2. Le choix des conjoints par secteurs d’activité.

Pour savoir s’il existe des attitudes spécifiques, propres à certains groupes socioprofessionnels, il importe de regrouper les contractants par métiers. Afin de garder à cette démarche une cohérence maximale, ne seront retenus que les métiers masculins. Non pas que le travail féminin avant le mariage soit rare : il est au contraire très fréquent et recouvre des activités multiples ( 726 ). Les tâches effectuées, cependant, sont trop peu diversifiées pour offrir un cadre socioprofessionnel significatif et révélateur.

Tableau 25. Le choix des hommes selon leur profil socioprofessionnel. Etude de 382 cas
 

Journaliers


Artisans


Arts libéraux


Négts Mds


Bourgeois Nobles

Choisissent une conjointe issue du même quartier

Dont issue de la même rue



40%




30%



38%




22%



28%




17%



35%




20%



30%




20%

Choisissent une conjointe dans un quartier
différent



58%



60%



69%



63%



67%

Si l'on examine le comportement des contractants dans leur diversité socioprofessionnelle en suivant l'ordre dans lequel ils apparaissent ci-dessus, plusieurs observations sont possibles.

40% des journaliers et des domestiques choisissent comme épouse une femme domiciliée dans le quartier. Plus que quiconque, ces hommes privilégient l'espace familier et quotidien pour recruter leur partenaire. Leur choix s'arrête souvent sur des personnes extrêmement proches géographiquement puisque 30% d'entre eux convolent en justes noces avec une demoiselle habitant la rue, à quelques pas donc de chez eux. Ces chiffres sont sensiblement les mêmes que ceux des forains qui se marient avec une personne du voisinage. Ce qui s’explique aisément : les forains sont majoritaires parmi les travailleurs non qualifiés et représentent, selon les contrats de mariage, 69% d'entre eux. Le journalier est donc souvent un forain qui se particularise par une très nette propension à l’endogamie. Pour une catégorie composée de travailleurs instables, nouvellement établis à Lyon et sans attaches particulières avec la ville, le comportement peut sembler paradoxal. Il renvoie cependant au mode de fonctionnement de certains métiers, notamment de ceux qui relèvent de la domesticité. Dans les familles nobles, bourgeoises ou artisanales, en effet, le personnel est nombreux ( 727 ). Servantes, cuisinières, cochers et domestiques se côtoient fréquemment dans la maison de leur employeur et partagent des conditions d'existence très proches. D'après le corpus, 35% des domestiques choisissent comme conjoint une personne domiciliée avant le mariage sous le même toit qu'eux. Claude Gallet est originaire de la Bresse. Il exerce comme domestique chez un teinturier, rue de l'Arsenal, lorsqu'il épouse Antoinette Desgouttes, cuisinière chez le même maître. Augustin Pillet arrive de Savoie. Il s'unit avec Antoinette Viale, une domestique de la maison, logée comme lui dans la demeure de son employeur ( 728 ). Les cas sont fréquents qui voient convoler deux domestiques travaillant pour le même maître. Une fois l'alliance conclue, leur vie se transforme. Ils abandonnent le domicile de l'employeur et, le plus souvent, leur ancien métier de domestique pour se consacrer à d'autres activités professionnelles, non spécialisées elles-aussi. A côté de ces unions propres à la domesticité, il existe également des mariages entre conjoints voisins qui s'expliquent par la répartition géographique des journaliers à travers la ville. Ceux-ci, à la fin du XVIIIème siècle, se sont déplacés des faubourgs, où ils résidaient majoritairement au début du siècle, vers les quartiers du centre et de la presqu'île ( 729 ). La paroisse d'Ainay, qui s'identifie pour l'essentiel au quartier de la place Louis-le-Grand, regroupe ainsi de 4 à 18% de ces nouveaux venus ( 730 ). Les manoeuvres, occupés aux grands travaux d'urbanisme, logent dans les constructions provisoires de l'ancienne île Moigniat. Les affaneurs peuplent plutôt les maisons qui longent le Rhône. Les uns et les autres rencontrent des servantes, des lingères ou des brodeuses employées dans les hôtels aristocratiques du quartier Bellecour. Des histoires d'amour ou, plus vraisemblablement, des unions de type « économique » en découlent. Elles associent des hommes et des femmes socialement déclassés, qui logent et travaillent à proximité. Cette endogamie, cependant, ne doit pas être interprétée dans le sens d'une intégration à la vie du quartier. Non seulement elle recouvre des situations très diverses mais, surtout, elle concerne des populations instables qui changent fréquemment de domicile, comme le montrent bien les contrats de mariage ( 731 ). Tout au plus peut-on constater que cette tendance à l'endogamie qui caractérise les travailleurs non qualifiés se double d'une homogamie réunissant des conjoints issus d'une même sphère sociale. Les deux phénomènes, en se conjuguant, engendrent une nuptialité dite « de proximité » du fait de la répartition géographique des nouveaux époux. Ils ne préjugent en rien d'une installation définitive dans le quartier et encore moins d'une assimilation à la communauté de voisinage.

