1. Les lieux de rencontres à l’extérieur de la maison.

Par commodité, n'ont été retenus ici que les espaces principaux, ceux où les voisins et les voisines ont coutume de se rencontrer. Ils se présentent comme suit :

Tableau 15. Les lieux de rencontres entre voisins à l'extérieur de la maison. Etude de 760 cas

Dans la rue

60%
dont 13% au devant d'une boutique

Au cabaret

15%

A l'intérieur de la boutique d'un voisin

10%

Devant la porte d'allée de l'immeuble

9%

Sur un bateau à laver

4%

Autres

2%

Au regard des chiffres, la rue constitue, pour les hommes comme pour les femmes, le cadre premier des rencontres qui s'effectuent à l'extérieur de la maison, celui où se déroule plus de la moitié des contacts journaliers. Cela ne surprend guère. On connaît en effet l'importance que joue la voie publique comme support à l'activité marchande et les historiens des villes ont tous évoqué son rôle dans l'édification de la culture populaire ( 433 ). Evoquant le cas parisien, A. Farge écrit : « ....la rue est plus qu'un lieu de passage, une façon inévitable d'exister..... La vie se fabrique ici....à coup de tendresse comme de violence.....Ainsi se dessine un espace où n'existe pas de rupture réelle entre le dehors et le dedans. Pas plus qu'il n'existe de séparation nette entre travail et recherche, loisirs, vie affective ou badinage » ( 434 ). Le pavé lyonnais accueille tout ce que la cité abrite comme individus, catégories ou groupes sociaux ( 435 ). Un monde hétéroclite d'artisans, de journaliers ou de négociants s'attribue la chaussée et l'investit à des fins professionnelles. Le Consulat tente bien d'imposer un semblant d'ordre en réglementant l'usage de la rue. Rien n'y fait et la répétition des ordonnances municipales au cours du siècle illustre l'incapacité des autorités à lutter efficacement contre l'accaparement de cet espace public ( 436 ). En principe, les commissaires de police sont chargés de veiller à la bonne exécution des réglements de voierie et de garder le contrôle du pavé. Leurs moyens d'action, cependant, sont dérisoires et leur autorité toujours bafouée. « Nous, commissaires de police, expose un procès-verbal du 12 juillet 1776,....passant sur le Quai de Retz nous aurions vu au devant de la boutique du sieur Bruny maître charpentier....des scieurs de long qui sciaient une pièce de bois d'environ quinze pieds qui dépassait sur la voie publique de près de dix pieds....parlant à la femme Bruny nous lui avons demandé pourquoi elle faisait scier du bois sur le quai en embarrassant la voie publique après l'avoir averty la veille. Elle nous aurait répondu que cela finirait bientôt.... » ( 437 ). A vrai dire, la mission des représentants de l'ordre s'avère impossible car l'activité commerciale de la rue est si dense qu'elle nuit à la fluidité de la circulation. La présence des artisans et des marchands n'est d'ailleurs pas la seule à conférer au pavé cet aspect de fébrilité puisqu'un peuple bigarré de colporteurs, d'affaneurs et de voituriers accaparent aussi la chaussée lyonnaise. Grâce aux archives judiciaires, il est possible de recomposer, dans la diversité des catégories socioprofessionnelles, le profil des usagers de la rue. A l'évidence, le pavé recueille une foule composite d'individus venus d'horizons sociaux très différents : ici se mêlent des membres des professions libérales, des marchands, des artisans mais aussi de très nombreux journaliers qu'un métier sans spécialisation rattache souvent au monde de la rue.

Graphique 7.
Graphique 7.

Le nombre de rencontres qui s'opèrent entre voisins sur la chaussée varie, selon les quartiers. Si l'on examine les secteurs de la cité où les contacts sont les plus nombreux, on retrouve dans cette topographie celle des zones dynamiques et marchandes de la ville. Le contraste est grand entre les pentes de la Croix-Rousse, les coteaux méridionaux de la rive droite de la Saône ou le quartier d'Ainay, partiellement couverts de jardins ou de vignes et les vieilles paroisses actives et peuplées de Saint-Jean, Saint-Paul ou Saint-Nizier. Dans les quartiers centraux, l'exiguïté de la voirie, la forte concentration humaine et le débordement marchand favorisent les échanges entre riverains, multipliant les relations et les rapports de voisinage. Or, la cité lyonnaise est à l'étroit en cette fin de siècle car l''importance des terrains non bâtis limite considérablement la part de l'espace construit, estimée à 150 hectares à la fin du XVIIIème siècle ( 438 ). Cette médiocrité de la surface utile concourt à enserrer la ville dans un lacis de rues étroites et rend difficile la circulation des piétons et des voitures malgré les interventions du voyer de la ville pour supprimer les goulots d'étranglement ( 439 ). Elle accentue aussi, par le jeu de la spéculation, l'entassemement humain et contribue à transformer les quartiers populaires en lieux surpeuplés ( 440 ). Au coeur de la presqu'île, le long des artères principales, l'énorme densité de la population a de quoi surprendre : entre Bellecour et les Terreaux, s'agglutinent en moyenne 1000 habitants à l'hectare. Sur la rive droite de la Saône, entassement rime aussi avec encombrement. Le vieux quartier du Change est à l'étroit dans ses maisons basses, la rue des Prêtres se déroule à proximité de la porte Saint-Georges et mesure environ 3 mètres de large, la rue du Boeuf, plus fréquentée encore, ne dépasse pas cette dimension en certains endroits ( 441 ). De façon générale, les espaces lyonnais les plus animés se situent aux abords des voies principales de circulation, celles qu’un chapitre précédent a déjà relevées ( 442 ). Ils se concentrent aussi le long des deux fleuves. La Saône est emplie de bateaux de blanchisseurs et de bachuts, utilisés par les marchands de poissons. Les coches d'eau, amarrés auprès du quai de Serin, assurent la liaison entre Lyon et Chalon-sur-Saône, les ports se succèdent des portes de Vaise aux chaînes d'Ainay, encombrés de bateaux qui transportent les vins du Beaujolais, les pierres de Couzon ou les grains de Bourgogne. Une eau forte de Jean-Jacques de Boissieu daté de 1785 et représentant une vue de la ville prise du quai Saint-Antoine, illustre bien cette effervescence des bords de l'eau : au milieu des ballots et des entrepôts, sous les yeux de quelques bourgeois, des crocheteurs emportent les marchandises nouvellement débarquées tandis que des curieux se pressent autour des tréteaux de foire, à proximité de revendeurs installés derrière un étal ( 443 ).

Cette animation n'est pas propre à la Saône. Elle se vérifie aussi le long du Rhône. Là, plattes, barques de teinturiers, bateaux de transport et de marchandises encombrent le fleuve. Tout un trafic s'organise par voie d'eau mettant en relation la Savoie, le Bugey, Lyon et les régions du Midi. Les arrivages de bois sont déchargés sur le Port Saint-Clair ou sur celui des Jésuites alors que sont installés, plus en aval et sur la rive droite, de nombreux moulins, au péril parfois des autres embarcations ( 444 ). Au total, le dynamisme des fleuves et des métiers qui s'y rattachent génère une sociabilité d'un type particulier, foisonnante et remuante. Les autorités municipales s'en inquiètent et multiplient réglementations ou contraventions pour imposer un semblant d'ordre le long des voies d'eau. De nombreuses dispositions sont prises pour améliorer le trafic des ports ( 445 ). Ces mesures, cependant, ne parviennent pas à normaliser ce petit peuple de crocheteurs, portefaix ou mariniers dont l'activité se pratique autour des fleuves. Un mémoire anonyme et non daté, adressé au Consulat, exprime bien le mépris dans lequel ces travailleurs sont tenus et l'inquiétude qu'ils inspirent aux classes dominantes ( 446 ). Ce groupe indéterminé et mouvant, parfois assimilé à la « canaille », est souvent tenu pour responsable des désordres urbains. Il polarise fréquemment les peurs ou les angoisses des possédants.

