1. Les réticences de la collectivité vis-à-vis de la justice et la recherche de l’accommodement.

En premier lieu, il faut rappeler que les interventions du pouvoir judiciaire sont souvent vécues comme une intrusion insupportable dans la vie privée ou collective. Aussi conteste-t-on volontiers la légitimité des professionnels de la loi. Cette défiance à l'égard de la justice et de ses représentants est attestée dans de nombreuses procédures. Joseph Place, par exemple, l'exprime sans ambages lorsque, invité à se pourvoir devant les tribunaux du roi pour régler un différend avec un voisin, il s'écrie avec colère qu'il « se f.... du papier marqué comme des jugements » ( 753 ). Réaction identique chez ce marchand, le sieur Massairier, que deux inconnus ont agressé au bas de son escalier : il refuse de porter plainte en tenant publiquement des propos injurieux à l'égard des magistrats et en mettant en doute l'intégrité de la justice ( 754 ).

A ce rejet proclamé, s'ajoute la vieille conception du « droit à se faire justice soi-même ». Ce pouvoir de punir et de châtier autrui que l'on s'arroge en toute illégalité illustre bien la difficulté qu'il y a à passer « d'un ancien âge juridique à un nouveau » ( 755 ). Pour de nombreux individus il se justifie par le fait que la justice reste un instrument de domination difficilement accessible aux plus humbles. Un calcul opéré à partir de la série de plaintes déposées pendant l'année 1779 montre que le coût moyen d'une procédure engagée par un particulier s'élève à 57 Livres ( 756 ). Certes, quand il engage son procès, le plaignant espère rentrer dans ses frais ou, mieux, percevoir quelques indemnités compensatoires. Encore faut-il cependant que l'adversaire soit solvable. D'où l'attitude de nombreux magistrats qui tempèrent l'ardeur procédurière des plaignants. Antoine Richould, procureur en cours de Lyon, refuse ainsi «  de rédiger la plainte de la dame Ferrand car la femme (qu’elle accuse)….est sans ressources, que ne pouvant payer en plein son loyer, elle ne (pourra)....payer les frais d'une procédure pareille à celle qu'elle (veut)....entreprendre » ( 757 ).

L'idée selon laquelle la justice est à la fois défavorable aux humbles et accaparée par les puissants se nourrit également de l’écart social qui sépare les plaideurs. Les plus riches ne bénéficient-ils pas de relations et de protections efficaces, susceptibles de faciliter le déroulement de leurs procès ? Comment pourrait-on se fier aux tribunaux quand on sait la facilité avec laquelle certains comparants, forts de leur influence, font pression sur les témoins ? Benoîte Champier, dévideuse, le sait bien qui, refusant de témoigner en faveur d'un fabricant de soie, se voit menacée de ne plus « travailler parce qu'elle n'est pas fille de maître, ce dont la déposante a peur n'ayant que son état pour vivre »( 758 ). « Ledit Desclat, lit-on dans la bouche d'un autre déposant, lui a fait des menaces de le maltraiter s'il déposait contre lui et il est même cause que le sieur Lasalle son employeur l'a renvoyé de chez lui et qu'il se trouve aujourd'hui sans place » ( 759 ). Quel crédit accorder à la justice lorsque d'aucuns, moyennant récompense subornent les déposants et s'assurent de leur complicité ? «  Il y a huit jours, raconte Gabriel Poupon vendeur d'allumettes, il a rencontré sur le quai du Rhône Jean Mollet qui l'emmena dans un cabaret....et après lui avoir fait mangé une brioche de 2 sols et boire quelques verres de vin blanc, il lui demanda de dire à la justice qu'il avait vu la femme du sieur Laurain ....(dérober) la clé de ....(son) domicile....; il lui promis qu'il lui donnerait 12 Livres et l'habillerait de neuf » ( 760 ). De tels procédés, bien entendu, sont illicites et passibles de lourdes sanctions ( 761 ). Ils semblent cependant être suffisamment courants pour que la sincérité des témoignages soit régulièrement mise en doute par les plaideurs. «  Si des témoins ont déposé ainsi, s'insurge un prévenu détenu pour voies de fait, ce ne peut être que par des gens affidés audit plaignant qui les aura payés pour les faire parler au préjudice de lui qui répond » ( 762 ). Le faux témoignage est une attitude d'autant plus grave que, sous l'Ancien Régime, la décision du juge repose non pas sur l'intime conviction du magistrat mais sur des preuves déterminées, permettant d'affirmer que l'accusé est coupable ( 763 ). C'est pourquoi pour lutter contre le mensonge des déposants et éviter que l'instruction prenne un tour trop partial et défavorable à l'accusé, il est prévu d'entendre les témoins tant à charge qu'à décharge du prévenu. D'autre part, conformément à l'ordonnance de 1667, tout accusé peut, s’il le désire, formuler des reproches à l'encontre des témoins. S’ils sont agréés, ils entraînent aussitôt l'invalidation de la déposition ( 764 ). Cette récusation, toutefois, n'est recevable que lorsqu'elle se borne à contester la moralité du déposant. En aucun cas, il ne peut s'agir de réfuter les faits allégués par un témoin, ce qui limite les droits de la défense et isole considérablement l'accusé( 765 ).

