Chapitre 3. L’ordre du voisinage.

De nombreuses études historiques ont montré combien, chez les particuliers, le recours à la justice s’était banalisée au cours des XVIIème et XVIIIème siècles ( 745 ). A l’époque modrene, la saisie des tribunaux devient une pratique de plus en plus ordinaire, notamment en milieu urbain. Cette évolution va de pair avec le renforcement de la justice du roi qui gagne en puissance alors que les autres juridictions s'affaiblissent peu à peu, sans disparaître toutefois ( 746 ). Le royaume devient « le paradis des plaideurs » ( 747 ). Il cultive cette « passion inutile et ruineuse » qui sévit à tous les échelons de la société, y compris chez les plus pauvres( 748 ). Les chapitres suivants montreront d'ailleurs l'importance des plaintes issues des milieux populaires, engagées pour les raisons les plus diverses ( 749 ). Tout se passe comme si la réparation des dommages matériels et moraux nécessitait désormais l'intervention de la justice publique. Comme l'explique dans sa plainte la dame Trémolet, ne pas recourir à l'autorité des juges c'est risquer d'accréditer les attaques de l'adversaire et s'exposer au mépris « de toutes les personnes qui habitent la même maison » ( 750 ). Est-ce-à dire pour autant que la vengeance privée et les tentatives d'accommodement entre voisins ont à jamais disparu ? Non, bien sûr. La manie de plaider n’exclut pas les transactions. Les arrangements à l’amiable subsistent partout malgré le succès grandissant remporté par l'appareil judiciaire d'Etat ( 751 ). Elles demeureront longtemps, du reste, après la chute de l'Ancien Régime ( 752 ). A la veille de la Révolution, le droit et la législation du roi ne se sont pas entièrement substitués aux arbitrages traditionnels et aux transactions parallèles. En marge de la justice officielle, subsiste tout un système infrajudiciaire qui réglemente de nombreux conflits et contribue à l'équilibre de la collectivité au détriment du pouvoir établi. Il possède ses propres conventions ses intercesseurs et ses arbitres qui s’efforcent de ramener la paix collective en cas de difficulté.

Loin d’être marginales, ces transactions sont nombreuses, comme le sont les interventions des voisins quand il s’agit de garantir l’ordre de la collectivité. Des rites de solidarité sont organisés qui soulignent l’appartenance au groupe. Haro sur le récalcitrant, fossoyeur de la « conformité sociale ». Sa conduite est blamée, son attitude censurée. Il rejoint, dans l’opprobre, les indésirables en tout genre dont on cherche à se débarrasser.

Derrière la vigilance inquiète du voisinage sur l’individu se joue l’unité de la communauté. Celle-ci, certes, est sérieusement menacée par les progrès de l’Etat royal. Elle demeure cependant vivace, comme se propose de le montrer le chapitre suivant.

Notes
745.

() Ainsi par exemple, Lebigre (A.), La justice du roi. La vie judiciaire dans l’ancienne France, Complexe, 1995, 316 pages, pp. 35-37.

746.

() Sous l'Ancien Régime, on le sait, la suppression des justices proprement dites reste rare, d'où la multiplication et la juxtaposition de nombreuses juridictions. Fayard (E.) dans son Essai sur l’établissement de la justice royale à Lyon, Paris, Guillaumin et Cie, 1867, VI-311 pages, pp. 1-71, en dénombre près d'une quarantaine à la veille de la Révolution, à savoir 7 juridictions ecclésiastiques, 4 juridictions séculières (celle de la seigneurie de Pierre Scize, du chapitre de Saint-Jean, de la baronnie de Saint-Just, de l'abbé d'Ainay), 10 juridictions royales, 7 juridictions dépendantes de l'Hôtel de ville, 7 juridictions particulières du Consulat et 2 juridictions militaires.

747.

() Lebigre (A.), op. cit., p. 35.

748.

() Cette expression, empruntée à Emmanuel Le Roy-Ladurie, est citée par Lebigre (A.), ibid., p. 35.

749.

() Cf. troisième partie, chapitre 1.

750.

() Arch. dép. Rhône, BP 3436, 12 janvier 1777.

751.

() Voir les remarques de Gutton (J.-P.) in La sociabilité villageoise dans la France d’Ancien Régime, Hachette Littératures, Edit.1998, 296 pages, pp. 149-151. Voir aussi Castan (N.), Justice et répression en Languedoc à l’époque des Lumières, Flammarion, 1980, 313 pages, pp. 13-51. Ou encore Garnot (B.), Crime et Justice aux XVIIème et XVIIIème siècles, op. cit., pp. 102-103.

752.

() Le meilleur exemple est fourni par Corbin (A.), dans son livre Le monde retrouvé de Louis-Francois Pinagot, Sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Flammarion, 1998, 336 pages, pp. 152-170.