Si l'activité commerçante transforme parfois la voie publique en marché ouvert, si les clameurs et les jurons de la rue retentissent aux oreilles des passants, rien de ce qui se passe sur le pavé n'échappe à l'attention des riverains et leur sens aiguisé de l'observation est rarement pris en défaut. D'emblée ils identifient les voisins tandis que les autres, les étrangers au quartier, sont à leur tour reconnus comme tels. Marie Bailloux est revendeuse d'herbages, installée au débouché de la rue du Bât d'argent. Elle raconte avoir vu « ....un homme et une femme inconnus venant de la rue Henry porter des coups et....le sieur Gonin, le voisin d'elle déposante, crier je suis perdu, on vient de me donner un coup de couteau....Elle a entendu tous les faits de son banc où elle vend de l'herbage sur la Place du Collège de la Trinité au devant de la maison du tambour » ( 447 ). Une curiosité mutuelle caractérise les habitants du quartier qui décèlent aussitôt les mouvements inhabituels ou insolites de la foule. Le voisinage tout entier dispose de la rue, l'accapare et la surveille. Comme on se sait regardé par les riverains, du devant des boutiques ou à travers les fenêtres, on évite de ternir sa réputation en discutant ou en s'affichant avec des personnes déconsidérées. C'est pourquoi certains saluts ne reçoivent point de réponse ce qui, bien entendu, déclenche des disputes sans fin. Jeanne Marie Besson est une jeune brodeuse demeurant dans le quartier Pierre-Scize. Au cours de sa plainte, elle explique qu'elle passait « ....le 30 juin vers huit heures du soir au devant de la maison du sieur Plaisant, tenant un bureau de tabac....Catherine Laurent qui demeure en chambre garnie chez le sieur Plaisant, était sur la porte de ladite maison et l'appela mais la plaignante ne répondit pas car elle connaissait parfaitement cette fille et son genre de vie. Il y allait de son honneur de ne pas répondre. Alors Catherine Laurent la frappa....et l'accabla d'injures » ( 448 ). C'est que la chaussée est bordée de maisons largement ouvertes sur l'extérieur. Elles sont pleines de locataires qui entretiennent entre eux des rapports de sociabilité, de voisinage ou de travail. Entre les immeubles et le pavé, une surveillance réciproque s'exerce, accentuée encore par l'étroitesse des logements et de la voirie. Les rumeurs et les bruits s'échappent des bâtiments et se répandent dans la rue. Jean-Marie Razy, apprenti boulanger raconte ainsi que « ....mardi....passant chargé d'un gros pain au devant de la boutique du plaignant et de la femme Bellissan, lesquelles boutiques sont contiguës il entendit que la femme Bellissan appelait la plaignante putain que cette injure fit tourner la tête au déposant du côté de la boutique de la femme Bellissan et qu'alors il entendit la plaignante dire à haute voix qu'elle prenait à témoin de cette insulte.... » ( 449 ). Inversement, les cris de la rue alertent aussitôt l'oreille et le regard de ceux qui demeurent à l’intérieur des maisons. Tous, dans un même élan de curiosité, abandonnent momentanément leur activité pour se précipiter aux fenêtres. La déposition d'un compagnon en soie, Pierre Graindorge, est explicite : « ....(il) était sur son métier à travailler; il entendit tout à coup un grand bruit et la plaignante crier au secours....le déposant se mit aussitôt à la fenêtre pour tacher de découvrir ce que c'était.... » ( 450 ). La fenêtre constitue un poste d'observation privilégié. Les archives judiciaires multiplient d'ailleurs les exemples de femmes, d'hommes ou d'enfants postés derrière les croisées, couvant du regard le spectacle de la rue. Certains s'interpellent de maison à maison. D'autres calomnient les voisins, colportant des rumeurs désavantageuses : « ....un jour, raconte Marthe Chantin la femme d'un ouvrier en soie, s'étant mis à la fenêtre de son appartement au dessus de celui du plaignant, le sieur Goutelle se trouvant à sa fenêtre et demeurant deux maisons plus bas cria à la déposante Méfiez-vous de ceux qui sont au dessous de chez vous, c'est de la canaille....ils ont voulu gagner six mois de loyer.... » ( 451 ). Les éclats de voix et les esclandres dans la rue ne laissent en tout cas jamais les riverains impassibles, surtout lorsqu'ils impliquent des membres du voisinage. Dans une procédure engagée par un huissier et sa femme contre deux de leurs voisines, il est exposé que « ....hier vers huit heures du matin....les femmes Perachon et Chaussonnet acharnées commes des lyons se mirent au milieu de la rue en assiégeant la femme du suppliant de sottises atroces et d' horreurs au point que tous les voisins se mirent aux fenêtres jusqu'à lui montrer les cornes en lui disant garce, putain sors donc de chez toi je veux te lancer les pieds sur le ventre sinon je payerai quelqu'un pour te jeter de l'ordure sur le visage.... »( 452 ). Entre la chaussée et le logement existe un état de perméabilité dont la fenêtre, ouverte ou fermée, constitue le symbole le plus visible.

La rue, pour reprendre l'expression de P. Chaunu est « un espace d'étroite convivialité » ( 453 ). Elle abrite les riverains et recueille leurs entrevues quotidiennes. Les voisins s'y croisent et s'y retrouvent. Ils y engagent des discussions anodines ou passionnées, ponctuées de signes amicaux qui dénotent des rapports de familiarité. Les archives criminelles permettent de connaître avec exactitude les heures de la journée pendant lesquelles se déroulent ces rencontres. Les informations contenues dans les procédures pénales esquissent la chronologie suivante :

Graphique 8
Graphique 8

Du matin jusqu'au soir, sur la voie publique, les contacts entre riverains se multiplient. Difficile même de repérer des temps forts tellement les rencontres sont nombreuses tout au long de la journée. Seul, peut-être, le matin apparaît-il moins propice aux échanges. De façon toute relative, cependant, puisque 15%, quand même, des fréquentations entre voisins ont lieu avant 9 heures. L'animation de la rue, en effet, commence tôt : dès l'aube, les commerçants ou les revendeurs disposent leur étal le long des maisons, les travailleurs des ateliers se rendent au travail, les garçons de boutique et les domestiques effectuent les premières courses pour le service du maître. Tous usent de la chaussée, d'aucuns comme voie de passage, les autres comme lieu de labeur. Cette animation se poursuit pendant les dix à quatorze heures de travail quotidien et ne cesse qu'à la nuit tombée. Claude Blaize, marchand sur la rivière, quitte son travail entre 7 et 8 heures du soir, « ....sur le quai des Célestins, il vit sortir ....(une de ses voisines) du caffé du sieur Thévenin avec l'une de ses nièces, il leur souhaita le bonsoir » ( 454 ). Toutes ces activités professionnelles apparemment interminables, sont heureusement ponctuées de pauses ou d'allées et venues qui sont autant d'occasions d'échanges et de bavardages au coin de la rue. Le voisinage s'interpelle, fait signe de la main, échange un salut amical. Ces rencontres sont d'autant plus fréquentes que la rue est empruntée plusieurs fois dans la journée. Par nécessité. Les inventaires après décès montrent en effet qu'en dehors du vin et du bois, les Lyonnais ne disposent pas de réserves alimentaires et doivent s'approvisionner quotidiennement chez les marchands. On abandonne alors son activité pour aller faire quelques commissions chez le commerçant voisin. Un garcon amidonier, Joseph Gray, rapporte dans sa déposition qu' « Aujourd'hui, vers une heure de relevée, il sortit de chez son maître pour aller acheter un pain d'une livre vulgairement appelé miche; il a été rencontré dans la rue Paradis par les nommés Félix, oncle et neveu demeurant dans la même rue.... » ( 455 ).

Sur le seuil de leur échoppe, les boutiquiers apostrophent la clientèle, marchandent, parlent de tout et de rien. Les rencontres entre voisins sont d'ailleurs nombreuses à se dérouler devant les magasins (elles représentent 13% des contacts qui s'effectuent en dehors de l'immeuble) et illustrent une stratégie commerçante largement ouverte sur l'extérieur de la boutique. Officiellement pourtant, pour disposer d’un banc, d’un étal ou d’une gargotte, il faut être autorisé par les autorités. En réalité, la rue est peuplée de petits revendeurs qui exhibent leurs produits. Nombreux sont ceux qui vendent à la sauvette quelques marchandises à l’intar de Marie Perraud qui entrepose ses ballots de fruits place des Jacobins ou de la femme Journaud qui sillonne les rues de la ville, traînant avec elle une brouette pleine d’abricots ( 456 ). La rue apparaît ainsi comme un lieu d’échanges où se négocient les articles et les denrées les plus diverses. Elle abrite une importante circulation monétaire qui s’effectue « à découvert », en dehors des maisons et sous les yeux du voisinage.

Le long du pavé, les nouvelles circulent. Les commères du quartier bavardent et découvrent les derniers ragots du jour qu'elles communiquent à leur tour à des oreilles complaisantes : «  Un jour de la semaine dernière, expose la dame Bichat, passant au devant la boutique de la femme Desaye revenderesse, celle-ci l'appela en disant qu'elle voulait lui parler, et elle qui dépose s'étant approché....elle lui dit Savez vous quelles nouvelles? que lui ayant répondu que non, elle lui dit hé bien je m'en vais vous en apprendre une et de suite lui dit Savez vous que la femme Olivier est devenue une voleuse....elle a volé ma belle soeur pour 90 Livres » ( 457 ). Les propos médisants ne sont pas les seuls à s'échanger dans la rue. Entre voisins, on s'informe, on se renseigne aussi sur la véracité des bruits qui circulent. Jeanne Dumas raconte : « ....il y a trois semaines, elle a rencontré le sieur Perraud dans la rue Tête de mort qui l'accosta en lui disant que les mariés Brugnier étaient de la canaille lui avait-on dit. Est-ce vrai demanda-t-il car j'ai une soeur à leur service. Elle déposante lui répondit qu'elle les connaissait comme honnêtes.... » ( 458 ). Si le ragot engendre un climat de suspicion généralisée, il existe d'autres temps moins agressifs, où se déploie une sociabilité bienveillante : ainsi, lorsque viennent les beaux jours, les voisins aiment se retrouver en dehors de leur domicile. Tous profitent alors de la lumière et de la douceur estivales pour s'installer le long des immeubles. Joseph Paclet, garçon boucher, joue aux dés avec ses camarades de travail, vers neuf heures du soir, devant la boutique du maître ( 459 ). Un fils de bourgeois, Jean Antoine Dubez, papote à la tombée du jour avec une jeune épicière sur la porte de son magasin ( 460 ). Deux couples de maîtres tailleurs prennent le frais un soir de juillet en bavardant devant leur échoppe ( 461 ). Les discussions s'engagent et se prolongent souvent fort avant dans la soirée. Des éclats de voix retentissent, des disputes éclatent jusqu'à ce que la nuit ramène le calme dans le quartier et incite chacun à rentrer chez soi ( 462 ).

