3. Les médiateurs.

Les plaintes et dépositions de témoins dans lesquelles il est fait mention d'accommodements préalables citent le nom de 58 arbitres. Leur profil se présente comme suit :

Graphique 18
Graphique 18
Tableau 28. Les arbitres. Etude de 58 cas

Activités

Mds Negts

Hommes de loi

Ecclésiastiques

Bourg.
Nobles

Prof.
Libérales

Autres

Nombre de cas

17

13

9

7

5

7

Deux informations principales se dégagent de ce tableau.

Tout d'abord, les arbitres sollicités sont rarement des femmes: seules huit personnes de sexe féminin qui tentaient une médiation ont été exhumées. Leur intervention se rapporte toujours à des querelles d'argent, qu'il s'agisse d'un problème d'usure, du désaveu d'une dette ou du non-respect d'une échéance. De telles démarches rappellent que les femmes occupent une place centrale dans certains trafics, particulièrement dans le prêt à intérêt. Elles soulignent aussi le rôle actif des Lyonnaises dans les transactions et les échanges monétaires en lien avec les nécessités du ménage.

Le second enseignement du tableau a trait au statut socioprofessionnel des médiateurs. Ceux qui président aux accommodements sont des hommes qui jouissent d'une autorité morale ou d'une influence économique reconnue. A défaut, leur tentative de médiation aurait peu de chance d'aboutir. Trois catégories principales de personnes se partagent la conciliation des conflits : les négociants, les hommes de loi et le curé de la paroisse.

Les hommes du négoce disposent d'une emprise et d'un poids social incontestables. Certes, la vision traditionnelle héritée du Moyen Age qui fait des marchands des êtres nantis et prospères doit être nuancée. La croissance économique reste fragile et les échecs commerciaux se multiplient dans le dernier quart du siècle comme le montrent les nombreux dossiers de faillites du Tribunal de la Conservation de Lyon ( 819 ). D'autre part, les marchands ne sont ni les plus gros propriétaires - un tiers d'entre eux seulement possède une maison en ville contre deux tiers de nobles - ni ceux qui fournissent les plus belles dots ( 820 ). Pour autant, les élites commerçantes détiennent une part importante de la richesse de la ville et se montrent volontiers dynamiques : non seulement elles connaissent une forte progression dans la seconde moitié du XVIIIème siècle mais encore elles savent faire preuve d'audace et d'initiatives ( 821 ). Leur essor est favorisé par le Consulat qui laisse aux marchands le soin de diriger la cité. Elles bénéficient aussi de la bienveillance du Roi et de son indéfectible soutien. En fin de compte, si les marchands sont régulièrement sollicités comme médiateurs ou comme conciliateurs, c’est en raison de leur influence, de leur poids économique et social. L'aura de « respectabilité » qui les entoure - et que Stendhal brocardera quelques décennies plus tard - le réseau de clientèle dont ils disposent, les appuis et les connaissances qu'ils entretiennent sont autant de raisons qui les prédisposent à jouer le rôle d'arbitres auprès de la communauté de voisinage. A cet égard, la tentative de conciliation opérée par François Legrand est instructive. Ce marchand pelletier de 44 ans, domicilié rue Mercière, est sollicité pour régler un différend qui oppose Pierre Liotard, un maître chapelier, et sa belle soeur, soupçonnée d'avoir détourné une partie de l'héritage marital. Si l'artisan s'adresse à lui c'est parce qu'il connaît son «  honorabilité ». Il sait aussi que le négociant a de nombreuses « relations » qui seront précieuses « pour faire des démarches....(et) pour ranger cette affaire » ( 822 ).

Le second groupe qui s'affirme comme puissance médiatrice est composé de ceux que l'on nommera, par commodité, des hommes de loi. Notaires, avocats, huissiers, procureurs représentent 22% des arbitres et arrivent en seconde position, juste derrière les négociants. C'est dire l'autorité et la considération sociale dont ils jouissent dans l’esprit du public. Si leurs interventions sont si fréquentes, c'est non seulement en raison de leur « notabilité » mais également parce qu'ils se trouvent dépositaires d'un savoir précieux - la connaissance du droit et de la jurisprudence - qui permet de dénouer de nombreux litiges. Aussi ces hommes sont-ils sollicités, de préférence, pour régler des affaires exigeant une certaine compétence juridique ou administrative. Maître Claude Chapelon, interpelé pour réconcilier deux copropriétaires qui refusent de participer pour moitié à la vidange des latrines de l'immeuble, cherche d'abord à établir les devoirs et les droits de chacun ( 823 ). Antoine Marie Nandeau, procureur du roi, se penche sur le cas d'une femme qui n'a pas payé le terme de son loyer ( 824 ). Michel Hutte, un aide à justice, est chargé de « s'entremettre pour terminer une rixe à l'amiable » laquelle a pour origine un billet de créance impayé ( 825 ). La médiation de ces hommes de loi, comme l’a bien souligné N. Castan, revêt un caractère ambigü ( 826 ). De fait, la fonction première de ces professionnels est de servir l'appareil de justice. Ils se voient pourtant chargés d'arbitrer des conflits, en dehors des voies judiciaires régulières. Au vrai, un tel paradoxe n'est qu'apparent et s'explique aisément. Si on sollicite les gens de justice, c'est parce qu'ils représentent le dernier recours possible avant la saisie « classique » des tribunaux. Ils confèrent aux transactions parallèles un caractère semi-officiel à l'exemple de ces notaires qui parviennent à réconcilier des voisins par le biais d'un acte écrit et officiel, scellant leur raccommodement.

