2. Typologie des conflits réglés à l’amiable.

L'examen des procédures dans lesquelles il existe des indices d'accommodement permet d'établir une typologie des contentieux réglés à l'amiable.

Graphique 17.
Graphique 17.

Si la transaction est une pratique qui regarde tous les types de conflits, elle concerne d'abord les disputes d'honneur, les offenses verbales et les voies de fait. Viennent ensuite les querelles d'intérêt, les questions de dettes ou de vol puis les dissensions conjugales. Seules les affaires de séduction et de grossesses illégitimes sont peu représentées et ne soulèvent qu’un vague écho dans les archives judiciaires. Elles sont l'objet d'accords internes qui ne laissent guère de traces en dehors des papiers de notaire ( 778 ).

Parmi les tentatives d'accommodement, dominent largement les discordes qui font état d'injures ou de rixes, les mauvais propos précédant généralement l'engagement physique : à elles seules, elles représentent la moitié des affaires réglées à l'amiable. Révélatrices d'une société à la fois « bavarde » et impulsive, les insultes et les bagarres constituent, on le verra, les principaux motifs des querelles de voisinage ( 779 ). C'est donc sans surprise qu'elles composent la majorité des conflits que l'on tente de résoudre par la voie de la conciliation. En règle générale, ce sont les altercations les moins graves, celles qui n'ont pas donné lieu à une immobilisation prolongée de la victime, qui occasionnent le plus grand nombre d'arrangements. En effet, on tient rarement rigueur à celui qui s'est laissé emporter par la violence et l'impulsif obtient aisément le pardon de son adversaire quand il a agi spontanément, sans volonté délibérée de nuire. Sont particulièrement concernées aussi par les réglements à l'amiable les attaques verbales, surtout lorsqu'elles émanent des femmes. Leur irresponsabilité supposée atténue la portée des médisances : les injures qu'elles profèrent n’ont-elles pas des conséquences moins dramatiques que celles qui jaillissent de la bouche des hommes ( 780 ) ? Comme l'explique avec mépris et condescendance Pierre Berthier, il s'agit là de « propos de bonnes femmes ». Comment pourrait-on les prendre au sérieux ( 781 ) ?

La seconde catégorie de conflits sujets à accommodement regarde toutes les querelles dans lesquelles l'argent ou l'intérêt entre en ligne de compte. Qu'il s'agisse de larcins, d'escroquerie ou de dettes impayées, les démêlés de ce type sont suffisamment sérieux pour qu'ils empoisonnent l'atmosphère de la collectivité. En réveillant la méfiance coutumière que les voisins éprouvent les uns envers les autres, ils soulèvent toujours une vive émotion qui risque de déboucher sur de graves dysfonctionnements communautaires( 782 ). C'est pourquoi, avant de saisir la justice, la victime s'efforce, avec quelques autres, de retrouver le coupable ou le bien qui lui a été dérobé. Si le délit est exempt de circonstances aggravantes, il a toutes les chances d'être réglé à l'amiable après intervention arbitrale d'un tiers. Un accord aux modalités variables est alors trouvé qui met un terme au contentieux et rétablit l’harmonie entre voisins. Ainsi s’achève la mésaventure survenue à la veuve Tissot, une bourgeoise domiciliée montée Saint-Barthélémy. Deux affaneurs, logés dans la même maison qu’elle, lui ont dérobé une pièce de vin. Découverts, les chapardeurs sont sauvés grâce à l’intervention de « plusieurs personnes de considération » et après avoir restitué la barrique à sa propriétaire( 783 ).

