sociabilité ou de voisinage. C'est pourquoi, il est instructif d'examiner les plaintes de deux années entières - les années 1783-1784 par exemple - en comparant systématiquement le niveau socioprofessionnel des plaignants et celui des témoins. A l'arrivée, on constate que le profil des seconds n'est jamais très éloigné de celui des premiers.

Graphique 5. Comparaison entre le profil socioprofessionnel des plaignants et celui des témoins. 1783-1784.
Graphique 5. Comparaison entre le profil socioprofessionnel des plaignants et celui des témoins. 1783-1784.

Le plaignant privilégie, pour appuyer son accusation et authentifier ses dires, le choix de témoins dont l'état et le statut se rapprochent su sien : les plaintes portées devant le tribunal de la Sénéchaussée criminelle par les journaliers, les artisans, les membres des professions libérales, les négociants, les marchands, les nobles et les bourgeois donnent lieu à des dépositions d'individus issus, le plus souvent, du même horizon socioprofessionnel que l'accusateur. N'est-ce-pas là le reflet des fréquentations quotidiennes qui se tissent entre individus dans le cadre de leurs activités professionnelles ? Tout se passe comme si ceux que le métier, la corporation ou le négoce relient, témoignaient entre eux d'une sorte de solidarité a priori, solidarité qui trouverait son explication dans les liens journaliers qui se tissent à l'atelier, dans la boutique, sur le port....bref sur les lieux mêmes du travail. De façon générale, le plaignant sollicite de préférence le témoignage d'un particulier venu d'un environnement social comparable au sien, ce qui n'interdit pas, par ailleurs, que s'établissent entre les différentes couches de la population des contacts et des échanges. Il fait aussi appel à des hommes avec lesquels il entretient des rapports quotidiens de voisinage et d'amitié. Les relations les plus rares sont celles qui mettent en présence des catégories sociales de niveau éloigné. C'est ainsi que lorsque les journaliers portent plainte, on trouve peu de témoins qui soient négociants et l'inverse, globalement, se vérifie aussi. La distance qui sépare les uns et les autres est sans conteste une réalité bien ancrée.

Il faut évidemment nuancer ces observations. Des rapports quotidiens existent entre membres des différentes catégories socioprofessionnelles, ne seraient-ce que les multiples rapports de dépendance économique qui s'établissent entre le monde du travail et les classes aisées. D'autre part, la masse des témoins reflète très imparfaitement les fréquentations du plaignant puisque sont aussi appelées à déposer des personnes présentes fortuitement au moment d'une querelle ou d'un litige. Quelques-unes d'entre elles, d'ailleurs, ne connaissent aucune des parties en présence quand débute la procédure. Il n'empêche qu'en sélectionnant lui-même la plus grande partie des témoins, le plaignant désigne ceux qu'il espère lui être le plus favorable. Ce faisant, il dévoile, semble-t-il, quelques-unes de ses relations habituelles, issues le plus souvent (mais pas exclusivement) de la même sphère sociale.

L'examen des dépositions de témoins permet en outre d'apprécier - imparfaitement bien sûr - la part de ceux qui se connaissent à l'échelon de la rue ou du pâté de maisons. Devant le juge, en effet, le témoin décline son nom, prénom, surnom, sa profession, son âge et son adresse. Puis il rapporte des faits qu'il a pu constater de visu ou auxquels il a participé directement ou encore - et c'est un cas fréquent - il dépose ab auditu d'événements qu'il ne connaît que par ouï-dire et qu'un voisin ou une rencontre de fortune lui a répétés. A sa manière d'évoquer le plaignant, il est facile de déceler si celui-ci fait partie du cercle de ses connaissances ou non : soit le témoin désigne l'accusateur par son nom ou son surnom, soit il laisse deviner par de nombreux petits détails qu'il est au nombre de ses relations. Dans le cas contraire, lorsque plaignant et témoin ne se connaissent pas, la déposition commence, le plus souvent, de la façon suivante :  « ....le jour énoncé en la plainte, il (ou elle) vit (ou ouit) un particulier inconnu de lui déposant.... ».