L'arbitrage du curé de la paroisse est attesté dans 16% des conflits que l'on a réglés (ou tenté de régler) à l'amiable. Ce chiffre révèle l'emprise encore forte de ce qui reste le premier ordre du royaume. Cette autorité, les curés la doivent d'abord au prestige d’une fonction que la hiérarchie ecclésiatique s'efforce de promouvoir par le biais, notamment, d'une meilleure formation intellectuelle : une bonne instrution n'est-elle pas l'assurance d'une plus grande considération ( 827 ) ? Le curé s'affirme comme le chef d'une communauté - la communauté paroissiale - qu'il cherche à guider sur les voies du salut éternel. Ce faisant, il se heurte parfois à la résistance de paroissiens, attachés à des croyances ou à des pratiques magiques multiséculaires ( 828 ). Les archives judiciaires donnent à voir quelques-uns de ces comportements superstitieux que des siècles de répression ecclésiastique n'ont pas toujours réussi à éradiquer. Marion Locard, une fille revenderesse âgée de 20 ans se rend chez une magicienne pour découvir l'identité de son voleur( 829 ). Jean Mollet, scieur de long, et sa concubine Catherine Escalier consultent des diseurs de bonne aventure pour récupérer huit louis d'or et une paire de boucles d'argent qu'ils ont égarés ( 830 ). Combattre ces attitudes magiques est une opération difficile. Sans aller jusqu'à qualifier les Lyonnais « d'idolâtres baptisés » comme le fait le prieur de Sennely, Christophe Sauvageon, en parlant de ses ouailles, il semble incontestable cependant que chez certains, superstition et religion font bon ménage ( 831 ). Pour lutter contre ces déviances, le curé doit agir avec beaucoup de discernement en évitant d’affronter trop ouvertement ses paroissiens. Il lui faut aussi adopter un style de vie digne, compatible avec sa fonction pastorale et s'abstenir de participer à certaines activités profanes qu'affectionnent pourtant ses ouailles, comme la visite au cabaret ou la fréquentation des bals. De manière générale, la conduite des curés suscite peu de reproches même si, çà et là, quelques entorses à la morale ecclésiastique peuvent être détectées ( 832 ). Il s'agit cependant de cas individuels qui n'affectent qu'une petite minorité de clercs. Ces hommes de Dieu doivent en effet montrer l'exemple. De leur attitude, dépend en grande partie la protection que Dieu accordera à la communauté paroissiale. Il leur faut également assurer un certain nombre de tâches spirituelles - la catéchèse, le prêche hebdomadaire, la dispense des sacrements, l'organisation des processions - et de services sociaux - la tenue des registres de catholicité, le secours aux pauvres. Apôtres de la moralisation de la vie publique, pourfendeurs des réjouissances collectives traditionnelles - le jeu, la boisson, la danse - attentifs aux moeurs de leurs paroissiens, les curés sont investis d'une double mission : celle de guides spirituels et celle de censeurs. Leur emprise est d'autant plus forte qu'elle s'exerce sur un espace bien circonscrit (une des douze paroisses de la ville) que M. Vernus compare à une « portion de chrétienté »( 833 ). Ce fractionnement territorial – aux dimensions contrastées puisque les paroisses peuvent varier de quelques hectares (Sainte-Croix) à plusieurs kilomètres carrés (Saint-Nizier) - permet au curé de bien connaître ses ouailles. D'autant que le personnel ecclésiastique fait preuve d'une grande stabilité et qu'il se recrute principalement au sein de l'aire diocésaine ( 834 ). En découle une proximité bien réelle qui incite les paroissiens à faire intervenir leur pasteur pour régler certains différends. Ce dernier reste l'intercesseur préféré dans les affaires délicates où la morale sexuelle et familiale a été bafouée. Antoine Poncet, un compagnon chapelier, s'adresse au curé de sa paroisse pour qu'il calme les ardeurs vengeresses d'Antoine Alexandre Sonnier, un bourgeois, ancien greffier de la juridiction de la Guillotière, qui menace de lui « brûler la cervelle ». Il faut dire que le jeune artisan a séduit sa fille et qu'il a été trouvé dans le lit de la demoiselle « sans culotte et avec sa chemise seulement » ( 835 ). Jean-Baptiste Salins, prêtre de la paroisse de Vaise, cherche par tous les moyens à apaiser le conflit qui déchire Claudine Thibaud et son mari : « il a interposé plusieurs fois son ministère....pour mettre l'accord entre eux....et pour engager....(le) mari à....pardonner ....(les) absences que....(sa femme) avait faites contre....(son) gré » ( 836 ). Jeanne Escolin, l'épouse d'un marchand épicier du quartier Saint-Paul, se rend chez le curé « parce que ce dernier....(a) déjà cherché à mettre la paix dans le ménage » ( 837 ). On pourrait multiplier les exemples de médiations dans lesquelles les ecclésiastiques jouent le rôle de pacificateurs internes. Le plus remarquable, peut-être, est qu'ils soient sollicités par des individus issus des milieux sociaux les plus divers, contrairement à ce qui se passe en Languedoc à la même époque où ce sont d'abord les plus humbles qui en appellent aux prêtres ( 838 ).