Les disputes conjugales constituent une troisième sorte de conflits apaisés qu'il convient d'examiner en détail. En effet, non seulement elles représentent une part importante des affaires ayant donné lieu à des tentatives d'accommodements (39 sur 117, soit 33%) mais encore elles témoignent de ces réflexes d'autorégulation, chers à la communauté de voisinage. Ce type d'intervention réparatrice est d'autant plus intéressant à analyser qu'il constitue, pour une conscience contemporaine, une véritable violation de l'intimité des ménages : les voisins se retrouvent impliqués dans la vie privée d'autrui et cherchent un arrangement qui soit acceptable par les deux époux. S'exprime dans ces démarches une attitude propre aux mentalités traditionnelles qui veut que l'on se sente personnellement concerné quand un couple de son entourage se déchire. Non pas que l'intrusion dans l'existence intime des ménages soit systématique. De nombreux témoignages montrent, au contraire, une hésitation grandissante lorsqu'il s'agit de pénétrer dans la sphère conjugale, désormais « domaine réservé » pour le plus grand nombre de conjoints. A l'instar d'Antoine Goutelle, marchand teinturier, les quidams  préfèrent souvent « ne pas se mêler de ce qui se passe chez les voisins » plutôt que de se compromettre dans une affaire de famille toujours délicate ( 784 ). En règle générale cependant, les scènes de ménage scandalisent les voisins et débouchent sur des gestes de solidarité qui jouent en faveur de la victime, c'est-à-dire des épouses. Le groupe tente l'apaisement quitte, parfois, à se substituer aux juges.

Cette démarche, il faut le souligner, correspond souvent aux attentes du couple lui-même. En effet, de tous les conflits, les querelles de ménage restent sans doute celles qui sont dénoncées en justice avec le plus de réticence. On hésite toujours à traduire son partenaire devant les tribunaux car la démarche revêt un caractère à la fois scandaleux et infamant. Ne s'agit-il pas en effet de livrer à la publicité les débauches, les travers ou les mauvaises manières du conjoint et de reconnaître explicitement l'échec de son couple ? C'est pourquoi, les plaintes entre époux représentent toujours un acte grave. Il n'intervient que si les tentatives d'arbitrage menées par les voisins ou les notabilités du quartier ont échoué. « Depuis de nombreuses années, raconte Claudine Thibaud, elle dévore en silence les humiliations et les chagrins de son mari. ....la plaignante se serait pourvue en séparation de corps si des médiateurs respectables n'avaient arrêté ses poursuites. ....la plaignante fit....demande qu'on lui laissa la liberté de se retirer dans une retraite honnête; le mari promit d'abord aux médiateurs de payer une pension ....au couvent des Ursules de Saint-Just mais....(il) revint sur ses pas. La plaignante se voit contrainte de se pourvoir devant vous pour qu'elle soit autorisée à se retirer dans tel couvent qu'il vous plaira désigner » ( 785 ). Le recours aux tribunaux s'impose quand les souffrances et les frustrations patiemment endurées jusqu'alors ont franchi le seuil du tolérable. C'est, en moyenne, après 9 ans de mariage que le conjoint se décide, à contrecoeur, de s'adresser aux juges. Il espère ainsi mettre un terme à une vie commune devenue insupportable, voire, parfois, dangereuse.

Quels types de conduites minent l'existence du couple ? A quels tracas l'un ou l'autre des partenaires a-t-il été soumis pour que le pacte conjugal finisse par se rompre ? Dans 70% des cas, le (ou la) plaignant(e) évoque à la fois les incartades du conjoint et la banqueroute du foyer, établissant entre ces éléments une relation de cause à effet. La situation la plus fréquente voit le mauvais époux dilapider la dot de sa femme pour assouvir ses détestables penchants, précipitant ainsi la ruine du ménage. « Elle a contracté mariage, explique Marlène Durand, le 28 janvier 1773 avec le sieur Carrand et son père lui a constitué 4000 Livres de dot....Le sieur Carrand pensa qu'il pouvait frapper sa femme quand elle ne lui fournissait pas l'argent nécessaire pour satisfaire ses goûts dépravés....Après deux ans son mari ....(a) dissipé tous ses biens »( 786 ). Si on rapproche ainsi les écarts personnels et la faillite économique, c'est, bien sûr, parce que l'inconduite débouche invariablement sur la misère et le dépérissement de la famille. La conscience commune espère autre chose de la vie conjugale : la stabilité matérielle ou, mieux, une certaine ascension dans la hiérarchie sociale ( 787 ). Les excès en tous genres contredisent ces aspirations « naturelles » et nient le couple dans ce qui le définit d'abord, à savoir « une association entre deux personnes au travail »( 788 ). Quand la débauche sape la vie du ménage et entraîne la dissipation des biens, le pacte conjugal se déchire. Avec amertume, le conjoint dénonce alors son partenaire en invoquant sa mauvaise conduite. N'a-t-il pas, en effet, choisi de fréquenter d'autres lieux que ceux qui sont consacrés habituellement au travail et à la famille? Surtout, ne trahit-il pas la convention tacite conclue entre les mariés en s'adonnant au vice alors qu’il devait faire fructifier le patrimoine familial ( 789 ) ?