Parfois, certaines rencontres entre voisins se déroulent en dehors du quartier d'attache et sont le fait du seul hasard. De fait, non seulement les dimensions de la ville sont restreintes mais surtout, il existe dans la cité des lieux que les Lyonnais affectionnent tout particulièrement et qu'ils fréquentent le dimanche ou les jours fériés : ce sont les quais du Rhône, la paroisse d'Ainay, Bellecour ou les Brotteaux. Jean Gueynard, maître teinturier, croise son voisin de palier « ....sous les Tilleuls, Place Louis-le Grand dans la matinée.... » ( 463 ). Joseph Favre, maître tailleur d'habits, reconnaît un locataire de l'immeuble lors d'une partie de boules qui se dispute aux Brotteaux ( 464 ). Marie Deschamp, bourgeoise célibataire, énonce dans sa déposition que « ....dimanche dernier entre neuf et dix heures du soir elle se promenait sur le quai Saint-Clair avec quatre ou cinq demoiselles de sa connaissance; elles furent accostées par le sieur Blotte qui est connu d'une des demoiselles.... » ( 465 ). Si les promenades se limitent à quelques emplacements, toujours les mêmes, la population lyonnaise apprécie ces moments de flânerie, les jours de repos. Ils tranchent en effet avec le labeur quotidien et donnent lieu à d’authentiques « parties » de convivialité.

La rue est sans doute la chose du monde la mieux partagée puisque chacun des deux sexes y circule et s'y retrouve librement. Un calcul opéré à partir des archives criminelles montre que la chaussée publique compose un domaine « mixte », fréquenté à égalité par les hommes et par les femmes.

Tableau 16. Les rencontres dans la rue : la part des hommes et des femmes.
Nombre total de rencontres
sur la voie publique
Pourcentage des hommes Pourcentage des femmes

456

52%

48%

Garçons, jeunes filles, conjoints ou veuves, tous parcourent l'espace urbain sans que personne n’en soit offensé. Si le sexe féminin est exclu des responsabilités politiques et municipales, comme il l'était déjà au XVIème siècle selon Nathalie Davis, le temps n'est pas encore venu où les usages bourgeois consigneront la femme chez elle, à l'abri des gestes et des regards masculins ( 466 ). Sa silhouette, en tout cas, est très présente en dehors de la maison et du foyer domestique. Un examen plus précis des heures de rencontres montre cependant des différences assez sensibles selon les sexes.

Tableau 17. Les moments de rencontres sur la chaussée: les différences entre les hommes et les femmes. Etude de 385 cas

FEMMES HOMMES

Avant 9h.

14%

16%

De 9h. à 12h.

31%

22%

De 13h. à 18h.

35%

25%

Après 18h.

20%

37%

Au cours de la journée, les femmes disposent de la chaussée aussi bien que les hommes : revenderesses, domestiques, ouvrières en soie, brodeuses ou blanchisseuses sillonnent les rues et s'activent du matin jusqu'au soir, sans que l'usage qu'elles font du pavé les distinguent des hommes. A la tombée de la nuit, en revanche, la population féminine se raréfie et la chaussée devient majoritairement masculine. C'est l'heure des mauvaises rencontres et des agressions toujours possibles, rendues plus faciles encore par le mauvais éclairage des rues. «  Hier, se plaint Benoit Clavelle, (sa) femme passait dans la rue des Bouchers pour se rendre dans son domicile sur les six ou sept heures du soir. Elle fut assaillie par quatre particuliers qui lui dirent où vas-tu Bougresse, lui levèrent le jupon presque jusque sur la tête et....lui donnèrent une volée de coups de canne sur les reproches qu'elle fit « ( 467 ). Les femmes connaissent bien les dangers qui les guettent. Quand elles doivent sortir la nuit, elles préfèrent se faire accompagner par un voisin obligeant ou par un porte-falot en faction aux carrefours. Se promener seule à des « heures indues », est vivement déconseillé notamment aux abords des cabarets qu'encombre toujours une foule de fêtards ou d'ivrognes : « ...hier sur les huit heures du soir, raconte Antoinette Dussaulier une célibataire, ....étant ressorti du café de la dame Thévenin elle a été suivie par un homme inconnu qui lui a tenu les propos les plus outrageants, l'a injuriée et lui a donné deux coups de canne sur la tête » ( 468 ). Le soir, incontestablement la présence féminine, attire le regard masculin et entraîne parfois des gestes impudiques. Les plus vulnérables, bien sûr, restent les filles célibataires. Quant aux femmes mariées elles sont, en principe, moins exposées et peuvent compter sur la protection de leur mari. « ....hier soir vers les dix heures, raconte le sieur Cornier, marchand chapelier à Saint-Jean,....sa femme se promenait avec la dame Pelletier aux environs de la boutique du sieur Pelletier pour prendre l'air. Le sieur Moulin, clerc chez Monsieur Dussurgey....s'approcha des deux femmes voulut mettre la main dans le cein de la dame Cornier, lui tint des propos indécents la serra par le corps pour l'entraîner....Elle se mit à crier et à appeler son mari au secours qui sortit aussitôt.... » ( 469 ). Pour se justifier devant le tribunal, les agresseurs utilisent toujours le même type d'arguments. Ils renvoient la responsabilité des faits à la victime en prétextant qu'elle se promenait seule dans la rue et qu'elle a cherché à les aguicher.

La rue n'est pas le domaine réservé des adultes. Les enfants, eux aussi, s'y rencontrent, la parcourent, l'utilisent parfois comme terrain de jeux. Quand ils ne sont pas à l'école, ils côtoient leurs aînés, font les courses ou aident leurs parents. Humbert Gayet, maître teinturier envoie son fils de 8 ans, vers 7 heures du matin, chercher un seau de teinture chez le sieur Vacher ( 470 ). Jeannette Ichalette a tout juste 11 ans. Son père est boulanger. Elle raconte : « ....elle porte tous les matins le pain soit chez les grenetiers rue de la Grenette soit aux Halles soit chez des marchands d'indiennes demeurant petite rue Mercière.... » ( 471 ). Le monde des adultes reste largement ouvert aux enfants. Ils y apprennent les usages de l'existence - l'amitié et la solidarité bien sûr - mais aussi l'agressivité et les difficultés quotidiennes. Quelquefois au péril de leur vie. Jacques Lebrat, chapelier, explique que « ....samedi sur 4 heures et demi du soir,....(son) enfant....nommé Jacques et âgé d'environ huit ans....passa dans la rue Ecorcheboeuf en revenant de l'école pour s'en aller chez son père....Un tombereau lui tomba dessus et un quart d'heure après il est décédé » ( 472 ). A la brutalité de l'environnement s'ajoute la violence des hommes qui s'exerce régulièrement contre les plus jeunes. « ....hier sur les cinq heures de relevée, dépose un chirurgien barbier, le suppliant était absent de chez lui, son garçon âgé de treize ans au plus gardait sa maison, le nommé Clerjon charpentier demeurant même rue....entra....en jurant....Le garçon du suppliant pleurait, tremblait.... » ( 473 ). Il existe heureusement d'autres moments moins violents pendant lesquels les enfants peuvent s'amuser. Parfois, les archives judiciaires évoquent ces distractions enfantines qui ont la chaussée pour seul cadre. Etienne Pelissier, maître cordonnier rue Poulaillerie, rapporte avoir vu « ....plusieurs enfants sautant et jouant sur de la paille qu'un particulier avait entreposée dans la rue » ( 474 ). D'autres jeux, moins anodins, agacent le voisinage. Antoine Brunier, vigneron, demeure à Ecully, « ....sa femme est venue en ville avec un âne chargé d'herbage et de lait pour vendre sa marchandise....son âne était attaché au coint de la rue du Bessard.....Plusieurs jeunes gens ont détaché son âne et sont montés dessus et parmi eux le petit du nommé Marché, rôtisseur qui demeure rue de la Cage....elle les a dépistés » ( 475 ).

Face aux réprimandes des adultes, les enfants savent se garantir....en s'enfuyant à travers les ruelles et les allées d'immeubles. Thomas Mandron, batelier, en témoigne : il a aperçu « ....des jeunes gens jeter en badinant de la terre grasse à un particulier tonnelier qui raccommodait des tonneaux pour les vuidanges....Le particulier accourut, les jeunes gens s'enfuirent dans une allée qui traverse » ( 476 ). L'espièglerie des enfants n'est pas toujours du goût des plus âgés, surtout quand elle se double d'injures ou de grossièretés. La veuve Marie Paquet, cabaretière, « ....se plaint des polissonneries des enfants du plaignant (un noble Michel O Ryan qui a deux enfants, un de 5, l'autre de 10 ans)....qui l'ont appelée la vieille du premier étage, lui jetèrent de l'eau sur ses vêtements....Le lendemain elle les menaça du fouet mais ils la traitèrent de salope....et se hâtèrent de monter l'escalier » ( 477 ). La vulgarité des propos peut surprendre venant de la part de si jeunes gens. Ils sont pourtant l'expression d'une incontestable adaptation au monde environnant.