Chez les artisans, le choix de la conjointe s'opère de façon sensiblement différente. 38% d'entre eux épousent une femme habitant le quartier, dont 22% une femme domiciliée dans la même rue. Les membres des métiers artisanaux sont donc majoritairement « exogames » bien que leur conduite varie beaucoup selon les branches d'activités. De fait, si une majorité de contractants est issue du monde de l'artisanat (64%), celui-ci abrite les comportements les plus divers. Pour les définir et les connaître tous, il faudrait pouvoir examiner en détail l'attitude propre à chaque groupe professionnel. Le corpus ne le permet pas puisqu'il ne couvre qu’une année, ce qui est insuffisant pour se prêter aux calculs statistiques ( 732 ). On peut seulement préciser que l'activité qui domine parmi ces artisans est le travail de la soie : 33% d'entre eux se définissent comme des ouvriers en soie tandis que d'autres salariés (9%) exercent des activités annexes telles que cardeurs, plieurs en soie, veloutiers ou mouliniers. A côté de ces travailleurs de la soie dont la réputation dépasse largement les frontières du royaume, coexistent les métiers artisanaux aux modes d’organisation très différents. Les tailleurs et les cordonniers composent l'artisanat traditionnel de la confection, les charpentiers, les peintres ou les maçons celui du bâtiment, les bouchers, les boulangers, les pâtissiers ou les charcutiers, les métiers de l'alimentation, enfin, les chapeliers, les fabricants de bas, les passementiers et les teinturiers ceux du textile.