Les deux tiers des transactions relatives aux disputes conjugales sont engagés à la demande des femmes ( 790 ). Les espérances placées dans la vie du couple – et les déceptions qui s’ensuivent - seraient-elles plus grandes chez elles que chez les hommes ? Quoi qu’il en soit, les dérives et les travers rapportés par les documents d’archives dessinent une ligne de fracture qui sépare nettement les déviances masculines et les déviances féminines.

Tableau 26. Les mauvaises conduites de l’époux. Etude de 27 cas

Griefs

Violences contre l’épouse

Débauche

Ivrognerie

Dilapidation de la dot

Jeu

Autres

Nombre de mentions


24


13


10


9


5


3
Tableau 27. Les mauvaises conduites de l’épouse. Etude de 15 cas.

Griefs

Adultère

Mauvaise mère


Mauvais caractère

Ivrognerie
Débauche

Autres

Nombre de mentions


11


6


4


2


2

Dans leurs récits, deux fois sur trois, les épouses font mention de sévices, de coups ou de blessures prodigués par leur conjoint. Le plus souvent, elles subissent les violences maritales depuis longtemps. Parfois même depuis les premiers temps du mariage, comme le déplore Antoinette Muret, l'épouse d'un horloger, qui déclare n'avoir jamais connu la tranquillité dans son ménage ( 791 ). C'est que les hommes, on le sait, se montrent volontiers impulsifs et violents ( 792 ). Leur brutalité est d'autant plus fréquente que pour certains, battre sa femme reste une pratique courante, parfaitement justifiée quand l’épouse conteste la toute puissance du mari ( 793 ). Convoqué pour avoir roué de coups sa femme, Jean-Pierre Curand, dans une procédure déja évoquée, se défend en prétextant que son épouse lui a désobéi et qu'il « n'a fait qu'user d'une correction maritale en la saisissant aux cheveux et en lui donnant un léger soufflet » ( 794 ). Pierre Sauvasson, un instituteur, reconnaît avoir blessé sa moitié, enceinte de cinq mois, mais seulement parce qu'elle « l'avait bien mérité » ( 795 ). La réprobation cependant se fait unanime quand les coups portés deviennent excessifs c'est-à-dire qu'ils présentent des risques de blessures graves, voire mortelles. Les textes évoquent la cruauté de certaines situations en énumérant les sévices que le corps féminin a dû endurer. « Dans la nuit du 26 décembre 1781, lit-on dans une plainte, André Faure son mari se retira très tard dans son domicile; il trouva la plaignante couchée dans le lit commun qui était endormie. Il ferma la porte d'entrée....et ensuite, au milieu de la nuit, saisit la plaignante par le col, la terrassa toute nue, lui arracha les cheveux, lui donna des coups de pied dans l'estomac et des coups de poing à la figure. Enfin, c'eût peut-être été la dernière heure de sa vie si des cris lamentables entrecoupés par des sanglots de pleurs n'eussent été lancés par la plaignante ce qui éveilla le voisinage....Il survint quelques personnes à la porte qui témoignèrent l'indignation où André Faure les avait plongés. Ils menacèrent d'enfoncer cette porte s'il ne mettait fin à ses cruautés, ce qui intimida un peu André Faure » ( 796 ).

