1. L'endogamie par rue et par quartier

Les contrats de mariage constituent une source précieuse par la qualité et la quantité des actes dressés. La très grande majorité des Lyonnais en effet, qu'ils soient nés à Lyon ou nouveaux venus, établissent, quand ils se marient, un contrat devant un notaire ( 717 ). Si le lieu de naissance est souvent noté de façon incertaine sur le document, le domicile des contractants, avant leur mariage, est toujours consigné avec précision même s'il arrive parfois que l'adresse inscrite soit celle de l'employeur et non pas le lieu de résidence effectif. Cette complication, néanmoins, reste peu significative eu égard à l’importance de la documentation. Figurent également sur l'acte notarié la paroisse de domiciliation et l'activité professionnelle des futurs époux. Le quartier, en revanche n'est jamais indiqué. A la différence de la paroisse en effet il ne constitue ni un cadre religieux ni un cadre administratif de référence. C'est pourquoi il est passé sous silence par le notaire. Son identification, pourtant, est nécessaire et il faut y procéder. En s'aidant du plan établi par C. Jacquemin en 1747, il est possible de classer par quartiers les adresses inscrites sur les contrats de mariage .

En dépouillant les contrats d'une année entière, l'année 1777, mais en se limitant aux actes des notaires domiciliés à Lyon et aux contractants domiciliés en ville, on obtient 476 contrats de mariage, soit la moitié environ des actes passés annuellement ( 718 ). En comparant l'adresse des deux conjoints au moment du mariage et en évaluant l'éloignement géographique de l'un et de l'autre, on peut distinguer deux types de nuptialité : une nuptialité « de proximité » et une nuptialité « éloignée ».

Graphique 14
Graphique 14

Une remarque préliminaire s’impose : la nuptialité « de proximité » concerne les hommes et les femmes qui choisissent un partenaire domicilié dans leur rue ou dans leur quartier. La nuptialité « éloignée » regroupe toutes les autres personnes, concernec'est-à-dire, celles qui épousent un particulier venu d'un quartier différent.

Le graphique montre que 37% de Lyonnais recrutent leur conjoint(e) au sein d'une aire géographique qui ne dépasse pas la rue ou le quartier. Ce pourcentage d'ailleurs est minoré par l'exiguïté des lieux. Parfois, en effet, il suffit de traverser une rue pour changer de quartier, surtout quand on demeure dans le centre-ville. A cette nuptialité « de proximité » à laquelle sacrifie une part importante de couples, s'oppose une majorité de nouveaux mariés (63%). Ceux-ci adoptent une attitude beaucoup plus « exogamique » en jetant leur dévolu sur une personne domiciliée dans une zone sensiblement plus éloignée que la leur. Là encore, il faut relativiser cette appréciation et ce chiffre en gardant à l'esprit la division souvent artificielle des quartiers qui sépare arbitrairement certains individus, très proches pourtant dans la réalité. En mesurant plus précisément le degré d'éloignement géographique des futurs époux, c'est-à-dire en distinguant successivement ce qui, dans la nuptialité « de proximité », relève d'une endogamie par rue puis d'une endogamie par quartier, on obtient les résultats suivants :

Graphique 15.
Graphique 15.

Dans la cité lyonnaise, les alliances sont nombreuses à se conclure entre voisins établis dans la même rue (36%) comme si les espaces traversés quotidiennement étaient non seulement des lieux où se construisent des relations d'amitié et de travail mais aussi des endroits ou se concrétisent des promesses de mariage ( 719 ). Comment interprêter ce chiffre ? Est-il ou non significatif ? Illustre-t-il une attitude particulière qui tendrait à privilégier le voisin ou la voisine comme conjoint naturel ? Pour tenter une réponse et mesurer l'importance que revêt l'endogamie parmi les Lyonnais, il est nécessaire d'identifier de façon rigoureuse les nouveaux époux par une analyse attentive de leur contrat de mariage. Celui-ci, en effet, évoque des situations très variables tant sur la provenance géographique des contractants que sur le genre d'activité qu'ils exercent. C'est pourquoi, en examinant l'origine des conjoints (sont-ils Lyonnais ou « forains »?) et leur profil socioprofessionnel puis en observant le type de mariage qu'ils concluent (mariage endogamique ou exogamique ?), il est possible de repèrer des stratégies matrimoniales et des conduites spécifiques.