La proportion des artisans choisissant une épouse dans le voisinage (ils sont 38%) révèle une endogamie importante mais bien différente, semble t-il, de celle des journaliers. Les artisans qui se marient, en effet, sont généralement des hommes stabilisés, déjà installés dans le métier, beaucoup plus rarement des apprentis et des compagnons en début de carrière. Le mariage n'intervient que lorsque les moyens économiques sont jugés suffisants pour permettre au ménage de survivre et de subvenir à ses dépenses, ce qui explique l'âge relativement élevé des nouveaux époux ( 733 ). Il est évidemment impossible de connaître la part des unions qui résultent des rencontres quotidiennes au coin de la rue ou à l'intérieur de l'immeuble d'habitation. Il semble seulement que l'activité professionnelle soit souvent le point de départ d'alliances conjugales. C'est le cas notamment chez les ouvriers en soie. Fréquemment, ils partagent la vie de l'atelier avec des jeunes filles engagées comme ouvrières dans la Fabrique pour préparer les métiers ou aider au tissage. Ces femmes viennent, dans 68% des cas, de l'extérieur de Lyon et exercent l'activité de tordeuse de soie, d'ourdisseuse, de tireuse de cordes, de plieuse ou de dévideuse. Elles travaillent dans des conditions épouvantables puisque aux quinze heures de travail passées quotidiennement autour du métier à tisser, s'ajoutent la pauvreté, la précarité et, bien souvent, l'absence de logement indépendant. Le soir venu, elles couchent sur une soupente ou encore dans un coin de l'atelier, à proximité parfois des compagnons, des apprentis ou du maître ( 734 ). De cette promiscuité, naissent des aventures, des unions aussi. 40% des ouvriers en soie épousent une femme dont l'activité concerne de près ou de loin le métier de la soie. 42% choisissent des foraines, originaires des régions traditionnellement pourvoyeuses de filles pour la Fabrique telles que le Dauphiné, le Bugey ou la Savoie. Avant leur mariage, nombreuses sont celles qui travaillent déjà dans un atelier, en compagnie de leur futur époux. Joseph Colombin, ouvrier en soie est né dans le Dauphiné. Il exerce et loge dans l'atelier du Sieur Ennemond Gray, rue Noire. Il épouse Marie Bouchin, une dévideuse, née dans le Dauphiné elle aussi, domiciliée chez le même employeur ( 735 ). De telles rencontres sont fréquentes mais impossibles à chiffrer faute d'indications suffisamment précises sur les contrats. Ce type d'union apparaît comme une alliance entre deux ouvriers de la Fabrique issus d'un cadre professionnel et géographique identique. L'espace du travail rejoint ici l'espace habité, ce qui contribue à multiplier les mariages de « proximité » et, sans doute aussi, à stabiliser ces catégories artisanales. Pour les ouvrières en soie, ces alliances constituent parfois une promotion véritable : après les noces, quelques-unes d'entre elles en effet abandonnent leur ancien métier d'ourdisseuse ou de dévideuse pour travailler aux côtés de leur mari, comme femme de maître.

L'endogamie par quartier est difficile à évaluer chez les artisans car elle varie suivant les tranches d'activité. Elle dépend de nombreux facteurs tels que le degré de cohabitation des hommes et des femmes chez l'employeur, l'indépendance du logement, la stabilité des travailleurs ou encore les fréquentations qui s'opèrent dans le cadre du métier. Autant d'éléments qu'il est impossible de quantifier à partir des seuls contrats de mariage. Ces derniers, en revanche, renseignent sur l'origine géographique des artisans avant le mariage et révèlent que 61% d'entre eux sont nés en dehors de Lyon. Il est dès lors possible de mener un examen comparé entre artisans « forains » et artisans lyonnais et de confronter les stratégies adoptées quand il s'agit de choisir son épouse.

Graphique 16. Le choix géographiqe de l’épouse chez les artisans. Etude de 299 contrats de mariages.
Graphique 16. Le choix géographiqe de l’épouse chez les artisans. Etude de 299 contrats de mariages.

La proportion des artisans épousant une femme du quartier est plus importante chez ceux qui sont originaires de Lyon que chez les nouveaux venus : 39% contre 34%. Serait-ce l'indice d'une plus grande intégration de ceux-là à la communauté de voisinage ? Peut-être. Cela n'exclut pas cependant l’assimilation bien réelle des artisans forains à la vie lyonnaise puisque, toutes catégories confondues, ils sont 52% à épouser une Lyonnaise. Cette endogamie plus forte des artisans nés dans la ville n'illustrerait-elle pas plutôt la tendance de certaines corporations à se renfermer sur elles-mêmes ? Les métiers d'art ou de précision, les orfèvres et les horlogers, mais plus encore les métiers de l'alimentation multiplient les restrictions au cours du siècle pour limiter l'arrivée à Lyon de nouveaux apprentis. Ils privilégient, comme épouses, des femmes issues du même milieu socioprofessionnel que le leur. De véritables dynasties s'instaurent ainsi, à la fois conservatrices et sclérosées, comme celles des boulangers ou, plus encore, celles des marchands-bouchers. L'homogamie, forte dans ces secteurs, favorise l'endogamie surtout quand les activités se déploient dans un espace limité et spécialisé. C'est le cas, par exemple des bouchers qui exercent leur profession à l'intérieur de quatre enceintes soigneusement circonscrites par les autorités. Claude Cizeron, maître boucher à la Boucherie des Terreaux, est le fils d'un boucher défunt. Il épouse Germaine Turge, elle même fille de boucher, domiciliée chez sa mère à la Boucherie des Terreaux ( 736 ). Plusieurs exemples similaires se retrouvent dans les contrats de mariage. Leur nombre cependant est limité et ne rend compte que d'une des nombreuses facettes de l'artisanat lyonnais.