En dépit du réalisme de certaines descriptions, les violences sexuelles ne sont jamais évoquées. Une exception toutefois : la déposition de Marie Micard, l'épouse d'un maître fabricant en étoffes de soie. Cette femme explique que « pour avoir la paix avec son mari lequel la maltraitait lorsqu'elle voulait s'y opposer » elle a accepté que sa cousine germaine vienne « coucher nombre de fois dans son lit, son mari étant couché entre elles deux » ( 797 ). Ce type de témoignage reste très rare, ce qui ne permet évidemment pas de conclure à la rareté des conduites sexuelles prohibées ( 798 ). Beaucoup plus fréquents en revanche sont les actes de débauche que les femmes imputent à leurs époux. Vivre comme un débauché ou à la manière d'un libertin, c'est d'abord, pour un homme, négliger ses devoirs de mari en refusant d'assurer le gîte et le couvert à sa famille. C'est ensuite passer une partie de son temps avec des filles de joie, à l'instar du sieur Villon qui court les prostituées au vu et au su de toutes les personnes de la maison ( 799 ). C'est enfin délaisser son épouse en quittant « le domicile et en laissant sa femme enceinte sans lui donner de nouvelles et sans lui laisser de quoi subsister » ( 800 ). A ces traits distinctifs, s'ajoutent d'autres travers qui parachèvent le portrait-type du débauché : le goût pour le jeu et, surtout, le penchant pour le vin, ce « compagnon de misère » qui précipite la désagrégation du ménage( 801 ). En fin de compte, qu'est ce qu'un débauché sinon un homme sempiternellement absent, prisonnier de ses vices et incapable de faire vivre sa maison ? De cette inconduite d'ailleurs il existe un signe que les femmes prennent toujours soin d'indiquer quand elles s’adressent à la justice pour faire cesser leur calvaire : ce sont les maladies vénériennes, témoignages irréfutables d'une vie dépravée, que le mari, de retour au foyer, communique parfois à l'épouse pour son plus grand malheur. Quel choix reste-t-il alors à la conjointe sinon celui de demander officiellement la séparation d’avec son époux ? Les motifs de la séparation sont laissés à l'appréciation du juge qui peut prononcer la séparation de biens ou la séparation de corps. La première formule est en général souhaitée - et acceptée - par les femmes dont le conjoint dissipe les biens de la communauté. Quant à la séparation de corps, les plaignantes la réclament lorsqu'elles subissent des violences à répétition, incompatibles avec une vie commune décente ( 802 ). Bien que le mariage soit indissoluble, la séparation de corps aboutit souvent à une séparation d'habitation. L'épouse obtient l'autorisation provisoire de se retirer dans un couvent de la ville avec interdiction pour le mari de venir importuner sa femme. Certaines retournent ensuite chez leurs parents comme Antoinette Muret tandis que d'autres, telle Marianne Aniel, louent une chambre garnie ( 803 ). D'autres encore préfèrent se faire héberger par des voisins compatissants en attendant que la situation s'apaise. Ainsi Sébastienne Rambaud qui loge chez la dame Molard et chez sa fille aînée ( 804 ). Les plus mal loties restent celles qui n'ont d'autre solution que de regagner le foyer conjugal où, derechef, il leur faudra affronter leur conjoint et endurer ses excès.

