Chapitre 2. Une bienveillance mutuelle.

Entre voisins, la solidarité se manifeste de multiples manières. Elle suit quantité de voies dont certaines, antagonistes, sont responsables de conflits et de tensions. Il en est d’autres plus positives qui facilitent la vie de chacun. Un certain nombre d’indications se dégagent des procédures judiciaires et montrent qu’au sein de la communauté, règne un véritable souci d’entraide et de réciprocité. Cette sollicitude tranche avec les comportements violents dont il sera question dans la dernière partie de cette enquête ( 589 ). Elle ne les exclut pas toutefois, sachant que l’existence populaire, à Lyon comme à Paris, se caractérise à la fois par une forte solidarité et par une propension à la brutalité ( 590 ).

De ces pratiques solidaires, pourtant, les documents judiciaires témoignent peu. C’est que la source est biaisée. Par sa nature même, elle évoque des situations conflictuelles ou difficiles, beaucoup plus rarement des rapports amicaux et fraternels. Reste donc à traquer chaque indice de manière à restituer l’image d’une communauté qui sait aussi se montrer généreuse et bienveillante.

Si solidarité il y a, c’est que le temps n’est pas encore venu où l’individualisme triomphant fera voler en éclat le groupe social en une multitude d’êtres isolés et cloisonnés. Les Lyonnais de la fin du siècle demeurent attachés à l’aide et au soutien apportés par le groupe. La contrainte qu’il représente est infiniment moins pesante que ne le serait l’isolement. Moins lourde aussi qu’on pourrait le penser aujourd’hui ( 591 ). La pratique de l’entraide s’acquiert jeune, car très vite s’affirme la nécessité de faire front pour survivre. Les enfants prennent en charge les courses des plus âgés, vont chercher l’eau au puits ou secondent leurs parents dans toutes les occasions de la vie quotidienne. De leur côté les adultes épaulent le voisin en cas de difficulté. Malheur à celui qui vit sans amis, aux isolés et aux migrants qui ont rompu les liens avec leur famille et leur village. Car il faut du temps avant de pouvoir s’insérer dans le réseau des sociabilités urbaines. L’individu isolé reste une « abomination sociale », selon le mot de R. Muchembled ( 592 ). Il est un être fragile aussi longtemps qu’il n’intègre pas les cercles traditionnels de solidarité basés sur le voisinage, la famille et l’amitié.

Dans ce chapitre, trois catégories de solidarités sont successivement examinées. La première regroupe les nombreux services que se rendent au quotidien les membres du voisinage . De ces actes ou de ces gestes « ordinaires », les archives parlent peu, en raison sans doute de leur banalité. Ils participent pourtant de ces pratiques solidaires, caractéristiques d’une vie communautaire très intense dont il faut rendre compte.

A ce premier groupe de solidartés, s’en ajoute un second. Il englobe les manifestations de secours, d’assistance et de coopération qui accompagnent le voisin pendant les « grands moments » de son existence : la naissance, la maladie et la mort. Passages obligés de toute vie, entourés de nombreux rites collectifs, ils suscitent toujours l’intérêt et la participation de la communauté. Symboliquement, cette collaboration souligne l’appartenance de chacun au groupe. Pratiquement, elle apporte un soutien matériel et affectif indispensable.

Enfin, le dernier type de solidarité concerne le mariage entre voisins. Le recrutement du conjoint dans une aire matrimoniale limitée au quartier témoigne des pratiques endogamiques encore vivaces. Il confère aussi au voisinage une part importante de son unité et de sa cohésion.

Notes
589.

() Voir troisième partie, chapitre 1, 2 et 3.

590.

() Roche (D.), Le peuple de Paris, op. cit., p. 254. Voir aussi la postface de Daniel Roche au Journal de J.-L. Ménétra, op. cit., notamment pp. 311-330.

591.

() Mandrou (R.), Introduction à la France moderne, op. cit., p. 192.

592.

() Muchembled (R.), Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XVème-XVIIIème siècle), Flammarion, 1991, 398 pages, p.146.