La boutique du voisin représente également un haut lieu de la sociabilité lyonnaise puisque s’y rencontrent ou s’y croisent 10% des habitants du quartier. Sous l’appellation « boutique », les archives judiciaires désignent en fait un lieu aux fonctions et aux usages différents. Il peut s’agir en effet d’un point de vente réservé à l’écoulement de marchandises ou de biens de consommation, d’un établissement consacré à la fabrication et au commerce de produits manufacturés, d’un local professionnel destiné à la seule production ou encore d'un lieu dans lequel sont proposés différents types de services. Les boutiques lyonnaises recouvrent donc des réalités très diverses et réunissent sous un même vocable des endroits aussi dissemblables que la petite échoppe du revendeur, le commerce d'un épicier, l'atelier d'un tisserand ou la maison d'un grand négociant. Quel contraste par exemple entre l'établissement des sieurs Gombaud et Molinos situé quai Saint-Clair et spécialisé dans la vente de vêtements de luxe et le laboratoire de triperie malodorant de Benoit Dru, rue du Grenier à sel. Ou encore entre le magasin de Pierre Fargé, marchand farinier, pourvu d'un vaste cabinet des écritures, l'ouvroir de François Exbrayat maître cordier installé à l'étage d'un immeuble et la boutique du barbier Fago établie place des Cordeliers ( 478 ). Pourtant, en dépit de ces profondes différences, les boutiques lyonnaises présentent, dans la majorité des cas, des traits communs qu'il est possible de dégager.

En premier lieu, à l'exception notable de nombreux ateliers de confection de la soie, les boutiques sont établies au rez-de-chaussée des maisons. Elles flanquent de part et d'autre la porte d'entrée de l'immeuble et forment des baies bombées - elles deviendront rectangulaires à partir de 1750 - d'une largeur oscillant entre 1m50 et 2 mètres. Au XVIIIème siècle, le soubassement bâti en pierres de taille prend une hauteur suffisante pour que l'on puisse installer, au dessus des arcs de boutique, un entresol où demeure le boutiquier ( 479 ).

La seconde caractéristique des boutiques lyonnaises tient au nombre important d'ouvertures qu'elles comptent. La plupart d'entre elles en effet prennent leur jour sur la rue, communiquent avec l'allée de l'immeuble par une porte latérale et s'ouvrent à l'arrière sur une cour. Claude Sauge, tonnelier domicilié rue Basseville est locataire « d'un bas....prenant son entrée par l'allée de la maison et ses jours sur la rue ainsi que sur un cul de sac » ( 480 ). J.Nicolas, marchand de vin, occupe une boutique qui s'ouvre sur la rue Saint-Jean et sur une cour intérieure ( 481 ). Ces ouvertures facilitent bien sûr la tâche des cambrioleurs qui opèrent de nuit, espérant ainsi tromper la vigilance des voisins. « Dans la nuit du 1 au 2, déplore un marchand boucher, des malfaiteurs se sont introduits chez lui par la porte de l'allée de son domicile qui n'a pas de serrure(....). Ils ont pénétré jusqu'au fond de l'allée où ils ont fait sauter la serrure de la porte de sa boutique qui donne sur l'allée » ( 482 ). Cette disposition, toutefois, ne représente pas que des inconvénients : les nombreuses portes d'accès que comptent ordinairement les boutiques facilitent d’une certaine façon le contact avec une clientèle nombreuse et curieuse. Elles renforcent l'activité commerciale de l'établissement en attirant une foule composite qui aiment choisir ses produits et s'attarder auprès des étals.

A l’intérieur des magasins, des conversations s’engagent entre le vendeur, son commis et les clients. Propos amers, aimables, médisants, distribution de coups…tout l’éventail des attitudes se rencontrent dans la boutique du voisin. N’est-ce pas d’abord parce qu’elle compose un lieu d’échange et de circulation monétaire ? Dans une société où l’acte de marchander est banal, le bien-fondé d’un prix ou la qualité d’un produit constituent une source de litige fréquente. C’est pourquoi de nombreux conflits voient s’opposer des consommateurs insatisfaits et des vendeurs intraitables. Jeanne Chenu, une marchande de la rue Tupin vient rapporter à un commerçant voisin une pièce de coton dont elle est mécontente. « ….il entendit, raconte un témoin, des propos vifs entre la plaignante et le sieur Estounel ; qu’il la menaça de la mettre hors de son magasin….Puis Estounel lui donna un coup de pied dans le cul ; elle se retira honteuse et confuse en le traitant de valet d’écurie » ( 483 ). Parfois, cependant, les archives donnent à voir un univers plus calme où se manifeste quelque relation amicale : « ….hier, sur les dix heures du soir, dépose le sieur Cornier marchand chapelier….il était dans la boutique du sieur Pelletier son voisin et causait. Sa femme se promenait avec la dame Pelletier aux environs de la boutique du sieur Pelletier pour prendre l’air » ( 484 ).

A la frontière entre le domaine public et le domaine privé, ouvert à la fois sur la chaussée et l'intérieur de l'immeuble, le seuil de l'allée constitue un espace charnière, à l'intersection de la vie domestique et du monde de la rue. Cet espace de sociabilité est le théâtre de nombreuses rencontres et totalise 9% de celles qui se déroulent à l'extérieur de la maison. Les locataires aiment s'y retrouver pour bavarder et venir aux nouvelles, quitte, quelquefois à obstruer l’entrée de l'immeuble. « Hier, vers neuf heures du soir, raconte André Vallet maître menuisier, se retirant tranquillement dans l'appartement qu'il occupe au rez-de-chaussée....il vit quantité de personnes au nombre d'environ quinze ou dix huit tant dans l'allée que sur la porte d'icelle et gênaient entièrement le passage. Il leur demanda le plus poliment possible la liberté de pouvoir entrer dans ladite allée, à l'effet de se rendre en son domicile icelui prenant son entrée par ladite allée... » ( 485 ). Incontestablement, l'entrée de l'immeuble est un lieu de rencontre convivial, apprécié par les hommes aussi bien que par les femmes.

Tableau 18. L'entrée d'immeuble, lieu de rencontres entre voisins : pourcentage des hommes et des femmes qui s'y retrouvent.
Nombres de rencontres
sur la porte d'allée
Pourcentage des femmes Pourcentage des hommes


69

54%

46%

Les archives judiciaires multiplient les exemples d'individus stationnés dans l'embrasure de la porte d'allée, figés dans la surveillance du voisinage. Magdeleine Durand dépose : « ....(elle) se trouvait sur la porte d'allée de sa maison samedi dans l'après midi....elle vit la garde emmener le plaignant (un voisin) qu'elle connaît depuis longtemps. Elle demanda pourquoi et on lui répondit qu'il était soupçonné de vol ce qui l'étonna car elle connaît le plaignant comme très honnête.... » ( 486 ). De cet observatoire, il est encore loisible de contrôler les mouvements de la maison et d'entendre les paroles qui sont proférées. «  Elle se trouvait sur la porte d'allée de la maison qu'elle habite, explique une dévideuse de soie, quand elle ouit les parties se disputer, le plaignant disant au sieur Berthier qu'il n'avait jamais été mis sur la sellette.... » ( 487 ). Si les conversations vont bon train, elles se nourrissent des événements de la vie quotidienne et de nombreux propos se font l'écho de préoccupations domestiques ou privées. « ....mercredi dernier explique Jean Rafin compagnon maçon, il causait avec la femme Conchon en présence de sa mère sur la porte d'allée de la maison....ladite Conchon lui raconta que son mari avait maltraité le plaignant parce qu'il l'avait trouvé à badiner avec elle croyant qu'il voulait la séduire.... » ( 488 ). D'autres relations, plus détendues, réunissent les membres du voisinage sur le seuil de l'immeuble et traduisent le goût des riverains pour la palabre ou la taquinerie. Philibert Phyli expose : « ....(il) causait sur la porte d'allée avec les nommés Phyli ses deux neveux et Chapard, il vit venir ledit Gay....lequel s'arrêta à parler avec ledit Phyli son neveu et ensuite se poussèrent en badinant dans ladite allée.... » ( 489 ). Au total, la porte d'allée matérialise la limite entre le domaine réservé à la vie privée des locataires et le monde du dehors. De ce fait, elle est un lieu de rencontres et de communication qui participe grandement à la diffusion des nouvelles et à la vie du quartier.

Si la rue n'est le domaine réservé ni de l'un ni de l'autre sexe, si chacun s'y déplace librement pendant la journée, deux espaces situés à l'extérieur de la maison concentrent des sociabilités beaucoup plus typées : le bateau à laver et le cabaret.

