2. Prêter main forte aux voisins.

Le récit des témoins constitue un indicateur précieux en ce qu'il évoque les réactions de la maisonnée en cas de conflit. L'analyse de 845 dépositions, échelonnées sur 15 ans (1776-1790), permet de rendre compte des différents types de conduite, chacune d'entre elles pouvant se combiner et se renforcer mutuellement.

Tableau 22. L’attitude des témoins en cas de querelle de voisinage. Etude de 845 cas.

Attitudes et comportements

% des cas

Séparer les adversaires

41,8%

Soigner les victimes

3,4%

Avertir les autorités

3,3%

Aller chercher le chirurgien

1%

Refuser de s’interposer ou d’intervenir dans une querelle


41,1%

Ne rien savoir

9%

Total

100%

Lorsqu’une rixe éclate, le réflexe le plus courant consiste à s'interposer entre les adversaires et à les séparer. Dans l'esprit des intercesseurs, il s'agit d'empêcher que la bagarre dégénère ou qu'elle donne lieu à un mauvais coup. Le moyen le plus efficace est de retenir le bras du furieux, surtout quand il est armé. « Lundi dernier, dépose un témoin, ....il soupait dans son domicile quand il ouit le bruit d'une dispute dans la maison qu'il habite. Il sortit aussitôt et vit le sieur Viallet aux prises avec le sieur Renard auquel il donnait des coups de poing.... ....ensuite Viallet entra chez lui d'où il sortit armé d'une barre de bois dont il donna plusieurs coups.... ....alors le déposant pour éviter quelque malheur s'empressa ainsi que deux autres particuliers de lui ôter des mains ladite barre » ( 614 ). Faire lâcher prise à un homme remonté reste un exercice difficile. De nombreux témoignages expriment la difficulté et le danger qu'il peut y avoir à intervenir dans une rixe. Ne risque-t-on pas, à l'exemple de Joseph Charenia, d'y recevoir des « coups terribles » et de « devoir se retirer » ( 615 ) ? Le péril encouru, pourtant, n'incite pas toujours à la prudence : comme le raconte Reine Dervieux, « elle (-a fait)....tous les efforts possibles pour....séparer le sieur Brosse (qui était)....tenu aux cheveux par la femme Chatelain, ce qu'elle ne put faire attendu qu'ils (se battaient)....comme des furieux » ( 616 ).

Manifester une telle détermination, bien sûr, demeure rare et assez peu commun. Il existe d'autres types de réactions, moins spectaculaires mais aussi efficaces, qui traduisent également la solidarité entre voisins. On peut, par exemple, protéger un individu en lui ouvrant tout grand les portes de son domicile. Pareil geste, il faut le souligner, n'a rien d'anodin. Il fait délibérément fi de la neutralité d’usage en prenant le parti d’un des adversaires. De cette pratique, les femmes sont les plus familières et les dépositions comme celles de Marie-Anne Durozet, banales : « le lendemain de la fête des Rois, raconte-t-elle,....elle fut témoin que la femme du sieur Calvy injuriait la plaignante et menaçait de la frapper; elle déposante fit entrer ladite plaignante chez elle pour éviter une rixe qui aurait pu arriver » ( 617 ). Plus violente, la scène qui oppose les femmes Lemir et Martinet s'achève de façon identique : « hier, lit-on dans la plainte,...la femme Martinet se répandit contre (la suppliante)....en injures les plus graves....elle la poursuivit avec une chaise, ensuite avec un pot de terre qu'elle lança contre la suppliante....La suppliante trouva un asile chez....sa voisine....et ce fut avec la plus grande peine que plusieurs personnes....purent empêcher la femme Martinet d'y pénétrer » ( 618 ).

En cas de conflit, les voisins savent prendre d'autres initiatives encore. Quand la rixe prend un tour trop violent ou qu’elle devient difficilement maîtrisable, ils peuvent alerter les autorités ou prévenir la garde. Parfois, la simple menace de recourir à la force publique suffit à faire cesser la rixe et à disperser les adversaires. « ....il a été agressé chez lui, se plaint un compagnon cordier, alors qu'il dormait dans sa chambre au sixième étage. Comme il criait, le voisin du dessous s'est levé et a menacé d'aller chercher la garde. ....son assaillant prit aussitôt la fuite » ( 619 ). Dans d’autres cas, seule l’intervention des soldats du guet ou des officiers pennons permet de rétablir l’ordre dans l'immeuble. « Il était de garde au poste....de la place des Cordeliers, dépose Jean Geneton, quand un particulier....vint demander secours pour faire cesser une rixe entre des femmes. Lui déposant, un autre et l'officier de porte s'y rendirent....(et) virent de nombreuses personnes se disputant, notamment deux filles ou femmes échevelées. Ils eurent beaucoup de mal à tirer des mains de la dénommée Coeur la plaignante.... »( 620 ). Le recours à la force publique ne s'impose qu'en cas de querelle violente, lorsque le voisinage débordé ne parvient pas à séparer les adversaires. La méfiance traditionnelle à l'égard des gardiens de l'ordre est alors oubliée. Eux seuls, en effet, peuvent prendre avec succès le relais des voisins assemblés et ramener la tranquillité dans la maison.