Les trois catégories socioprofessionnelles suivantes - les membres des arts libéraux, les négociants et les marchands, les bourgeois et les nobles - composent respectivement 6%, 2% et 2 % des contractants de l'année 1777. Leur part est trop faible pour pouvoir envisager un examen rigoureux. Seules quelques observations d'ordre général sont possibles.

Lorsqu'il s'agit de choisir une épouse, les membres des « professions libérales » jettent rarement leur dévolu sur une habitante du quartier (28%), plus rarement encore sur une femme domiciliée dans leur rue (17%). Sans doute parce qu’il est difficile de trouver une femme issue d’un « bon milieu » au coin de la rue ! Peut-être aussi parce que l’intégration dans la société lyonnaise leur est souvent difficile. Nombreux, en effet, sont ceux qui sont nés en dehors de Lyon (entre 30% et 60% selon les branches d'activités), à l'instar de ces notaires, fils de marchands ou de notables ruraux, ou encore de ces chirurgiens qui s'installent dans la cité après avoir étudié à Montpellier ( 737 ). Jusqu'à leur admission dans le métier, ces membres des arts libéraux sont en proie à une certaine instabilité. Les droits de réception sont élevés, notamment dans les professions médicales, et les hommes de loi ne peuvent accéder aux titres qu'en achetant une charge coûteuse ou un office. Le plus souvent, le mariage n'intervient qu'une fois l'établissement dans la fonction assurée. Bien entendu, cette entrée en fonction ne signifie pas la fixation définitive dans un quartier. Elle n'exclut pas des déménagements ultérieurs à l'intérieur de la ville ou ailleurs. Quoi qu'il en soit, en choisissant majoritairement comme conjointes des femmes issues d'horizons géographiques variés, les membres des arts libéraux présentent un profil d'hommes plutôt mobiles. « L'exogamie » qui les caractérise ici mériterait bien sûr de solides nuances que les sources exploitées ici ne permettent pas.

Les marchands et les négociants recrutent le plus souvent leur conjointe en dehors du voisinage. 35% d'entre eux néanmoins épousent une femme du quartier et 20% une demoiselle de leur rue. La proportion des mariages endogamiques est donc sensiblement plus grande dans cette catégorie là que chez les membres des professions libérales. La multiplicité des profils marchands cependant interdit d'en dire davantage et les contrats de mariage donnent à voir les situations les plus diverses. Louis Joffroy, marchand épicier, est né dans le Bugey et habite rue du Boeuf dans la paroisse Sainte-Croix. Il épouse Marie Joseph Favre, originaire elle aussi du Bugey, qui demeure de l'autre côté de la Saône, place Louis-le-Grand. Quelques jours plus tard, Claude Dubreuil, négociant et fils d'un bourgeois de Lyon, se marie avec Marie Barraud, sa voisine. Le père de sa future est négociant et loge quai de Retz ( 738 ). Dans ce cas, comme dans beaucoup d'autres, l'endogamie par rue ou par quartier ne révèlerait-elle pas une certaine hiérarchie du monde du commerce, les plus riches épousant des jeunes filles de bonnes familles installées, en cette fin de siècle, dans les immeubles neufs du quartier Saint-Clair ou de la place Louis-le-Grand ? Aucune réponse globale ne peut être avancée car la ségrégation géographique entre catégories socioprofessionnelles n’est que partiellement amorcée et ne s'observe guère dans les quartiers du centre-ville ( 739 ). Le caractère itinérant de la profession d'autre part, les déplacements fréquents à l'échelle du pays - voire de l’Europe, chez certains négociants - l'importance, surtout, donnée à l'argent favoriseraient plutôt l'exogamie. La course aux honneurs et à la dot incite en effet à chercher des alliances parfois lointaines à l'instar du célèbre négociant Jacques Imbert-Colomes, fils d'un marchand lyonnais qui se marie en 1764 avec une Toulousaine fortunée. En tout état de cause, il semble vain de vouloir rechercher une attitude spécifique dans un monde du négoce très divisé. Peut-être cette tendance à l’exogamie est-elle à interpréter dans le sens d'une ouverture plus grande au sein d'une catégorie marchande restée longtemps traditionnelle.