Le bateau-lavoir, parfois appelé platte, est relié aux berges du fleuve. Il est équipé de façon à ce qu'on puisse nettoyer et battre le linge ou les draps en s'aidant, pour le rinçage, du courant de la rivière. Ces bateaux à laver appartiennent à un propriétaire et sont dûment répertoriés dans les registres fiscaux de la ville comme l'atteste la contribution foncière de 1791. En moyenne, ils mesurent 6,50 mètres de long sur 2 mètres de large et peuvent accueillir une vingtaine de personnes. Dès l'aube, les blanchisseuses et les ménagères du quartier s'y rendent pour « couler » des lessives ( 490 ). Une gravure de François Cléric, intitulée Vue d’une partie de la ville de Lyon et dédiée au Duc de Villeroy, montre plusieurs de ces bateaux installés sur la Saône entre le Pont de Pierre et le Pont de Bois ( 491 ) . Des femmes du peuple, reconnaissables au bonnet et à la jupe plissée, surmontée de l'indispensable tablier, décrassent leur linge en bavardant. Les potins et les racontars, en effet, fusent en ce lieu et le choeur féminin a tôt fait de relever ou de ternir la réputation d'une voisine. La femme de Pierre Rater est blanchisseuse. Elle explique au tribunal qu'elle « ....repassait du linge sur le port du Sablet le dix neuf de ce mois sur les cinq heures du matin. Elle entendit beaucoup de bruit dans le bateau à laver, elle prêta l'oreille attentivement et reconnut la voix de la femme Solichon qui traita la plaignante de receleuse et y ajoutait J'aurais voulu te faire pendre ; j'aurais tiré la corde avec plaisir.... » ( 492 ). De tous les emplacements publics de la ville, le bateau-lavoir est le seul qui soit de vocation exclusivement féminine. Les hommes ne s'y aventurent jamais et cet espace annexé par les habitantes du quartier constitue un des hauts-lieux d'échange et de sociabilité des Lyonnaises.

Le cabaret, à l'inverse du bateau-lavoir, est de fréquentation purement masculine. Les femmes n'y vont pas, sinon rapidement, pour faire quelques petites courses. Un calcul effectué à partir des listes de témoins convoqués par la Sénéchaussée criminelle recense une vingtaine de fois seulement, en 15 ans, la présence de femmes à l'intérieur d'un cabaret, buvant en compagnie d'autres hommes. C'est que, contrairement à leurs homologues parisiennes, les Lyonnaises sont absentes de cet espace de détente qui reste, jusqu'à la Révolution, le lieu de prédilection des hommes ( 493 ). Au cabaret, d'ailleurs, il faudrait assimiler les autres débits de boissons, tous ceux qui vendent de l'alcool et, le plus souvent, de quoi manger. Cafetiers, aubergistes, cabaretiers, limonadiers, traiteurs sont en effet confondus par la municipalité qui multiplie les ordonnances restrictives et impose des heures de fermeture strictes : 11 heures du soir au printemps et en été, 10 heures l'automne et l'hiver. De plus, le dimanche matin, pendant l'office religieux, ces établissements doivent rester fermés et un commissaire de police veille tout particulièrement à la bonne observation de cette règle ( 494 ). Si, la semaine toute entière, le voisinage aime se retrouver derrière une bouteille de vin ou de bière, ce n'est pas toujours du goût des autorités qui craignent les bagarres et les débordements. L'endroit est surveillé, parfois suspecté car c'est ici qu'une large part de la vie populaire s'organise : les compagnons tiennent leurs assemblées et élaborent quelques-unes de leurs stratégies de résistance vis à vis des employeurs ( 495 ). Les marchands fixent là leur rendez-vous d'affaires, tandis que les garçons et les manoeuvres attendent des propositions d'embauche en sirotant un verre. Le cabaret est le lieu de passage obligé pour tous les travailleurs du quartier, l'espace par excellence de la convivialité. A l'aube, les premiers consommateurs viennent « se désaltérer » et le ballet des allées et venues ne cessent plus jusqu'à la fermeture. On boit sec, bien sûr, mais on joue beaucoup aussi. Aux cartes, au billard ou au piquet. Dans tous les établissements, malgré l'interdiction des autorités, les clients misent de l'argent, de la bière, du vin, des tasses de café... Tout est bon pour jouer. Des disputes naissent qui déclenchent aussitôt l'intervention de la garde ou des soldats du guet, toujours prêts à rétablir l'ordre. Les moralistes de tout poil dénoncent d'ailleurs à plaisir les débauches et les dangers que font courir à l'ordre et à la sécurité publiques ces mauvais lieux ( 496 ). Les classes dominantes de la société lyonnaise leur font écho, condamnant dans un même mouvement l'ivrognerie et l'insubordination des travailleurs. « Je viens de recevoir la visite de Monsieur Bruyset, écrit le Président Dugas à son ami de Saint Fonds; nous avons causé de librairie et d'imprimerie. Il m'a dit que les compagnons imprimeurs sont aujourd'hui si indociles, si paresseux, si négligents qu'on ne peut pas venir à bout de faire une bonne impression. Ils commencent dit-il à faire leur semaine le jeudi et veulent que trois jours les nourissent toute la semaine. Il ajoute que ce désordre règnera, tant que le vin sera aussi abondant et à aussi bon marché » ( 497 ).

Le cabaret, pourtant, participe à la vie quotidienne du quartier et cela de façon moins scandaleuse que ne veulent le faire croire les autorités : c'est ici par exemple qu'Antoine Marion, domestique chez le sieur Veraubon, vient faire de la monnaie pour dépanner son maître, que l'huissier Ducret signe un procès-verbal de contravention contre des bouchers réfractaires ou encore que Jacques Girard cherche des témoins qui veuillent bien déposer à la suite d'une rixe entre voisins ( 498 ). Les riverains savent aussi qu'ils peuvent compter sur la compréhension du cabaretier pour dispenser les premiers soins à un malade ou un blessé. Jean Marie Brias, marchand fabricant en gazes, raconte que « ....lundi dans l'après midi, passant dans la rue Basse Grennette, il a rencontré le plaignant (un voisin) le visage en sang conduit par une femme....Le déposant entra dans le cabaret de la femme Berger pour demander de l'eau pour laver le plaignant et lui donner les premiers secours »( 499 ). La violence passée, chacun doit savoir faire la paix. Pour oublier les rivalités passées et sceller la réconciliation, une visite au cabaret s'impose. Au cours d'une querelle dont il est, semble-t-il, coutumier, un maître crocheteur, le sieur Silvain, administre à l'un de ses voisins, sous le regard des riverains, une volée de coups de pied puis lui brise sa canne. La victime exige réparation et obtient satisfaction : »....Après qu'on lui eut fait sentir l'indignité de son procédé, ledit Silvain pria....(le plaignant) de se rendre chez le sieur Gogueyt cabaretier montée du Griffon et que là il réparerait les dommages qu'il avait fait au plaignant et lui payerait sa canne » ( 500 ). Dans cette affaire, la victime peut s'estimer satisfaite : l’affront est lavé et l'honneur sauf. Les deux ennemis d'hier pourront à nouveau se montrer ensemble car tous les riverains les auront vus trinquer ensemble au cabaret.

Lorsque deux voisins se rencontrent dans la rue, l'attitude la plus fréquente est d'aller boire une chopine au cabaret. Pierre Bugnard, marchand épicier, demeure rue Thomassin. « Hier, raconte-t-il, sur les environs de onze heures passant dans la rue Mercière il fut appelé par le sieur Odet chapelier demeurant dans la même rue que lui suppliant. Il lui proposa ainsi qu'au sieur Pognon d'aller boire une bouteille de vin blanc....Quelque temps après ledit Odet lui proposa de jouer au billard une bouteille de vin.... » ( 501 ). Rien n'est plus naturel que de venir vider un verre et les Lyonnais sont aidés en cela par le nombre élevé de cabarets dispersés à travers la ville ( 502 ). G. Durand a calculé que la ville offre un débit de boissons pour 700 habitants ( 503 ). Trois fois moins, c'est vrai que Paris à la même époque ( 504 ). Les archives criminelles de la Sénéchaussée, dans lesquelles il est souvent question de ce lieu turbulent, indiquent pour la période 1776-1790 l'emplacement de 208 débits de boissons, faubourgs non compris, ce qui confirme grosso modo le dénombrement de G. Durand. Ceux-ci sont attestés dans tous les quartiers de la ville avec une densité qui varie selon les secteurs. Dans la presqu'île comme dans les vieux quartiers médiévaux de Saint-Jean, les débits de boissons sont surtout présents le long des grandes voies de circulation mais aussi au coeur des zones à forte concentration populaire et artisanale. C'est le cas des quartiers du Plat-d'argent, de la rue Thomassin, du Plâtre ou des Terreaux. L'activité économique des deux fleuves, voit aussi se multiplier les cabarets. Celle de la Saône d'abord avec les secteurs de Porte-Froc, du Change, de Saint-Vincent ou de la rue Tupin. Celle du Rhône ensuite où les établissements sont nombreux dans les quartiers de l'Hôpital, de Bon-Rencontre ou du Griffon. Tous ces espaces, surpeuplés et commerçants, accueillent l'essentiel des débits de boissons. C'est ici aussi que se concentre en partie la violence de la ville ( 505 ).

Le cabaret lyonnais possède une configuration qui rappelle à bien des égards son homologue parisien ( 506 ). Il est situé en bordure de rue et de la chaussée et se trouve percé de nombreuses ouvertures qui s'ouvrent le plus souvent sur la chaussée, sur l'allée de l'immeuble ou sur une cour encombrée de barriques de vin. Ces ouvertures permettent aux habitants de la maison d'accéder directement au cabaret, sans passer par la rue ou encore aux couche-tard de continuer à boire au-delà de l'heure officielle de fermeture. Elles facilitent aussi les évasions au nez et à la barbe des représentants de l'ordre venus arrêter des consommateurs émêchés ou réfractaires aux ordonnances municipales. Jacques Philippe Soudeux, sergent à la Compagnie Franche, le sait bien qui, avec zèle et courage, sait attraper les contrevenants : « Dans le cabaret du nommé Perret, marchand de vin....à travers le vitrage je m'aperçus qu'un particulier voulait s'évader par la porte de derrière....je m'opposais et je reconnus Galand, homme suspect puisque je l'ai déjà conduit pour bacchanales et filouteries à trois époques différentes chez les commandants » ( 507 ).

