1. L’entraide au jour le jour.

De tous les actes de solidarité, les plus courants sont ceux qui s'enracinent dans la vie de tous les jours. S'ils ont laissé peu de traces dans les documents d'archives, c'est qu'en raison de leur banalité, ils ont été relégués dans la rubrique des « petits riens » sans importance. On classera parmi ces pratiques très ordinaires celle, par exemple, d'Antoine Lestrelin, un artisan qui garde « en qualité de voisin » la boutique d'une marchande de modes pour lui permettre de s'absenter quelques instants ( 593 ); ou encore le geste de la femme Pagnon, une bourgeoise, qui prête sans hésitation une pelle à feu à une locataire de l'immeuble ( 594 ). De son côté, Jeanne Marie Jacquin, une dévideuse de soie, court chercher le chirurgien quand elle apprend que sa voisine s’est cassée le bras ( 595 ). « La belle mère du sieur Cornier » fournit de la lumière à un habitant de la maison qui est sur le point de sortir ( 596 ). La femme Belanga « garde la clé du prévoisin » et surveille son appartement quand il est en déplacement ( 597 ). La demoiselle Brias, tailleuse, cache dans son local à fagots une femme qui loge en-dessous de chez elle parce qu’un huissier cherche à l’arrêter ( 598 ). L’épouse d’Antoine Vernay aide à nettoyer la porte d’un appartement « remplie de matières fécales, surtout la serrure » ( 599 ). Parmi les comportements solidaires, il faut inclure aussi les aides matérielles diverses apportées par la collectivité à certains de ses membres. Les époux Lafon Desfaux se montrent pleins de sollicitude envers leur voisine, une fille sans famille, « n'ayant que son état de brodeuse et blanchissant parfois des blondes » ( 600 ). Marguerite Charmillon prête 6 livres à une femme domiciliée dans la même rue qu’elle ( 601 ). Signalons enfin la bienveillance de ce boulanger qui fournit charbon de terre et feu à Pierre Rignol « demeurant vis à vis sa boutique » ( 602 ).

A côté de ces manifestations de solidarité somme toute banales et communes, s’en ajoutent d’autres, moins anodines car elles engagent physiquement les protagonistes. Ainsi en est-il de ces interventions destinées à prêter main forte ou à séparer des voisins qui se querellent Deux types d’évènements, surtout, déclenchent l’entrée en action du voisinage : les querelles entre habitants et les conflits conjugaux. Dans les deux cas, la collectivité se mobilise, s'interpose et cherche à faire cesser au plus vite l'altercation. Les modalités de cette intercession méritent quelques éclaircissements.

Les querelles entre voisins, cela a déjà été dit, sont fréquentes et agitent régulièrement la vie du quartier. A cette violence habituelle, s'oppose une contre-violence qui vise à rétablir la paix collective. Les interpositions du voisinage semblent être à ce point « naturelles » et attendues qu’elles renforcent presque la violence des altercations. L'impression qui domine, en effet, c’est que chaque adversaire « anticipe », en quelque sorte, l'intervention d'autrui. Il frappe vite et fort comme s’il voulait devancer ceux qui ne manqueront pas de s’entremettre dans la querelle. D’où l’existence de nombreuses plaintes qui décrivent des scènes d’une grande violence jusqu’à ce que l’arrivée du voisin calme les esprits et ramène la concorde. « Il y a quinze jours, dépose un témoin, ....le dénommé Delcan....s'étant armé d'un gros bâton appelé feuillu se....(mit) en devoir d'en porter des coups sur la plaignante. ....(il) donna un coup de pied dans le ventre de cette femme....enceinte. Puis le sieur Delcan saisit la plaignante....par l'épaule et l'égratigna jusqu'à en faire sortir le sang....il l'aurait fait périr si lui déposant ne s'y était opposé en la retirant de ses mains » ( 603 ). Cette façon de s'interposer dans une rixe s'explique d'abord par le fait que chaque voisin se sent dépositaire de l'ordre communautaire. De même que la maisonnée s'arroge le droit d'exclure les indésirables ou de faire justice, sans recourir aux autorités, de même, elle s'institue garante du repos et de la tranquillité de l'immeuble. On ne compte pas le nombre d'hommes et de femmes qui justifient leur intervention au nom de la défense des valeurs pacifiques, indispensables à la concorde entre locataires. Pierre Dupré déclare agir pour la « bonne entente de tous » ( 604 ); le sieur Achard par « charité » ( 605 ); François Lait afin de « mettre l'accord entre les voisins » ( 606 ); quant à Toussaint Roux, il s'entremet car il veut « faire cesser le scandale dans la maison » ( 607 ).