Les reproches formulés par les époux jouent sur d'autres registres que ceux qui ont été formulés ci-dessus. En premier lieu, les hommes entrent en conflit avec leur femme quand elles commettent l'adultère. L'acte est d'autant plus grave qu'il foule aux pieds les deux devoirs principaux de l'épouse qui sont l'obéissance et la fidélité conjugales. A la différence des débauchés cependant, les femmes adultères entretiennent rarement plusieurs liaisons à la fois. Elles se sont attachées à un autre homme avec lequel l'existence paraît être moins terne. Quelques-unes vivent de véritables passions amoureuses comme Françoise Arnaud qui reconnaît avoir été « ensorcelée » par son amant ( 805 ). La plupart d’entre elles ont quitté le foyer conjugal, emmenant même parfois leurs enfants avec elles. Le mari a tôt fait de dénoncer la conduite de cette « mauvaise mère » qui a délibérément rompu la solidarité familiale et blessé l'honneur marital. « Sa femme, raconte Jean-François Rostaing, ....a pris avec son ravisseur la route de Provence et de Languedoc. Elle a emmené leur fille unique âgée d'environ 6 ans pour l'éducation de laquelle le plaignant prenait soin.....Désormais l'enfant sera exposé à la fatigue, aux intempéries de saison, aux besoins, à la misère et au mauvais exemple, ce qui est pire » ( 806 ). Dans certains récits, on se plaît à multiplier les détails scabreux de façon à ravaler la femme adultère au rang d'une vulgaire prostituée, d'une épouse dépravée et contre-nature. « Ils ont regardé par le trou de serrure et vu la femme du sieur Melizet appuyée contre une commode, ayant ses jupons troussés jusqu'au dessus du ventre et devant elle Robin faisant des mouvements comme ceux d'un homme qui connaît charnellement une femme » ( 807 ). Tromper son mari est une acte grave qui risque de conduire la contrevenante dans une maison de force, après délivrance d'une lettre de cachet, ou, beaucoup plus couramment, dans un couvent ( 808 ). C'est la mésaventure qui survient à l'épouse de Claude Jousserandot, surprise en flagrant délit d'adultère. Son mari l'a fait aussitôt enfermer au couvent des Bernardines « de nuit pour qu'elle éprouve moins de honte ». Son amant, cependant, parviendra à la faire s'échapper en introduisant une échelle dans l'enceinte du couvent ( 809 ).

Un second type de reproches est formulé par les maris à l’encontre de leur femme : l'incompatibilité d'humeur. Il peut s'agir d'un désaccord lié au mode de vie de la conjointe que le mari désapprouve. Tel est le cas évoqué par François Cadi, un charpentier, exaspéré par l'usage choquant que sa femme fait de sa liberté « en sortant dans les bals et en buvant du vin » ( 810 ). Ce peut être aussi une opposition de caractère comme celle qui dresse Louise Baisle contre son mari. Celle-ci, explique l'époux, est devenue tellement « acariâtre » qu'elle « refuse parfois qu'il rentre au logis » ( 811 ). Peut-on s'étonner de semblable mésentente quand on sait que le mariage est une affaire d'intérêt plutôt qu'une affaire de sentiment ? D'ordinaire, la situation entre les conjoints se normalise et les deux époux finissent par se supporter, voire parfois par s'attacher l'un à l'autre. Quelquefois cependant, la haine prend le dessus et débouche sur des comportements extrêmes comme la tentative d'empoisonnement perpétrée par l'épouse de Claude Zacharie ( 812 ). Dans l'opinion publique de tels procédés sont ressentis avec horreur. Attenter à la vie de son époux est un crime monstrueux qui nie la loi de Dieu et détruit l'ordre social. Les juristes de l'époque qui parlent « d'uxoricide féminin » jugent d'ailleurs cet homicide « plus grave que (le crime) d'un enfant qui tue son père » (813). Il n'empêche que si le procédé reste relativement rare, il est loin d'être tout à fait exceptionnel( 814 ).