Brutalités, horions, coups de pied et de poing....la communauté de voisinage s'illustre aussi dans sa capacité à soigner les hommes et les femmes blessés. Là encore, le réflexe premier est de prodiguer soi-même les soins en s'efforçant de parer au plus pressé. « Sa fille domestique, raconte Philibert Boisset, entrant entre 10 et 11 heures du soir, lui dit qu'on venait de maltraiter le plaignant; il sortit de son domicile pour aller au secours du plaignant qu'il trouva assis sur un banc de pierre....et qu'il emmena chez lui. Il lui donna un verre d'eau et lui fit laver le visage qu'il avait tout ensanglanté » ( 621 ). Quand un quidam vient d'être molesté, on cherche d'abord à atténuer sa souffrance en lui bassinant les membres endoloris ( 622 ). Jeanne Gorge fait « chauffer du vin » pour panser « le sieur Thomas ....ensanglanté par le ventre et l'estomac » ( 623 ). Le sieur Richet court « prendre de l’eau d'algue » chez le marchand vinaigrier, en bassine la tête d'une femme, maltraitée au cours d'une bagarre ( 624 ). Marianne Garnier vient secourir sa voisine qui « ....a reçu un coup violent à l'oeil droit....en (envoyant)....chercher sur le champs de l'eau d'arquebusade chez l'épicier » ( 625 ). Ce souci de soigner et d'apaiser les blessés reste une démarche essentiellement féminine. Deux fois sur trois en effet, ce sont des femmes qui pansent les plaies, fidèles en cela à leur supposée « vocation » maternelle et protectrice. Bien entendu, ces soins prodigués dans l'urgence se révèlent parfois insuffisants. La blessure peut être trop profonde ou difficile à soulager et le recours au chirurgien s'imposer. Pris à parti par un coutelier, Michel Charvai reçoit un coup de couteau derrière l'épaule. Plusieurs personnes surviennent aussitôt et le traduise « ....d'abord dans le cabaret voisin pour y recevoir les premiers secours puis ....(le) porte chez le sieur Deluras maître chirurgien qui lui ....(conseille) de se faire....(emmener) à l'Hôtel-Dieu » ( 626 ). Jeanne Marie Jacquin, une dévideuse de soie, réagit de la même manière quand elle aperçoit la veuve Vincent, bras pendant, qui pleure de douleur : « ....elle se chargea d'aller chercher le sieur Viollet chirurgien qui vint et raccommoda le bras de la plaignante » ( 627 ). L'intervention d'un professionnel de la santé, si elle met provisoirement fin à la dispute, ne réconcilie pas pour autant les adversaires. S'ensuit généralement une plainte dans laquelle la victime cherche à faire valoir ses droits et s’efforce d’obtenir un dédommagement qui soit proportionnel au préjudice subi.

Toutes ces solidarités composent l’ordinaire de la vie quotidienne. S’en ajoutent d’autres, plus ponctuelles, qui soulagent ou accompagnent le voisin au cours des « grands moments » de son existence.

Notes
614.

() Arch. dép. Rhône, BP 3475, 2 octobre 1781.

615.

() Arch. dép. Rhône, BP 3514, 12 mars 1787.

616.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 18 juin 1779.

617.

() Arch. dép. Rhône, BP 3462, 7 janvier 1780.

618.

() Arch. dép. Rhône, BP 3480, 5 juin 1782.

619.

() Arch. dép. Rhône, BP 3501, 27 avril 1785.

620.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 18 octobre 1779.

621.

() Arch. dép. Rhône, BP 3466, 21 juillet 1780.

622.

() Sur la pharmacopée et les recettes médicinales en vigueur sous l’Ancien Régime, consulter Rossignol (B.), Médecine et médicaments au XVIème siècle à Lyon, P.U.L., 1990, 163 pages, pp. 81-130.

623.

() Arch. dép. Rhône, BP 3479, 11 mai 1782.

624.

() Arch. dép. Rhône, BP 3480, 28 juin 1782.

625.

() Arch. dép. Rhône, BP 3536, 9 juillet 1790.

626.

() Arch. dép. Rhône, BP 3469, 21 février 1781.

627.

() Arch. dép. Rhône, 11G 301, 7 mai 1776.