Un second motif est souvent invoqué par ceux qui s'emploient à séparer deux adversaires en train de se quereller : l'indignation suscitée par un comportement particulièrement cruel ou par un rapport de forces trop inégal. Dominique Poussain, par exemple, s'insurge contre la brutalité d'un de ses camarades de travail qui s'en prend à un vieillard de 70 ans ( 608 ). De son côté Georges Lambert s'interpose avec détermination en dénonçant « la barbarie d'un père » en train « d'assommer » son fils à coups de bâton ( 609 ). Mais, peut être, ce qui scandalise le plus la communauté, ce sont les mauvais traitements infligés aux enfants ou encore la brutalité de certains époux à l'encontre de leur femme. Dans le cas des enfants, la solidarité dont ils bénéficient spontanément résulte autant de leur « faiblesse » que des relations privilégiées qu'ils entretiennent avec les membres de la maisonnée. Par tradition en effet, les plus jeunes sont très tôt impliqués dans la vie collective. Employés comme messagers par les uns, comme coursiers par les autres, ils sillonnent régulièrement les rues de la paroisse. Omniprésents dans le monde des adultes, ils semblent « appartenir » à leur famille biologique autant qu'au quartier qui les a vus naître. Brutaliser un enfant provoque donc, le plus naturellement du monde, ripostes passionnées et indignées. « Il a entendu, raconte Jean Groscassany, du bruit sur l'escalier....et....(a vu) un jeune enfant qui venait être maltraité et presque sans mouvement. Il s'empressa ainsi que ses voisins de faire transporter l'enfant à l'Hôpital de la Charité et à ses frais » ( 610 ). Déposition presque semblable chez ce marchand de bas, Ange Paulin Chautet, témoin d'une scène identique : « Hier, vers 9 heures du matin, un conducteur de boeuf....jetta un gros bâton a travers le corps de plusieurs enfants.... Tous les honnêtes gens indignés ont pris....(leur) défense car....(ils sont) hors d'état de se défendre » ( 611 ). Ce type de réaction outrée se retrouve également en cas de violences conjugales. De fait, les voisins supportent mal, plus encore que le tapage ou les esclandres entre conjoints, les sévices dont sont victimes de nombreuses femmes mariées. Quand un certain seuil de brutalité est dépassé, quand rien ne « justifie » pareil traitement - ni les moeurs, ni le caractère de l'épouse - la collectivité se doit d'intervenir. Le manque d’intimité et le savoir accumulé sur les habitudes d’autrui ont vite fait de repérer les couples mal assortis et c’est en toute connaissance de cause que le voisinage agit. « Depuis deux ans, raconte un témoin, le sieur Lestrieux et sa femme habitent dans la maison du déposant. Il a entendu plusieurs fois les cris de cette dernière; il a su qu'ils vivaient mal ensemble, que ledit Lestrieux passe dans le quartier pour un brutal qui maltraite sa femme. Le 7 de ce mois, il entendit crier Au secours dans le magasin du sieur Lestrieux.... Etant accouru, il vit que le sieur Lestrieux traînait sa femme par les cheveux et qu'il lui frappa la tête contre le seuil de son magasin....ce qui scandalisa le monde qui s'était assemblé aux cris. Ledit Lestrieux ayant vu qu'il venait du secours se mit à fuir....La plaignante est malheureuse des traitements de la part d'un homme avec lequel elle s'est toujours conduite comme une épouse honnête et sans reproches » ( 612 ). On notera ici la prudence du déposant qui explique avec une certaine insistance que les époux ne s'entendent pas, qu'il y a déjà eu de nombreuses scènes entre eux. Dans l'esprit du témoin, il ne s'agit pas de contester l'autorité du mari sur sa femme ni même de s'immiscer dans la vie du couple mais, simplement, d'exprimer sa solidarité à l'égard d'une épouse injustement traitée. Quitte à l’engager, quelques instants plus tard, à regagner le domicile conjugal.