Tous ces établissements, bien sûr, n'ont ni la même disposition intérieure ni la même superficie. Cependant, la règle la plus courante semble être le manque de confort et l'étroitesse des lieux. La salle du cabaret comprend en principe quelques bancs et tables de bois autour desquels une douzaine de consommateurs, rarement plus, viennent s'asseoir, à proximité du poêle ( 508 ). Le plus souvent, au premier étage, s'ajoute une seconde pièce, reliée à la première par un escalier en bois et dans laquelle on place d'autres tables, bancs, tabourets parfois même un lit pour permettre aux plus avinés de se reposer. Ce type d'agencement intérieur est sans doute le plus habituel puisqu'on le retrouve dans la plupart des inventaires après décès ( 509 ). Les trois caractéristiques du cabaret lyonnais sont donc l'abondance des ouvertures, la modestie du mobilier et la faible capacité d'accueil. La place disponible est aménagée, bricolée pour accueillir une clientèle d'habitués, plus sensibles sans doute à la convivialité qu’au confort des lieux.

L'état civil de nombreux voisins, consommateurs fortuits au moment d'une rixe ou d'une dispute, permet de dresser un tableau des hommes qui fréquentent le cabaret. A l’image du quartier qui les abrite, cet espace héberge les catégories sociales les plus diverses.

Graphique 9.
Graphique 9.

Dans l'échantillon ci-dessus, les couches artisanales sont de loin les plus nombreuses à venir se désaltérer puisqu'elles composent 62% du corpus. Ce pourcentage élevé ne surprend pas quand on connaît l'importance numérique de l'artisanat lyonnais dans les années qui précèdent la Révolution ( 510 ). Il confirme seulement l'ancrage de la pratique cabaretière au sein de cette catégorie-ci. Chez les artisans, en effet, les occasions d'aller prendre un verre ne sont pas rares. La journée de travail est entrecoupée de pauses et de haltes au cabaret ce qui déclenche parfois la colère des chefs d'ateliers. Pierre Recoulle, maître tondeur, par exemple, reproche à son compagnon « ....d'aller boire au lieu de faire son ouvrage » ( 511 ). C'est derrière une bouteille aussi que sont conclus la plupart des contrats d'apprentissage et les marchés. Certains artisans en oublient même de rentrer chez eux comme Benoît Pinet, tailleur d'habits, que sa femme vient chercher à plus de 8 heures du soir ( 512 ). Entre deux verres pourtant, on sait, en principe, garder la tête froide. Thomas Demouron, maître boulanger, n'hésite pas à faire signer à l'un de ses voisins débiteur, une reconnaissance de dettes, au vu et au su de tous les consommateurs, bien entendu. Toutes ces habitudes et pratiques quotidiennes sont peut-être renforcées par la position géographique lyonnaise qui fait de la cité « une ville particulièrement vineuse » selon l'expression de D. Roche ( 513 ). Ce qui est certain, c'est que la fréquentation artisanale du cabaret se vérifie sans discontinuer à tous les âges de la vie comme le montre le graphique ci-dessous :

Graphique 10
Graphique 10

Si l'on examine à présent la masse des travailleurs sans spécialisation, ceux qui sont regroupés ici sous la dénomination de « journaliers », on constate qu'ils forment, eux aussi, une clientèle nombreuse. La part qu'ils composent dans l'échantillon (15%) reflètent assez fidèlement la part effective de ces travailleurs dans la société lyonnaise et attestent chez eux une pratique cabaretière vivace ( 514 ). Cette présence habituelle - rituelle - pourrait-on dire du menu peuple au cabaret transforme cet espace en une annexe naturelle de la rue. Entre deux déchargements de bateaux ou deux livraisons, dans l'attente du client ou du bourgeois qui les embaucheront, les journaliers se retrouvent pour boire une chopine ou jouer quelques deniers. Cette habitude de boire est contractée jeune et près d'un quart des clients journaliers ont moins de 25 ans. Au-delà de 45 ans, leur présence se fait plus rare, conséquence sans doute d'une surmortalité des classes pauvres et masculines.

Graphique 11.
Graphique 11.

Cette assiduité confère au lieu une dimension populaire difficilement contestable. « Le cabaret, écrit A. Farge, semble appartenir au peuple » car s'il est un espace de loisirs, il est aussi un endroit où se rendent tous ceux qui n'ont pas un autre ailleurs pour être ensemble » ( 515 ). Les pauvres, les hommes sans « métiers », les affaneurs et les crocheteurs du quartier s'y rencontrent volontiers, partageant leur temps entre la rue qui les occupe et le comptoir qui les rassemble. Le cabaret, d'ailleurs, leur est si familier que pour beaucoup d'entre eux, il est un second « chez soi » : « ....la matin du 16 (novembre)...., raconte Mathieu Foment, il a bu dans le cabaret de Benoit Sanlaville situé rue du Boeuf. Le vin et la chaleur du poêle l'ont surpris et il est monté sur la soupente pratiquée dans le cabaret et s'est mis au lit quelques heures.... » ( 516 ). La liberté avec laquelle le petit peuple dispose du cabaret affleure dans de nombreuses dépositions. Ce n'est évidemment pas toujours du goût des tenanciers d'établissements que de nombreuses altercations opposent à des consommateurs irascibles, bien décidés à imposer leur loi et à accaparer cet emplacement comme ils l'entendent. Un traiteur, Jean Baptiste Maligot, expose dans sa plainte les événements suivants : « ....hier, vers neuf heures de relevée, plusieurs particuliers que le plaignant a appris être des crocheteurs ….se sont présentés chez lui sous prétexte de demander à boire. L'épouse du suppliant leur a dit qu'il était trop tard ». Un témoin raconte la suite des événements : « ....passant dans la rue Ecorcheboeuf, il rencontra huit particuliers armés de cannes et de pierres, qui disaient vouloir enfoncer la porte de l'auberge si on ne leur ouvrait pas....un instant après les vitres du plaignant furent brisées....le déposant....vit 25 ou 30 jeunes gens qui lui parurent être des ouvriers....revenir devant la boutique....et jeter des pierres »( 517 ).Le petit peuple a ses règles qui ne sont pas toujours celles des particuliers ni celles des autorités.

Les habitants du quartier qui appartiennent à d’autres catégories sociales, hantent elles-aussi, le cabaret. La présence des nobles et des bourgeois, certes, reste discrète (2% du corpus) mais les membres des professions libérales (7% de l'échantillon) et surtout les négociants et marchands se montrent plus assidus. Ces derniers, en constituant 12% des personnes recensées apparaissent comme des consommateurs réguliers. Ils fixent leurs rendez-vous au cabaret et s'y installent pour parler affaire, négocier des contrats ou encore traiter directement avec la clientèle. Claude Nicolas Poulet est marchand parfumeur. Il raconte que Léonard Lauve, un voisin négociant, « ....a envoyé un particulier chez le suppliant....parce qu'il voulait le voir au cabaret de La Suissesse, rue des Marronniers dès qu'il rentrerait pour lui faire rencontrer un marchand » ( 518 ). Toute une activité commerciale tourne autour de ce lieu, faite de transactions et d'échanges monétaires. Au cours d'une procédure pénale, un témoin expose qu'il « ....se trouvait dans un cabaret de la rue Puits-Gaillot et vit un négociant avec un dragon....à qui il remis 36 sols comme récompense pour services rendus mais le soldat lui dit qu'on lui avait promis 4 Louis » ( 519 ). Le cabaret est un lieu où l'argent circule librement et où gravitent toutes sortes de trafics. Il n'est donc pas surprenant qu'il soit un espace conflictuel, sous tension constante.

Le cabaret lyonnais, s'il accueille des consommateurs de toutes les catégories professionnelles, reflète cependant la composition sociologique du quartier dans lequel il est établi. Denis Sornay possède un établissement rue Bonneveau, à proximité du Port des Cordeliers, dans l'un des endroits les plus pauvres de la presqu'île comme en témoigne la Contribution mobilière de 1791( 520 ). Sa clientèle - celle du moins qui témoigne à la suite d'une banale querelle entre consommateurs - est composée de journaliers travaillant sur le port, de petits boutiquiers et d'ouvriers, bref, de travailleurs logés à proximité immédiate ( 521 ). Si l'on pénètre à présent chez Jean Bernard, cabaretier rue Pizay, les consommateurs sont d'extraction moins populaire, à l'image d'une bonne partie de la rue ( 522 ). On retrouve là plusieurs artisans, des maîtres pour la plupart, des membres des professions libérales ou encore des négociants ( 523 ). L'endroit est aussi plus spacieux et dispose d'un billard autour duquel s'empressent quelques habitués. A travers ces deux exemples, il ressort qu'il existe entre les différents débits de boissons une véritable hiérarchie. Au sommet de cette pyramide, les « cafés » attirent les clients les plus huppés de la ville. La frange supérieure de la société aime s'y donner rendez-vous pour s'entretenir entre personnes de bonne compagnie. Maurice Giraud, un ancien échevin demeurant rue Saint-Dominique, fréquente régulièrement le café de la femme Ardouin, place Louis-le-Grand. Là, il retrouve Laurent Oudra, ancien échevin lui aussi, domicilié rue Vaubecour ( 524 ). Certains viennent au café pour discuter ou jouer avec des amis de même rang social que le leur. Louis Robert, négociant, raconte dans sa plainte qu'il « ....se trouvait vers quatre heures de relevée dans le café du sieur Genella, place de la Fromagerie Saint-Nizier où il prend ordinairement son café....il faisait une partie de piquet avec le sieur Berlocher négociant....Maître Chapellon, notaire....entra dans le café et proposa de parier sur la partie du plaignant....il y avait (aussi) Maître Lièvre, notaire....et Maître Millet....avocat.... » ( 525 ). Ces établissements distingués sont socialement typés et bien que les classes populaires n'en soient pas totalement absentes, ce sont les nobles, les bourgeois et les négociants qui constituent l'essentiel de la clientèle. Si l'on ajoute les membres des professions libérales, ce sont au total près de 70% des consommateurs, extérieurs au « monde du travail », qui fréquentent les cafés.