En fin de compte, ce que reprochent les gens mariés à leur partenaire, c'est peut-être moins leur inconduite, leur violence ou leurs mauvaises manières – sauf, bien sûr, quand il y a tentative d'homicide - que le fait de bafouer publiquement les codes de l'honneur et de la morale. Passe encore que le conjoint s'enivre ou se livre à la débauche s'il reste discret. Mais le comportement devient répréhensible lorsque le contrevenant fait fi des normes sociales et adopte une ligne de conduite scandaleuse. « ....son mari, déplore l'épouse du sieur Decurgié, a pris chez lui une fille Debat connue pour être publique et de mauvaises moeurs. Il l'a logée, couchée et nourrie publiquement, au vu et au su de toutes les personnes de (la maisonnée)....Son mari ne respecte plus ni ses devoirs ni l'opinion publique » ( 815 ). Dans pareil cas, les voisins « outrés » ou « indignés par ces mauvais procédés » manifestent généralement leur réprobation. Ils cherchent à mettre le holà en sermonant le perturbateur ou en le menaçant de la garde. Si ce type de pression ne s'avère pas toujours suffisant pour rétablir l'ordre familial ou la tranquillité de l'immeuble, il tempère cependant les ardeurs des violents : retenue dans son domicile et frappée avec brutalité par son mari, Philippine Gemant est arrachée de ses mains grâce aux cris d'un voisin qui « dit à haute voix qu'il fallait aller chercher la garde » ( 816 ). Jeanne Catherine Planet doit « la vie sauve » à plusieurs voisins qui « raisonnèrent son mari et menacèrent de le faire arrêter....ce qui le calma » ( 817 ). En règle générale, rares sont les voisins qui se désolidarisent d'un conjoint malmené ou brimé ( 818 ). La meilleure illustration peut-être de cet esprit d'entraide reste les nombreuses tentatives de conciliation ou d'arbitrage qui mobilisent les habitants du quartier. Elles nécessitent l'intervention de médiateurs dont il faut à présent esquisser le profil.

Notes
778.

() Il existe, par exemple, de nombeux désistements de plaintes pour grossesse , datés de l’année 1777, dans les actes du notaire François Desgranges, Arch. dép. Rhône, 3E 9373, décembre 1777. En faisant cette démarche, la victime accepte de suspendre les poursuites judiciaires engagées moyennant une indemnité compensatoire dont le montant reste à fixer. Dans le cas présent, les sommes versées oscillent entre 48 et 550 livres, selon la qualité de la victime. Sur cette question, consulter Pourret (V.), Filles-mères et amours illégitimes en Lyonnais, 1672 à 1790, mémoire de maîtrise sous la direction de F. Bayard, 1996, 2 volumes, 136 et 63 pages, Centre Pierre Léon, ou encore Laroque (P.) et Thivollier (A.), Filles-mères et naissances illégitimes à Lyon au XVIIIème siècle, mémoire de maîtrise sous la direction de M. Garden, 1971, 2 vol., 100 et 54 pages, Centre Pierre Léon.

779.

() Troisième partie, chapitre 1, pp. 379 et suivantes.

780.

() Ibid. troisième partie, chapitre2, A, 1, b.

781.

() Arch. dép. Rhône, BP 3485, 23 janvier 1783.

782.

( ) Voir troisième partie, chapitre 1, B, 1.

783.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 14 août 1779.

784.

() Arch. dép. Rhône, B.P. 3521, 8 avril 1788.

785.

() Arch. dép. Rhône, BP 3481, 26 juillet 1782.

786.

() Arch. dép. Rhône, BP 3471, 10 mai 1781.

787.

() Farge (A.), Foucault (M.) (présenté par), Le désordre des familles, lettres de cachet des Archives de la Bastille, Archives, 1982, 363 pages, p. 28.

788.

() Farge (A.), Foucault (M.), Ibid., p.31.

789.

() Farge (A.), Foucault (M.), Ibid., p.30.

790.

() Sur un total de 39 transactions, engagées pour disputes conjugales, 27 émanent de femmes et 15 d’hommes.

791.

() Arch. dép. Rhône, BP 3519, 1er décembre 1787.

792.

() Cf. troisième partie, chapitre 2, A, 1, a.

793.

() Garnot (B.), Un crime conjugal, op. cit., p. 89.

794.

() Arch. dép. Rhône, BP 3471, 10 mai 1781.

795.

() Arch. dép. Rhône, BP 3511, 21 novembre 1786.

796.