Les contrats de mariages indiquent la provenance géographique des Lyonnais avant leur union. Si la paroisse de naissance n'est pas toujours consignée, le domicile des parents est presque toujours inscrit, ce qui permet d'établir l'origine des contractants. Dans le cas des « forains », d'ailleurs, la provenance exacte des nouveaux époux importe peu puisqu'il n'est pas question d'engager ici une étude démographique ou de mesurer l'immigration. On reprendra ici la classification proposée par M. Garden qui répartit les nouveaux conjoints en trois catégories : celle des « forains » qui rassemble les ménages dont les deux membres sont originaires de l'extérieur de Lyon, celle des « natifs » issus l'un et l'autre de Lyon, enfin, la catégorie des couples « mixtes » provenant pour moitié des provinces avoisinantes. Une fois ces groupes définis, il est possible de dégager quelques grandes tendances qui les caractérisent.

Tableau 24. Le choix géographique du conjoint. L'année 1777. Etude de 476 contrats de mariage
 
Couples dont les 2 membres sont nés en dehors de Lyon

Couples dont les 2 membres sont nés à Lyon

Couples dont l’un des 2 membres est né en dehors de Lyon

Ont choisi un partenaire issu du même quartier


Dont issu de la même rue

40%



30%

35%



22%

39%



19%

Ont choisi un partenaire issu d’un quartier différent

58%

65%

59%

Entre les forains, les natifs et les couples mixtes, les attitudes divergent sensiblement. Si, toutes catégories confondues, on choisit plutôt son conjoint dans un autre quartier que le sien, les natifs sont les plus nombreux à aller chercher leur partenaire « loin » de chez eux, bien qu'ils soient originaires de Lyon. A l'inverse, les nouveaux venus, et tout spécialement les couples forains dont les deux membres sont étrangers à la ville, unissent plus volontiers, leur destinée avec un être proche, logé à quelques centaines de mètres, rarement davantage, de leur domicile. Ce qu'illustre le tableau ci-dessus : dans 40% des cas, les forains prennent pour époux(se) un(e) habitant(e) du quartier, suivis de près par les couples mixtes (39%) puis par les natifs (35%). Avec quelques nuances, cette tendance se vérifie aussi quand on examine ceux qui prennent pour conjoint une personne domiciliée dans la même rue qu’eux : arrivent en tête les forains (30%) suivis des natifs (22%) puis les couples mixtes (19%). Paradoxalement donc, les nouveaux venus - pourtant moins intégrés à la vie du quartier que les Lyonnais de souche - choisissent plus volontiers l'âme soeur à l'intérieur d'un périmètre restreint. Les immigrants, une fois établis à Lyon chercheraient-ils ainsi à se fixer durablement au sein de la communauté de voisinage ? Ou bien la ville stabiliserait-elle les forains au point de les immobiliser par le mariage sur le lieu même de leur installation? Pour avancer quelque réponse, il faudrait connaître davantage les relations qu'entetiennent ces nouveaux venus avec les membres du quartier. La différence est certainement très grande entre les mentalités du monde paysan ou des petites villes, dont sont issus la plupart des immigrants, et la mentalité urbaine. Trop, sans doute, pour qu'elle n'engendre pas, cà et là, des gestes ou des attitudes de raillerie et d'incompréhension. Si la ville est un creuset et fonctionne comme une « machine » à mélanger les populations, la cohabitation n'est pas toujours facile entre résidents aux habitudes culturelles et à l'accoutrement différents. A cet égard pourtant, les archives judiciaires restent quasiment muettes. Aucun conflit mortel n'a été relevé pour la période 1776-1790 entre Lyonnais de souche et éléments forains. Les tensions existent pourtant, violentes parfois et des bagarres éclatent mettant en cause des éléments pauvres - des journaliers, des manoeuvres, des crocheteurs - nés hors de Lyon. Elles sont, semble-t-il, davantage révélatrices d'une lutte pour la survie que l'expression d'un sentiment véritablement xénophobe. Dans certains témoignages s'affiche pourtant un réel mépris : celui, par exemple, que manifeste Pierre Louis Sain, un écuyer avocat au Parlement, à l'égard de deux artistes italiens qualifiés par lui de « vas nu pieds insolvables » ( 720 ). La conduite qui prédomine, cependant, s'apparente plutôt à la méfiance qu'à la franche hostilité et se double souvent d'une véritable curiosité. Dans une affaire de vol, un faiseur de parasols Mathieu Bouvier, est cité à comparaître. Il explique au tribunal qu' « il se promenait du côté du Port d'Ainay....(il) apperçut Coston, natif de Montpellier, Renaud provençal d'un village à côté de Sisteron et Chastel Auvergnat tous les trois connus pour leur mauvaise réputation et leur manière de duper au jeu les étrangers....il les vit conduire un étranger dans une auberge....il les suivirent par curiosité » ( 721 ). Comme l'étranger suscite l'intérêt, il n'est pas rare qu'on le suive dans ses déplacements. Le procédé est d'autant plus facile que les particularismes régionaux, linguistiques et vestimentaires sont encore forts et qu'ils identifient aussitôt l'individu( 722 ). « ....il y a environ un mois et demi, raconte Claude Comte un maître cordonnier, dans la matinée,....(il) a vu de sa boutique un particulier suivre un cheval conduit par une fille de la campagne.... » ( 723 ). Dans une autre procédure, Pierre Mermet, traiteur, rapporte qu' « il se trouvait dans un cabaret....il vit un homme....qui était de petite taille, avait un habillement et des guêtres à la manière dauphinoise » ( 724 ). Aisément repèrables, ces forains constituent les victimes désignées de certains vauriens qui n'hésitent pas à exploiter leur naïveté et leur méconnaisance des lieux. C'est pourquoi, pour éviter un trop grand isolement, les nouveaux arrivés cherchent à rejoindre le frère, le cousin ou, plus souvent encore, l'oncle et la tante déjà installés en ville : « il a depuis 2 ans, dépose le sieur Jean Paul revendeur, Louis Chatain son neveu âgé de 14 ans auquel il donne des secours à cause du peu d'aisance de son père qui demeure à Grenoble et qui est hors d'état de subvenir à son éducation et à son entretien » ( 725 ). Avec le temps cependant, la tenue et les comportements se modifient. Le métier aidant, de nouveaux rapports s'établissent. Le mariage constitue l'étape décisive dans la voie de l'assimilation. Le forain est reconnu comme membre de la communauté de voisinage, surtout, naturellement, s'il choisit comme conjoint une personne native, déjà installée dans le quartier. Cette situation est loin d'être marginale. Ne concerne-t-elle pas en effet 39% des couples qualifiés ici de « mixtes »?