Graphique 12.
Graphique 12.

Parmi les établissements appréciés, ceux qui bordent la place des Terreaux bénéficient d'une vogue certaine. Les négociants, notamment, y conduisent de nombreuses affaires depuis que le quartier est devenu le haut-lieu du commerce lyonnais. Le café du sieur Gaudet réunit, si l'on en croit un témoignage, « les négociants les plus distingués de la ville ». Il est large et confortable, capable de réunir « plus de 40 personnes, toutes négociantes honnêtes....Les faits qui s'y passent sont connus de toute la ville » ( 526 ). Les nobles, eux aussi, fréquentent volontiers ces établissements de la place, au point que certains d'entre eux seront perçus par le petit peuple comme des foyers contre-révolutionnaires dès 1789. Le café de Mathieu Grand, par exemple, sera entièrement brûlé et dévasté, sous le regard bienveillant des riverains qui refuseront de « donner du secours....à cette maison aristocratique » ( 527 ). En accueillant une population aisée, venue des paroisses les plus diverses, le café, en règle générale, ne participe pas de la vie du quartier au même titre que le cabaret. Moins populaire, il échappe au contrôle des riverains et reste un espace semi-clos, beaucoup moins perméable aux mouvements de la rue. Les relations de voisinage, pour l'essentiel, se trament ailleurs.

Notes
433.

() Ainsi, par exemple, Leguay (J.-P.), La rue au Moyen Âge, Ouest-France Université, 1984, 253 pages, pp. 127 à 225.

434.

() Farge (A.), Vivre dans la rue, op. cit., p. 20.

435.

() Voir Combecave (G.), Les rues à Lyon et leurs aménagements aux XVIIème et XVIIIème siècle, mémoire de maîtrise sous la direction de F. Bayard, 1995, 2 volumes, 142 pages plus annexes, Centre Pierre Léon.

436.

() Voici un exemple d'ordonnance consulaire, choisie parmi beaucoup d'autres, celle du 18 mars 1769 : « ....défenses soient faites à tous particuliers....quelqu'ils soient, charpentiers, maçons, entrepreneurs, marchands de bois et autres de faire, dans les rues, places et quais de cette ville, aucun entrepôt....qui puissent nuire à la liberté, sureté et facilité desdites rues, places et quais....défenses faites à tous les marchands, soit forains, soit résidant en cette ville de placer et établir dans les rues, places et quais aucunes échopes, boutiques ou barraques en bois, sédentaires ou mobiles....de même qu'à tous charpentiers de les construire....sans en avoir pris la permission.... » Arch. comm. Lyon, DD 23, 18 mars 1769.

437.

() Arch. comm. Lyon, DD 23, 12 juillet 1776.

438.

() Garden (M.), op. cit., p. 8. En 1789, Lyon a 2 kilomètres et demi du nord au sud pour une largeur de 800 mètres Cf. Gruyer (J.), « La population active à Lyon en 1789 », Actes du 122 ème congrès national des sociétés savantes. Section d’histoire moderne et contemporaine T. II, C.T.H.S., 1988, 230 pages, p. 57.

439.

() Bayard (F.), Cayez (P.) (sld), op. cit., pp. 9-20.

440.

() Les secteurs les plus pauvres de la ville sont aussi ceux où la densité est la plus forte : les rôles des contributions mobilière et foncière de 1791 le montrent clairement. Ainsi, si l'on compare la situation de la section de l'Hôtel-Dieu, une des plus pauvres de la cité et celle de la Fédération, la plus riche de toutes, les chiffres sont éloquents : dans le premier cas, 6396 chefs de famille occupent 544 maisons. Dans le second, cas, 2516 chefs de famille se partagent 213 demeures établies pourtant sur une surface trois fois plus grande.

441.

() Gutton (J.-P.) (sld), Les Lyonnais dans l'histoire , Privat, 1985, 409 pages, p.109.

442.

() Voir première partie, chapitre 2. Clapasson (A.), op. cit., p. 77, dans l'une des rares allusions qu'il fait au paysage urbain, écrit : «  Au milieu de la rue Mercière on trouve la rue Tupin, qui est encore une des rues de Lyon où il y a le plus de commerce, elle aboutit à la place des Cordeliers ».

443.

() Cette eau forte est reproduite en annexes, p.

444.

() Un rapport adressé au Consulat en 1764 énumère « les inconvénients résultant de l'établissement des moulins à eau sur le Rhône lesquels rendent la circulation plus difficile et ont souvent occasionné des naufrages de différents bateaux, même de voitures publiques chargées de passagers qui ont péri » Arch. comm. Lyon, BB 333, 21 juillet 1764.

445.

() De nombreuses ordonnances consulaires visent à ordonner les activités portuaires, notamment en les regroupant. Sur cette spécialisation des ports, voir Arch. comm. Lyon, DD 23 et particulièrement les ordonnances du 22 avril 1745, du 16 mars 1749 et du 1er mars 1774.

446.

() L'auteur décrit le peuple des ports en ces termes : « ....(il) est en général....mutin et brutal mais il n'est pas foncièrement méchant pourvu qu'on l'écoute avec patience, avec bonté, il obéit sans murmurer mais il ne pardonne point l'air d'inattention ou de mépris.....Les gens des rivières, les crocheteurs et les charretiers sont sûrement les personnes du peuple les plus difficiles à gouverner....pour celà Monsieur le Prévot des Marchands n'a qu'à....retenir plusieurs jours dans les prisons ceux qui le mériteront, faire déffendre aux geoliers de leur donner du vin et de leur laisser voir leurs camarades.... ». Arch. comm. Lyon, FF 09, non daté.

447.

() Arch. dép. Rhône, BP 3526, 9 décembre 1788.

448.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 3 septembre 1779.

449.

() Arch. dép. Rhône, BP 3537, 23 octobre 1790.

450.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 6 mars 1779.

451.

() Arch. dép. Rhône, BP 3508, 10 juillet 1786.

452.

() Arch. dép. Rhône, BP 3475, 24 décembre 1781.

453.

() Chaunu (P.) in Pardailhé-Galabrun (A.), op. cit., p. 15.

454.

() Arch. dép. Rhône, BP 3478, 23 février 1782.

455.

() Arch. dép. Rhône, BP 3478, 3 février 1782.

456.

() Arch. Dép. Rhône, BP 3531, 22 août 1789 et BP 3457, 7 juillet 1779.

457.

() Arch. dép. Rhône, BP 3474, 24 septembre 1781.

458.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 9 octobre 1779.

459.

() Arch. dép. Rhône, BP 3531, 27 août 1789.

460.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 16 septembre 1779.

461.

() Arch. dép. Rhône, BP 3524, 21 août 1788.

462.

() Rétif de la Bretonne, lorsqu'il évoque l'usage des Parisiens de s'installer, au cours des soirées estivales, le long des immeubles pour musarder et bavarder entre voisins, met en parallèle cette pratique et celle qui règne dans les villes de province : « Il est un usage à Paris, qui rapproche la capitale des villes de province: cet usage n'a lieu que lorsque les soirées commencent à s'allonger, à la fin de juillet, en auguste et jusqu'à la mi-septembre : les femmes s'asseyent devant leurs portes, pour respirer le frais et jaser entre elles; souvent une femme seule....se contente de se mettre sur le seuil de sa porte, pour voir les passants, et jouir de différentes scènes, dont elle ne peut être témoin l'hiver. C'est qu'en effet les rues de Paris ressemblent à son Opéra; la scène y change à chaque instant » in Rétif de la Bretonne (N.), Les nuits de Paris, op.cit., p. 859.

463.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 15 mars 1779. En 1664, l'abbé Locatelli, venant de Bologne, remarque l'animation de la place Bellecour et s'étonne de la grande liberté avec laquelle s'affichent les Lyonnais au cours de leurs promenades, déambulant bras dessus bras dessous : « Les hommes et les femmes s’y promenaient en se tenant par le bras….Une femme y donnait ainsi le bras à deux hommes, ou un homme à deux femmes. Pour nous, peu habitués à ces usages, nous crûmes entrer au bordel....J'observai leur gaieté, et je les vis à l'entrée de la promenade se prendre par le bras qu’ils courbaient en anse de pot et puis se promener ainsi, Locatelli (S.), Voyage en France, Mœurs et coutumes françaises (1664-1665), Paris, Picard, 1905, LXXIV-349 pages, pp. 39-40. Un siècle plus tard, Rousseau vitupère contre la débauche dont il est témoin, place Bellecour, et porte un jugement sévère sur Lyon qu'il considère comme la ville d'Europe «  où règne la plus affreuse corruption » in Rousseau (J.-J.), Confessions, Le Livre de poche, 1972, 500 pages, T. I, pp. 254-257. C'est que sur la place, s'exerce une prostitution importante dont le compagnon vitrier Ménétra, par exemple rend compte à sa façon : «  un soir, me promenant seul place Bellecourt, je cherchais bonne fortune.... » Ménétra (J.-L.), Journal de ma vie, Albin Michel, 1998, 430 pages, p.103.