En définitive, pour qui veut que justice soit rendue sans risquer les affres d'un procès public incertain et coûteux, il existe trois formules pour obtenir réparation : la vengeance privée, la protestation verbale auprès des autorités municipales ou du quartier ou encore l'accommodement à l'amiable.

La vengeance privée constitue la forme la plus élémentaire de « justice ». Bien qu'impossible à chiffer en raison, justement, de son caractère clandestin, elle demeure l'expression d'une mentalité traditionnelle à laquelle une part importante de la population reste encore attachée. Située dans le prolongement direct d'un « droit à la colère », cette pratique instaure fatalement une logique de violence puisqu'à la vengeance succède toujours les représailles ( 766 ). C'est pourquoi, bien que largement acceptée et partagée par l'opinion, la volonté individuelle de châtier ses adversaires soulève une réticence croissante. De fait, les tenants de la justice privée ne risquent-ils pas - si on les laisse agir - de fragmenter la collectivité ou de ruiner son équilibre en y faisant souffler un esprit de vendetta ?

Une autre voie s'ouvre aux victimes qui refusent de s'engager dans une procédure judiciaire contraignante : la protestation verbale auprès des agents qui ont en charge la police de la ville. Une fois encore, ce type de pratique demeure impossible à chiffrer puisque seules affleurent dans les archives judiciaires les tentatives qui n'ont pas abouti. Cette façon d'agir, cependant, paraît être très courante. Elle regroupe tous ceux qui, pauvres ou riches, veulent éviter les difficultés d'un procès. Pour les protestataires, il s'agit d'une plainte orale qu'ils adressent aux responsables de l'ordre public afin que ces derniers, en retour, admonestent verbalement le fautif. « Le suppliant, explique un plaignant en butte à l'hostilité de son voisin, a porté ses plaintes au capitaine du quartier....(lequel) a enjoint audit Brunet de rester dans sa boutique et d'être tranquille » ( 767 ). Bien entendu, on espère toujours que la mise en garde suffira et qu'elle contiendra durablement l'adversaire. La récidive, pourtant, semble monnaie courante. «  La plaignante, lit-on dans une procédure, craignant les procès....s'est contentée de porter ses plaintes verbalement....par devant Monsieur le Commandant mais les susnommés....récidivent chaque jour, lui causant le plus grand désordre dans son ménage » ( 768 ). Un autre plaignant, Benoît Vialle, boucher de profession, exaspéré par l'incivisme et le manque d'hygiène d'un boutiquier, ne semble guère plus chanceux : il s'adresse « au sieur Mathieu commissaire de police qui vint et enjoignit Bergeron fils de ramasser les immondices qu'il avait portées devant sa boutique; l'interpellation du commissaire fut aussi infructueuse que celle du remontrant » ( 769 ).

D’ordinaire, le remontrant s'adresse aux officiers du quartier, au capitaine ou au lieutenant pennon. Il leur demande d’aller trouver le coupable pour qu’ils l'engagent verbalement à cesser toute querelle, séance tenante. Le choix de ces hommes ne relève évidemment pas du hasard. De fait, ceux-là sont des notables, le capitaine étant même nommé directement par les échevins ( 770 ). Pourtant, en dépit de cette notabilité, une grande proximité existe entre les chefs du quartier et les habitants. De fait, les officiers pennons partagent les conditions d’existence des populations et restent les témoins privilégiés des difficultés journalières du peuple. D’autre part, fins connaisseurs des habitudes de chacun, ils demeurent les interlocuteurs les plus accessibles en cas de difficulté ou de conflit. C’est pourquoi, comptant à la fois sur leur connaissance du terrain et sur leur notoriété, la victime les réclame fréquemment, espérant ainsi freiner les ardeurs agressives ou tracassières du voisin.