Quelles informations tirer de ces témoignages qui puissent renseigner sur le réseau des connaissances et des relations quotidiennes dans lequel s'insèrent les hommes et les femmes du voisinage ? Dans 73 % des cas, les témoins connaissent la victime, ce qui ne surprend pas quand on se souvient que c'est d'abord elle qui choisit ceux qui viendront déposer au tribunal. Les 27 % restants sont constitués de personnes sans lien apparent avec le plaignant et inconnues de lui : elles étaient, par hasard, sur les lieux au moment des faits et sont parfois désignées, pour témoigner, non pas par la victime mais par les juges du tribunal de la Sénéchaussée criminelle. L'analyse de leur domiciliation, c'est-à-dire de l'adresse consignée par le greffier, est intéressante car elle permet d'évaluer grossièrement dans quelle mesure se connaissent les hommes et les femmes de l'immeuble, de la rue, du quartier ou encore d'esquisser les limites géographiques au-delà desquelles le plaignant est peu ou pas connu. Parmi les témoins qui ne connaissent pas le plaignant, 1% loge dans la même maison que lui, 16% habitent la rue, 32% demeurent dans le quartier. La grande majorité (68%) est étrangère au quartier. N'est-ce pas là la confirmation que le voisinage forme un ensemble cohérent puisque ceux qui le composent entretiennent des relations de familiarité suffisantes pour pouvoir s'identifier et se reconnaître ? Malgré les déménagements, les départs et les arrivées qui transforment sans cesse la physionomie des immeubles, il est rare que le voisin soit un inconnu. L'anonymat et la solitude des grandes villes - et d'abord de Paris - dénoncés par les auteurs du XVIIIème siècle sont des situations qui, de façon générale, ne se vérifient pas à Lyon. Au contraire. L'aptitude à repérer et à authentifier ceux qui habitent le quartier semble être la disposition la plus courante et constitue un des traits caractéristiques de la société lyonnaise. En soudant la communauté des habitants, elle modèle dans une large mesure la sociabilité citadine et génère des comportements spécifiques sur lesquels on reviendra.

Notes
379.

() Arch. dép. Rhône, BP 3523. 29 juin 1788.

380.

() Poidebard (W.), Correspondance littéraire et anecdotique entre Monsieur de Saint-Fonds et le Président Dugas, membre de l'Académie de Lyon, 1711-1739, Lyon, 1900, 395 pages, T. II, p. 206, Lettre du 16 janvier 1735.

381.

() Voir troisième partie, chapitre1, A, 1.

382.

() Arch. dép. Rhône, BP 3482. 12 septembre 1782.

383.

() Le plus souvent il s'agit de militaires sur le point de rejoindre leur unité. A titre d'exemple, voici la levée de cadavre d'un homme inconnu, soldat au régiment de Monsieur, trouvé mort le 15 mai 1790 dans un hôtel de Vaise, Le Palais Royal. Il s'agit ici d'un suicide et le désespéré, dans une très belle lettre d'adieu, explique qu'il s'est fait entièrement dépouiller (au jeu ?) et qu' il préfère mettre fin à ses jours, plutôt que reparaître devant son régiment, déshonoré et ruiné. Arch. dép. Rhône, BP 3537, 15 mai 1790.

384.

() Les procès-verbaux de levée de cadavres sont rédigés par le greffier de la Sénéchaussée criminelle de façon très laconique. Parfois, ils dévoilent des situations particulièrement dramatiques. Le 17 septembre 1788, par exemple, une maison située en haut de la Montée de la Grande Côte s'écroule, tuant 3 personnes de la même famille : « ....la nuit dernière, Louis Monin fils, criait au secours et était allé réveiller son père et sa mère chez qui il dormait....la maison alors s'écroula laissant plusieurs personnes sous ses ruines....Benoît et Louis Monin, ouvriers de la soie, demeurant...dans la même rue ont eu le malheur d'apprendre que leurs père et mère et...Louis Monin (leur frère) étaient restés sous les décombres ». Arch. dép. Rhône, BP 3524, 17 septembre 1788.

385.

() Arch. dép. Rhône, BP 3462, 7 janvier 1780.

386.

() Arch. dép. Rhône, BP 3479, 18 mars 1782.

387.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 30 mai 1779.

388.

()Arch. dép. Rhône, BP 3457, 13 juillet 1779.

389.

() Arch. dép. Rhône, BP 3462, 7 janvier 1780.

390.

() Jousse (D.), Nouveau commentaire sur l’ordonnance criminelle du mois d’Août 1670, Avec un Abrégé de la Justice criminelle, Paris, 1763, 704 pages, titre VI, article 2, p. 372 : «  Les enfants de l'un et l'autre sexe, quoiqu'au dessous de l'âge de puberté, pourront être reçus à déposer sauf en jugeant d’avoir par les juges tel égard que de raison à la nécessité et solidité de leur témoignage ».

391.

() Ibid., titre VI, article 10, pp. 154-157.