Les bourgeois et les nobles sont regroupés dans un seul et même groupe. Les premiers sont peu nombreux dans les contrats de mariage. Ce sont le plus souvent des veufs sur le point de se remarier. Les seconds constituent une catégorie plus rare encore. Ils logent pour moitié dans le quartier Louis-le-Grand et pour un tiers dans le nouveau quartier Saint-Clair. Le reste se trouve dispersé à travers les différents quartiers de la ville ( 740 ). Chez les bourgeois et les nobles, l'endogamie par quartier se vérifie dans 30% des cas ce qui tend à rapprocher cette catégorie de celle des professions libérales. Là encore, la faiblesse numérique de l'échantillon impose une certaine prudence. Il faudrait étudier de façon plus approfondie ces groupes fortunés et les suivre dans leur vie quotidienne pour espérer comprendre ce qui motive et détermine leur choix. Dans ces milieux aisés, le mariage poursuit des stratégies particulières où se devine une quête évidente de l'honorablité sociale. L'alliance avec une jeune fille représente d'abord une union avec une personne riche et bien dotée ( 741 ). Les filles de négociants sont les plus recherchées parce que leur fortune doit permettre d'acquitter le montant de ces offices si convoités. Peu importe, en fin de compte, la domiciliation de la future épouse. C'est pourquoi, les comportements les plus variés peuvent se rencontrer. Certains épousent leur voisine, noble ou riche héritière, domiciliée dans les hôtels particuliers de Bellecour et d'Ainay ou dans les belles demeures des bords du Rhône. Jacques Roulet, écuyer, secrétaire du Roy, habite place de la Charité. Il épouse une riche demoiselle, la dame Catherine Bourbon, veuve d'un banquier de la place Louis-le-Grand ( 742 ). Louis Delglas, écuyer et officier de chasse de la maison du Roy, réside quai de Retz. Il se marie avec Jeanne d'Hur, fille d'un chevalier du quai de Retz ( 743 ). D'autres hommes jettent leur dévolu sur des demoiselles étrangères au quartier, parfois même les recrutent au-delà des frontières du royaume, quand elles représentent un bon parti. Jacques François d'Arnal, écuyer, demeure place de la Charité. Il s'unit avec la fille d'un négociant suisse, domiciliée chez son père à Neuchâtel ( 744 ). Pour les classes dominantes de la société lyonnaise, et pour les classes aisées en général, le mariage recouvre de vastes horizons. Cela ne surprend guère lorsqu'on se souvient que dans ces catégories, la fortune constitue le ressort principal des alliances matrimoniales.

Au terme de cet examen des contrats de mariage, que conclure ? Quels enseignements tirer de ces analyses souvent très partielles ? Il convient tout d'abord de rappeler que seuls ont été dépouillés ici les actes de l'année 1777 passés devant des notaires lyonnais. Rien ne permet d'affirmer que la période retenue ou que les documents analysés reflètent avec exactitude l'état ou la situation de la nuptialité lyonnaise. Il faut donc rester prudent et relativiser la portée de certains calculs statistiques. Ce préalable étant posé, il est néanmoins possible de dégager quelques conclusions d'ordre général.