A défaut, quand le remontrant se trouve dans l’impossibilité de faire appel aux officiers du quartier, il peut aussi s’adresser à l'un des dix commissaires de la ville. L’autorité de ces hommes, on le sait, ne va pas sans poser problème. De fait, malgré la réforme de 1745 qui cherche à consolider leur crédit, les populations se montrent souvent rebelles à leur endroit. L’intervention des commissaires suscite plutôt l’indifférence ou le sarcasme que l’inquiétude ou la peur ( 771 ). Peut-on, pour autant, nier tout à fait l’efficacité de ces officiers municipaux ? Il ne le semble pas. Nombreux sont ceux qui réclament le concours de ces mal aimés, à l'instar de la dame Gruffon, une bourgeoise domiciliée place de la Fromagerie :  « elle vint chez lui, témoigne Jacques Brun commissaire de police, porter plainte verbalement contre l'apprenti du sieur Guy parce que ce dernier l'avait frappée dans son domicile. ....(Le déposant) alla chez le sieur Guy pour l'engager à faire cesser ses excès et lui faire défense de récidiver » ( 772 ).

En cas d’insuccès, il est possible aussi de s'adresser aux chefs de la police de la ville, au Lieutenant de police ou à son second, le Commandant afin qu'ils réprimandent verbalement les fauteurs de troubles. La pratique est courante, aussi fréquente que les demandes d'intercession auprès des responsables du quartier ou des commissaires ( 773 ). A la différence de ces derniers cependant, les officiers de police ne se déplacent pas. Ils convoquent le fautif en leur hôtel et les admonestent sévèrement. «  Le suppliant, lit-on dans une plainte déjà évoquée, ....a porté ses plaintes à Monsieur le Lieutenant de police qui fit défense à la veuve Chatoux de récidiver et lui enjoignit même de quitter la place qu'elle avait prise derrière la loge des changes » ( 774 ). Le but est atteint quand le remontrant a réussi à désamorcer le conflit en ayant évité les frais d'un procès.

La troisième et dernière voie qui s'offre à celui qui cherche à obtenir réparation sans passer par la justice officielle est celle de l'accommodement ou de la médiation. Comparée aux pratiques précédentes - la vengeance privée et l'admonestation verbale - celle-ci apparaît préférable à bien des égards : non seulement elle permet de maintenir le secret et de sauvegarder l'honneur d'une victime, mais encore, lorsqu'elle est basée sur un compromis acceptable, elle ramène durablement la paix et rétablit l'harmonie entre les membres du voisinage. Ces transactions entre particuliers peuvent être considérées comme une survivance des pratiques anciennes puisqu'elles se déroulent en dehors des instances judiciaires traditionnelles. Elles témoignent aussi du degré de cohésion de la communauté. Plus celui-ci est fort, moins le recours à la justice semble devoir s'imposer, la collectivité assumant seule une partie de ses tensions. Une sorte de régulation interne s'établit qui vise à pacifier les relations journalières et à rétablir la concorde entre voisins quand celle-ci paraît menacée.

La pratique de l'accommodement ôte aux autorités légales le pouvoir de juger et de punir. Elle le transfère à des arbitres choisis parmi les membres reconnus du voisinage. Ces médiateurs jouent un rôle important dans l'équilibre du quartier ou de la maisonnée. Ils apaisent les conflits les plus divers, négocient les modalités du compromis, restaurent l'amitié entre adversaires, en un mot gomment les effets de « la violation du pacte social » ( 775 ). En cherchant à résoudre les querelles qui opposent plusieurs individus, les arbitres sauvegardent l'unité de la collectivité et maintiennent les solidarités essentielles sans lesquelles la vie communautaire ne serait pas.