() Arch. dép. Rhône, BP 3477, 3 janvier 1782.

797.

() Arch. dép. Rhône, BP 3473, 28 août 1781.

798.

(). A. Farge et M. Foucault, op. cit. p. 32, constatent qu'à Paris les femmes qui déposent des demandes d'enfermement par lettres de cachet évoquent rarement les déviances sexuelles de leur mari si ce n'est « par quelques phrases embarrassées, vagues et de toute façon peu fréquentes ». Ils imputent cette retenue à une certaine pudeur et au refus de révéler l'intimité du couple.

799.

() Arch. dép. Rhône, BP 3520, 28 février 1788.

800.

() Arch. dép. Rhône, BP 3521, 8 avril 1788.

801.

() Farge (A.), Foucault (M.), op. cit., p.31.

802.

() A Lyon comme dans la ville de Cambrai, les 3/4 des plaintes en séparation de corps et de biens ont pour motifs la brutalité du mari, la débauche, l'adultère ou les griefs financiers, cf. Lebrun (F.), La vie conjugale sous l’Ancien Régime, Colin, 1975, 179 pages, pp. 54-55.

803.

() Arch. dép. Rhône, BP 3519, 1er décembre 1787 et BP 3475, 31 octobre 1781.

804.

() Arch. dép. Rhône, BP 3495, 11 septembre 1784.

805.

() Arch. dép. Rhône, BP 3464, 20 mai 1780.

806.

() Arch. dép. Rhône, BP 3479, 24 novembre 1779.

807.

() Arch. dép. Rhône, BP 3464, 23 mai 1780.

808.

() Lebrun (F.), La vie conjugale sous l’Ancien Régime, op. cit., p.79.

809.

() Arch. dép. Rhône, BP 3436, 17 février 1777.

810.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 15 octobre 1779.

811.

() Arch. dép. Rhône, BP 3526, 10 octobre 1788.

812.

() Arch. dép. Rhône, BP 3508, 14 juillet 1786.

813.

() Jousse (D.), Traité de la justice criminelle de France, Paris, 1771, 4 vol., vol. IV, p.2.

814.

() Aux XVIIIème siècle, l'assassinat de l'époux passe le plus souvent par l'empoisonnement, ce que l'on explique par « l'infériorité physique » des femmes. D. Jousse écrit ainsi dans son Traité de la justice criminelle de France, op. cit., vol. IV, p.41 : « Ce crime (l'empoisonnement) s'utilise ordinairement par les femmes, parce que la faiblesse de leur sexe....les empêche d'utiliser la force et les engage à prendre une voie plus cachée, et à avoir recours au poison ». Ces quelques lignes illustrent bien le fonds de misogynie que recèle la civilisation moderne. Après les théologiens et les médecins, les juristes affirment l'infériorité structurelle de la femme et soulignent son caractère sournois, son inconstance ou sa frivolité. Cf. Delumeau (J.), op. cit., pp. 398-449. qui analyse les racines de cette misogynie ou encore la synthèse de Duby (G.), Perrot (M.) (sld), Histoire des femmes en Occident, op. cit., pp. 359-390. D'autre part, le rôle traditionnel dévolu à la femme, maîtresse du foyer et de la cuisine familiale, conforte évidemment ces préjugés antiféministes puisque, en contact avec les aliments et les ingrédients divers nécessaires à la préparation des repas, elle peut en toute tranquillité empoisonner les plats. Cf. Garnot (B.) Un crime conjugal au XVIIIème siècle, Imago, op. cit. pp. 112-118, qui donne l'exemple d'une femme accusée d'avoir voulu empoisonner son mari, Jean Boiveau, sieur de Volesvres, dans la généralité de Dijon.

815.

() Arch. dép. Rhône, BP 3520, 23 février 1788.

816.

() Arch. dép. Rhône, BP 3471, 14 mars 1781.

817.

() Arch. dép. Rhône, BP 3531, 3 septembre 1789.

818.

() Cf. deuxième partie, chapitre 2, A, 1.