Si la solidarité entre voisins s'exerce de façon quotidienne et contribue à renforcer la cohésion du groupe, elle se déploie souvent de manière sélective. On aidera plus volontiers un homme pacifique qu'un bagarreur, un enfant ou une femme enceinte qu'un ivrogne. Au sein de l'immeuble et du quartier, des alliances se nouent dont, c'est vrai, on ne sait ni ne comprend toujours les raisons qui les fondent. Si la morale chrétienne de la compassion peut expliquer certaines interventions en faveur des plus faibles, d'autres rapprochements sont plus difficiles à élucider. Pourquoi, par exemple, les habitants de la maison Jacquet se partagent-ils pour moitié au cours d'une banale querelle entre femmes, les uns prenant le parti d’Antoinette Faure, les autres de Françoise Farge ( 613 ) ? Des groupes se constituent, des mouvements de solidarité s'esquissent sans que l'on en connaisse toujours les raisons. Relèvent-elles de l'amitié, de la volonté de maintenir la tranquillité dans l'immeuble ou encore de simples réflexes corporatifs ? Difficile à dire parfois. Quoi qu'il en soit - et l'information est de taille - ces entremises dépassent largement les clivages sociaux. C'est pourquoi il n'est pas pas rare de rencontrer un négociant secourir un ouvrier en soie ou un journalier prêter main forte à un bourgeois. La rivalité sociale emprunte d’autres voies que celles de l’affontement direct et n’exclut pas l’entraide entre individus au statut social différent.

Les actions solidaires peuvent prendre une tournure bien différente selon la nature de l'évènement qui trouble le voisinage, le caractère ou la personnalité de l'intervenant. Une vieille dame ne secourra pas de la même manière un quidam qu'un homme de 30 ans en pleine possession de ses moyens. La lecture des archives judiciaires montre qu'il existe plusieurs façons de venir en aide à son voisin ou de mettre un terme à une querelle. Des plus compromettantes aux plus prudentes, des moins violentes au plus musclées, elles définissent un ensemble de pratiques qu'il convient de préciser.

Notes
593.

() Arch. dép. Rhône, BP 3466, 7 juillet 1780.

594.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 30 juin 1779.

595.

() Arch. dép. Rhône, 11G 301, 7 mai 1776.

596.

() Arch. dép. Rhône, BP 3471, 26 mai 1781.

597.

() Arch. dép. Rhône, BP 3537, 5 janvier 1791.

598.

() Arch. dép. Rhône, BP 3453, 14 janvier 1779.

599.

() Arch. dép. Rhône, BP 3516, 4 juin 1787.

600.

() Arch. dép. Rhône, BP 3471, 3 avril 1781.

601.

() Arch. dép. Rhône, BP 3521, 6 mars 1788.

602.

() Arch. dép. Rhône, BP 3523, 19 mai 1788.

603.

() Arch. dép. Rhône, BP 3479, 25 mars 1782.

604.

() Arch. dép. Rhône, BP 3432, 9 décembre 1776.

605.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 22 février 1779.

606.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 8 mars 1779.

607.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 4 mars 1779.

608.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 4 mars 1779.

609.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 19 avril 1779.

610.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 12 novembre 1779.

611.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 9 septembre 1779.

612.

() Arch. dép. Rhône BP 3521, 8 avril 1788.

613.

() Arch. Dép. Rhône, BP 3482, 5 octobre 1782.