464.

() Arch. dép. Rhône, BP 3483, 25 novembre 1782.

465.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 2 aôut 1779.

466.

() Davis (N.Z.), Les cultures du peuple : Rituels, Savoirs et Résistance au XVIème siècle, Aubier, 1979, 444 pages.

467.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 8 février 1779.

468.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 5 novembre 1779.

469.

() Arch. dép. Rhône, BP 3471, 25 mai 1781.

470.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 21 août 1779.

471.

() Arch. dép. Rhône, BP 3510, 26 octobre 1786.

472.

() Arch. dép. Rhône, BP 3533, 18 novembre 1789.

473.

() Arch. dép. Rhône, BP 3482, 4 octobre 1782.

474.

() Arch. dép. Rhône, BP 3466, 26 juillet 1780.

475.

() Arch. dép. Rhône, BP 3471, 8 mars 1781.

476.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 23 avril 1779.

477.

() Arch. dép. Rhône, BP 3509, 29 juillet 1786.

478.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 8 mai 1779; BP 3458, 17 septembre 1779; BP 3471, 8 novembre 1781; BP 3466, 7 juillet 1780; BP 3517, 14 août 1787.

479.

() B. Cottin fait remonter à 1738 la réalisation du premier entresol. Il se trouvait dans une maison aujourd'hui disparue sise au 27 rue Puits Gaillot.

480.

() Arch. dép. Rhône, BP 2308, Inventaire du 30 juillet 1790.

481.

() Arch. dép. Rhône, 3E 9459, Acte du 4 décembre 1777.

482.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 17 février 1779.

483.

() Arch. dép. Rhône, BP 3516, 15 juin 1787.

484.

() Arch. dép. Rhône, BP 3471, 26 mai 1781.

485.

() Arch. dép. Rhône, BP 3475, 8 octobre 1781.

486.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 22 novembre 1779.

487.

() Arch. dép. Rhône, BP 3457, 7 juillet 1779.

488.

() Arch. dép. Rhône; BP 3471, 30 avril 1781.

489.

() Arch. dép. Rhône, BP 3478, 3 février 1782.

490.

() On pense aux observations parisiennes de Rétif : «  Je me rendis chez moi, sans aucune rencontre que celle de deux filles chargées de linge, qui allaient au bateau, avant le jour » in Rétif de la Bretonne (N.), Les nuits de Paris, op. cit., p. 656.

491.

() Elle est reproduite en annexes, p.

492.

() Arch. dép. Rhône, BP 3519, 19 décembre 1787.

493.

() Sur le cabaret parisien voir Farge (A.), Vivre dans la rue, op. cit., pp. 72-75; Roche (D.), Le peuple de Paris, op. cit., pp. 256-275; Farge (A.), Délinquance et criminalité. Le vol d'aliments à Paris au XVIIIème siècle, Plon, 1974, 254 pages, pp. 182-183. Dans le midi de la France, au contraire, l'accès au cabaret est pratiquement interdit aux femmes. Cf. Castan (N.) in Ariès (P.) et Duby (G.) (sld), Histoire de la vie privée, op. cit., pp. 413-453.

494.

() De nombreux procès-verbaux et contraventions dressés par les commissaires de police à l'encontre des cabaretiers sont conservés aux Archives municipales de Lyon, série FF 047.

495.

() En 1786, lors du mouvement des chapeliers, plusieurs des meneurs seront arrêtés dans un cabaret avant d'être traduits en justice. Trois d'entre eux seront exécutés, Arch. dép. Rhône, BP 3510, 9 août 1786.

496.

() Ainsi, par exemple N.des Essarts : «  La multitude innombrable des cabarets produit l'ivrognerie, le vol, la débauche, la fainéantise, la passion du jeu, les querelles, les mauvais ménages et cause la ruine des pauvres familles.... » Des Essarts (N.), cité par Roche (D.),in Le peuple de Paris, op. cit., p. 256.

497.

() Poidebard (W.), op. cit., T. II, p. 118, Lettre du 2 janvier 1733.

498.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 12 novembre 1779; BP 3520, 23 février 1788 et BP 3458, 17 septembre 1779.

499.

() Arch. dép. Rhône, BP 3453, 11 janvier 1779.

500.

() Arch. dép. Rhône, BP 3483, 25 novembre 1782.

501.

() Arch. dép. Rhône, BP 3526, 28 octobre 1788.

502.

() On connaît la remarque de S. Locatelli, en visite à Lyon en 1664 : « Ses trois cent mille habitants (sic) boivent plus de vin qu'on n'en consomme en douze villes d'Italie; dans presque chaque maison se trouve un cabaret, et chose curieuse, aucune ne manque de pratiques » Locatelli (S.), op. cit., p. 53.

503.

() Durand (G.), Vin, Vignes, Vignerons en Beaujolais du XVIème au XVIIIème siècle, P.U.L, 1979, 540 pages, pp. 32-38.

504.

() Roche (D.), Le Peuple de Paris, op. cit., p. 258.

505.

() Cf. troisième partie, chapitre 3, B, 1.

506.

() Roche (D.), ibid., p. 259.

507.

() Arch.dép. Rhône, BP 3459, 25 octobre 1779.

508.

() Le nombre de témoins qui viennent déposer à la suite d'une rixe ou d'une bagarre dans un cabaret oscille entre 4 et 12. Certes, quelques-uns ont pu s'enfuir ou refuser de témoigner. Cependant ce chiffre s'accomode assez bien à l'étroitesse des lieux et illustre la contenance limitée de ces établissements.

509.

() Voici, à titre d'exemple, la description d'un cabaret populaire de la rue Basseville telle qu'il se présente sous la plume du personnel de la Sénéchaussée. Ne sont retenus ici que les éléments principaux : « ....Dans un bas servant de cabaret prenant son entrée par l'allée de la maison et ses jours sur la rue ainsi que sur un cul de sac....dans le bas, quatre tables de bois, deux autres en noyer, sept bancs en chêne ou sapin....un porte pot sapin, un rayon sapin, 28 bouteilles, 24 mesures, 12 gobelets....Dans un cabinet pratiqué dans ledit bas, quatre rayons de sapin avec 27 bouteilles et 24 autres fayence....Dans une chambre ou entresol au dessus dudit bas, quatre tables, quatre bancs sapin, deux chaises, une couchette noyer » Arch.dép. Rhône, BP 2308, 30 juillet 1790.

510.

() Selon Garden (M.), op.cit., p. 315, les diverses activités artisanales et manufacturières regroupent 62% de la population active : 26% pour les ouvriers en soie et 36% pour les autres secteurs. Ce calcul ne tient pas compte de la population féminine qui exerce fréquemment un métier de type artisanal.

511.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 20 septembre 1779.

512.

() Arch. dép. Rhône, BP 3496, 20 novembre 1784.

513.

() Roche (D.), Le Peuple de Paris, op. cit., p. 258.

514.

() Rappelons que selon Garden (M.), op. cit, p. 198, les journaliers composent environ 16% de la population active.

515.

() Farge (A.), Vivre dans la rue, op. cit., p. 73.

516.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 18 novembre 1779.

517.

() Arch. dép. Rhône, BP 3531, 21 septembre 1789.

518.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 4 mai 1779.

519.

() Ibid.

520.

() 225 foyers fiscaux sont installés dans la rue. La valeur moyenne du loyer s'élève à 80 Livres par an. Les loyers inférieurs à 100 livres forment de loin la catégorie la plus nombreuse et témoignent des conditions de vie souvent misérables des plus démunis. Moins de 100 Livres : 77% ; De 100 à 200 Livres : 16% ; De 200 à 500 Livres : 5% ; Plus de 500 Livres : 0,4%.

521.

() La liste des témoins se présente de la façon suivante : un affaneur, 2 colporteurs, un teneur de livres, un fondeur, deux compagnons chapeliers et un vernisseur. Arch. dép. Rhône, BP 3471, 8 novembre 1781.

522.

() La valeur moyenne des loyers est ici de 204 Livres avec des disparités cependant assez fortes selon les maisons. La répartition des riverains par tranches de loyers se présente comme suit : Moins de 100 livres : 42% ; De 100 à 200 livres : 28% ; De 200 à 500 livres ; 22,4% ; Plus de 500 : 7%.

523.

() Parmi les déposants on relève deux négociants, un musicien, un dessinateur, un peintre, un menuisier, deux maîtres maréchaux, un maître charpentier et un maître maçon. Arch. dép. Rhône, BP 3514, 19 avril 1787.

524.

() Arch.dép. Rhône; BP 3469, 16 février 1781.

525.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 4 septembre 1779.

526.

() Arch. dép. Rhône, BP 3473, 31 août 1781.

527.

() Arch. dép. Rhône, BP 3537, 29 octobre 1790.