En premier lieu, on constate que si l'endogamie par quartier ou par rue demeure une pratique minoritaire dans toutes les catégories socioprofessionnelles, elle reste cependant une réalité bien vivante au sein de la société lyonnaise du XVIIIème siècle. De fait, si l'on excepte les membres des professions libérales et, dans une moindre mesure, les bourgeois et les nobles, un fort pourcentage de journaliers, d'artisans et de négociants-marchands choisissent comme épouse une femme domiciliée dans leur environnement immédiat. Les raisons en sont multiples. Elles varient selon les couches considérées. Chez les plus humbles, paradoxalement, l'endogamie découle de l'instabilité et de la précarité. Ces hommes et ces femmes en effet, nés majoritairement en dehors de Lyon, se font embaucher comme manoeuvres sur les grands chantiers de la ville, comme domestiques chez un maître ou encore comme servantes ou apprentis dans les ateliers de soierie. Les futurs époux se rencontrent sur les lieux mêmes de leur travail ou à proximité immédiate. Leur union est celle de deux personnes qui évoluent dans une aire géographique commune et qui partagent des conditions d'existence similaires. Une fois marié, le couple changera souvent de domicile, au gré des nécessités pécuniaires et des contrats de travail. C'est pourquoi, il serait hasardeux d'interprêter l'alliance entre voisins les plus modestes comme le signe d'une intégration à la vie d'un quartier ou à une communauté de voisinage pré-établie. Dans les classes artisanales, les choses se présentent de manière bien différente. Chez elles, l'endogamie par rue ou par quartier traduit d'abord une certaine stabilité, un certain enracinement local, sans commune mesure avec l'instabilité chronique du menu peuple. Elle manifeste aussi le repli sur soi de certaines communautés « frileuses » comme celles des bouchers, des boulangers, des perruquiers ou des orfèvres, inquiètes de la concurrence. Elle exprime enfin l'existence de nombreuses relations quotidiennes entre habitants de l'immeuble ou du pâté de maisons, relations qui, hélas, échappent presque entièrement à l'historien.

A côté de ces pratiques endogamiques, il existe une nuptialité d'un autre type - exogamique celle là - qui rassemble une majorité de Lyonnais : elle concerne tous les mariages qui se concluent entre partenaires « éloignés », issus de quartiers, voire de cités différents. Si, de façon générale, les classes dominantes y semblent plus enclines que les catégories modestes, ce sont d'abord les membres des professions libérales qui adoptent ce type de comportement. Cette attitude renvoie, semble-t-il, aux difficultés d'assimilation que ces hommes éprouvent lorsqu'il s'agit de s'installer et de payer les droits de réception dans le métier. Elle traduit aussi l'absence d'ancrage local de ces futurs époux qui proviennent plus d'une fois sur deux de l'extérieur de Lyon. Dans le cas des classes aisées, l'exogamie requiert d'autres explications. Chez les plus riches, l'argent joue un rôle moteur et détermine en grande partie les stratégies conjugales adoptées. Epouser une fille de bonne famille est nécessaire pour pouvoir acquitter le montant des offices ou faire prospérer ses affaires. Le mariage est donc avant tout une union entre des individus de condition sociale élevée. Bien que quelques quartiers riches comme les Terreaux, Ainay ou le nouveau Saint-Clair abritent une population aisée, celle-ci est trop dispersée à travers la ville pour donner lieu à une véritable ségrégation géographique. Aussi, les futures épouses viennent-elles des quartiers les plus divers, parfois même de provinces lointaines ou étrangères. Au-delà de ces lignes de conduite aisément repérables, il ne faut pas oublier cependant que le choix d'une épouse relève aussi d'une démarche volontaire et personnelle. La formulation d'une quelconque règle reste donc toujours très aléatoire.