Ce schéma, cependant, n'est pas pleinement satisfaisant. Il ne rend pas compte de ces hommes et de ces femmes nés à l'extérieur de Lyon qui choisissent comme conjoint une personne, foraine elle aussi, domiciliée dans la même rue ou dans le même quartier qu'eux. D'autre part, il n'explique pas cette tendance qu'ont les couples natifs à chercher ailleurs que dans leur environnement immédiat l'être qui partagera leur existence. Un éclairage nouveau doit donc être tenté qui tienne compte, non plus de l'origine ou du lieu de naissance des futurs époux, mais du type d'activité qu'ils exercent.

Notes
717.

() Selon Garden (M.), op.cit., p. 213, 95% des mariages sont précédés par l'établissement d'un contrat notarial.

718.

() Cette différence s'explique par le fait que beaucoup de Lyonnais font appel à des notaires extérieurs, comme ceux de Saint-Didier-au-Mont-d'Or, de Caluire ou de Sainte-Foy. Trenard (L.), op. cit., p.69, cite l'auteur d'un mémoire de 1788 : « Les faubourgs de Lyon....sont peuplés de ces notaires praticiens qui ne s'occupent que des moyens de tous les genres d'enlever aux notaires de Lyon les affaires qui leur appartiennent....ces 17 notaires étrangers font entre eux plus de la moitié des affaires de Lyon. Ceux dont la résidence est plus éloignée sont tous les jours dans la ville : les uns ont des chambres garnies, les autres séjournent dans des auberges ».

719.

() Le pourcentage des contractants qui demeurent avant leur mariage dans la même paroisse s'élève à 53%. Ce chiffre confirme cette tendance à l'endogamie déjà relevée même si sont comptabilisés ici des hommes et des femmes domiciliés dans des quartiers différents. Si la paroisse ne compose plus une unité géographique pertinente pour l’analyse à cause de la différence des superficies qu'elle recouvre à travers la ville, elle circonscrit parfois des zones restreintes : les paroisses de Sainte-Croix ou de Saint-Pierre-le-Vieux, par exemple, rassemblent un petit nombre d'îlots d'habitation. Dans ce cas, bien sûr, la paroisse reste un espace tout aussi significatif que le quartier pour analyser le comportement des époux lyonnais.

720.

() Arch. dép. Rhône, BP 3511, 1er décembre 1786.

721.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 19 avril 1779.

722.

() Voir deuxième partie, chapitre 1, pp.201 et suivantes.

723.

() Arch. dép. Rhône, BP 3534, 30 octobre 1789.

724.

() Arch. dép. Rhône, BP 3534, 15 janvier 1790.

725.

() Arch. dép. Rhône, BP 3457, 26 juillet 1779. Sur les liens de parenté et sur le rôle joué par les oncles, les tantes ou les grands-parents, voir Flandrin (J.-L.), Familles, Parenté, maison, sexualité dans l'ancienne société, Seuil, 1984, 285 pages, pp. 44 et suivantes.