A partir des archives judiciaires, il est possible d'évaluer à 13% environ le nombre de procédures qui ont donné lieu à des propositions d'accommodement. 6% d'entre elles ont échoué ainsi que le font savoir certains témoignages : « suite à une scène que le plaignant avait eu la veille, dépose un maître écrivain,....il accompagna le sieur Lafarge dans le domicile des mère et filles Lafitte à l'effet de tâcher de les réconcilier avec le plaignant. ....(Elles) consentirent à l'accommodement qu'on leur proposa mais les ayant envoyées pour terminer chez l'huissier Rostaing, il leur demanda huit Louis d'or ce qui fit que l'affaire ne fut pas terminée dans l'instant car le plaignant était hors d'état de payer cette somme » ( 776 ). D’autres tentatives au contraire débouchent sur un accord à l'amiable grâce à la médiation d'un voisin bienveillant. « A l'invitation des parents desdits Lombardier et Artaud, lit-on au bas d'une plainte, ....et par la médiation de Monsieur de la Compagnie des Pénitents de la Miséricorde, ....la plaignante se désiste de sa plainte laquelle sera regardée comme non avenue » ( 777 ). Bien entendu, puisque de nombreux conflits n'ont jamais affleuré, ne peuvent être prises en compte que les transactions dont on a gardé trace écrite dans les procédures, qu'elles fassent état de démarches parallèles ayant échoué ou qu'elles consignent au contraire des résultats positifs. Ces pourquoi les chiffres proposés ici n'ont qu'une valeur indicative. Pour autant, les 117 tentatives d'arrangement recensées entre 1776 et 1790 permettent de mieux comprendre les mécanismes de cette justice parallèle et la façon dont la collectivité prend en charge ses dysfonctionnements quand il s'agit d'assurer le maintien de son équilibre. Pour les analyser, seront successivement examinés les types de conflits qui se règlent à l'amiable, le profil des intercesseurs et la modalité des réparations.

Notes
753.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 18 mai 1779.

754.

() Arch. dép. Rhône, BP 3478, 25 février 1782.

755.

() Castan (N.), Jutice et répression en Languedoc à l’époque des Lumières, op. cit., p. 14.

756.

() Pour les années 1779-1780, a été retrouvé le détail du montant de 46 procédures. Le chiffre proposé ici (57 livres) est donc une moyenne qui n’a qu’une valeur indicative.

757.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 21 août 1779.

758.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 17 février 1779.

759.

() Arch. dép. Rhône, BP 3479, 9 mai 1782.

760.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 4 octobre 1779.

761.

() « Le faux témoin à charge encourt en principe la peine que sa déposition aurait pu infliger à l’accusé » Lebigre (A.), op. cit., p. 273.

762.

() Arch. dép. Rhône, BP 3479, 14 mai 1782.

763.

() Lebigre (A.), op. cit., p.193.

764.

() Jousse (D.), Nouveau commentaire sur l’ordonnance civile, deuxième partie, 656 pages, Titre XVIII, art. 1 et 2, pp. 313-316.

765.

() Foucault (M.), op. cit., pp. 39-47.

766.

() Voir troisième partie, chapitre 1, A, 1, b.

767.

() Arch. dép. Rhône, BP 3483, 21 décembre 1782.

768.

() Arch. dép. Rhône, BP 3482, 18 septembre 1782.

769.

() Arch. dép. Rhône, BP 3517, 17 août 1787.

770.

() Sur la fonction des capitaines pennons voir Zeller (O.), Les recensements lyonnais de 1597 à1636, démographie historique et démographie sociale, op. cit., pp. 66-67.

771.

() Cf. première partie, chapitre 1, B, 3, a.

772.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 7 août 1779.

773.

() Sur les 45 réprimandes verbales dénombrées entre 1776 et 1790, 19 émanent du Lieutenant de police ou du Commandant, 12 proviennent des officiers de quartiers, 14 des commissaires. Peut-être faut-il voir dans cette répartition les effets d'un certain déclin des pennonages et la montée en puissance du lieutenant de police, sorte de « fonctionnaire municipal » nommé par la ville.

774.

() Arch. dép. Rhône, BP 3473, 29 août 1781.

775.

() Castan N., Justice et répression en Languedoc à l’époque des Lumières, op. cit., p. 17

776.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 8 mars 1779.

777.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 14 août 1779.