L'examen des pratiques solidaires qui s’exercent au cours des grands moments de la vie ou quotidiennement a permis de montrer combien le modèle traditionnel était encore en vigueur dans la société lyonnaise prérévolutionnaire. La participation collective aux évènements personnels souligne l'appartenance des membres de la famille à une communauté large et très présente. Cette assiduité se double d'un véritable esprit d'entraide que l'on décèle surtout quand un enfant vient au monde ou lorsque meurt un habitant du quartier. Dans ces circonstances, la solidarité va de soi et s'impose à chacun. Les voisines s'empressent de secourir et de soulager la parturiente en laissant aux plus expérimentées le soin de procéder à l'accouchement. En cas de décès, les voisins des deux sexes participent activement à l'enterrement de la dépouille. Ils confèrent à l'évènement une dimension collective en prenant en charge - affectivement, symboliquement, matériellement - les funérailles conjointement à la famille.

Le dépouillement des contrats de mariages, d’autre part, rappelle qu’une certaine unité caractérise les immeubles et les quartiers de Lyon. En dépit du renouvellement et du brassage des populations, nombreux sont ceux qui convolent avec un de leurs voisins. En découle un surcroît d’attachement à la communauté de voisinage qui peut prendre des formes les plus diverses.

Notes
726.

() Cf. première partie, chapitre 2, A, 2.

727.

() Un calcul réalisé à partir de la contribution mobilière de 1791 et portant sur l'ensemble de la presqu'île indique qu'une famille sur cinq possède un personnel domestique avec, bien sûr une grande inégalité d'un quartier à un autre. Parmi ces domestiques, 81% sont des femmes.

728.

() Arch. dép. Rhône, 3E 9459, Actes du 18 janvier et du 5 mai 1777.

729.

() Garden (M).,op.cit., p. 242.

730.

() Garden (M.), op. cit., p. 242.

731.

() Dans les contrats de mariage des travailleurs sans qualification, l'adresse consignée est souvent celle de l'employeur et non pas celle du contractant. Leur lieu de résidence en effet varie au gré des embauches.

732.

() Sur un total de 476 contrats de mariage, les professions artisanales sont largement majoritaires. 299 contractants, soit 64%, se répartissent de la façon suivante : ouvriers en soie 33%, soierie (autres branches) 9%, autres textiles 5%, habillement 6%, chapeliers 5%, chaussures 5%, alimentation 11%, bâtiment 7%, divers 14%.

733.

() Selon Garden (M.), op. cit., p. 91, il est de 27 ans et 6 mois pour les femmes et de 29 ans pour les hommes.

734.

() Cf. première partie, chapitre 2, p. 148.

735.

() Arch. dép. Rhône, 3E 9459, Acte du 6 juillet 1777.

736.

() Arch. dép. Rhône, 3E 9459, Acte du 18 juillet 1777.

737.

() Sur les hommes de loi, consulter Fédou (R.), Les hommes de loi à la fin du Moyen âge, Etude sur les origines de la classe de robe, Lyon, 1964, 526 pages.

738.

() Arch. dép. Rhône, 3E 9459, Actes du 30 août et du 13 septembre 1777.

739.

() Cf. première partie, chapitre 2, A, 2.

740.

() Ibid.

741.

() Voir le récit des tractations et des marchandages qui précèdent le mariage de Mademoiselle de Penthièvre in Oberkirch (Baronne de), Mémoires sur la cour de Louis XVI et la société française avant 1789, Mercure de France, 1989, 598 pages, pp. 186-187.

742.

() Arch. dép. Rhône, 3E 9189, Acte du 6 septembre 1777.

743.

() Arch. dép. Rhône, 3E 9189, Acte du 9 novembre 1777.

744.

() Arch. dép. Rhône, 3E 9189, Acte du 26 novembre 1777.