Reste cependant que les hommes d'Eglise se font devancer dans ce rôle traditionnel d'entremetteurs par les négociants et par les hommes de loi comme si l'autorité du clergé perdait de sa force en cette fin de siècle. Il est vrai que les ecclésiastiques ne peuvent plus s'appuyer sur la belle unanimité qui faisait leur force aux périodes précédentes. L'hostilité grandissante à l'égard des ordres religieux est un fait bien connu qui va de pair avec un tarissement des vocations dans la plupart des congrégations ( 839 ). Quant au clergé séculier, il connaît lui aussi une baisse d'effectifs. Les curés doivent composer avec les des confréries, celles des pénitents notamment, qui apparaissent de plus en plus comme des associations utilitaires, chargées de tâches communautaires - l'entretien des chapelles, les bonnes oeuvres, l'entraide au moment de la mort - et orientées vers des activités concrètes ( 840 ). Ils subissent également les assauts du jansénisme qui se réveille sous l'épiscopat de Montazet et qui fédère, en même temps, toutes les oppositions au pouvoir royal ( 841 ). Ils rencontrent enfin une réticence croissante dont témoignent l'inobservance du repos dominical ou encore certains comportements insolites - au cours des processions notamment - que les générations précédentes auraient réprouvés( 842 ).

Quels que soient les hommes qui président aux arbitrages (les curés, les hommes de loi, les négociants ou les autres notables), tous poursuivent le même but : trouver un compromis qui satisfasse chacune des parties en présence. L’entreprise, d’une certaine façon, est facilitée par la proximité géographique qu’ils entretiennent avec les adversaires : 72% d’entre eux proviennent du même quartier, 28% de la même rue. Quand la médiation est couronnée de succès, elle donne lieu à un accord. Celui-ci revêt des formes et des modalités diverses que la lecture attentive des archives judiciaires permet de connaître.

Notes
819.

() Garden (M.), op. cit., p. 365-366.

820.

() Ibid., pp. 355-380.

821.

() Garden (M.), op. cit., p. 256.

822.

() Arch. dép. Rhône, BP 3537, 30 novembre 1790.

823.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 2 septembre 1779.

824.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 30 septembre 1779.

825.

() Arch. dép. Rhône, BP 3511, 2 décembre 1786.

826.

() Castan (N.), Justice et répression en Languedoc, op. cit., p. 33.

827.

() Dans la seconde moitié du siècle, l'archevêque Antoine Malvin de Montazet (1758-1788) primat des Gaules, ami de Marmontel et de Bernis, membre de l'Académie française, se montre très attentif à la formation du clergé. Non seulement il modifie le cycle d'études au séminaire Saint-Irénée mais il dote aussi l'établissement d'un manuel, la Théologie de Lyon, qui se présente comme une somme des connaissances théologiques nécessaires aux futurs desservants. Il publie d'autre part un Catéchisme (1767) plusieurs fois réédité qu'il veut accessible à un public large et que les curés adoptent rapidement. Gutton (J.-P.), (sld), Les Lyonnais dans l'Histoire, op. cit., p. 307.

828.

() Hoffmann (Ph.), «  Le rôle social des curés dans l'ancien diocèse de Lyon XVIème-XVIIIème siècles », Bulletin du Centre Pierre Léon, 1979, numéro 4, Centre P. Léon, pp. 1-20.

829.

() Arch. dép. Rhône, BP 3457, 30 juillet 1779.

830.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 4 octobre 1779.

831.

() Extraits du manuscrit de Christophe Sauvageon, prieur de Sennely, cité par Muchembled (R.), Société et mentalités dans la France moderne XVI°-XVIII° siècles, op. cit., p. 101.

832.

() Parmi les quelques exemples exhumés, on peut citer le cas du curé de la paroisse Saint-Paul, accusé d'avoir engrossé une jeune fille ou encore celui d'un clerc tonsuré qui fréquente avec assiduité les filles de joie. Arch. dép. Rhône, BP 3498, 19 février 1785 et BP 3507, 13 juin 1786.

833.

() Vernus (M.), Le presbytère et la chaumière, Curés et villageois dans l'ancienne France (XVIIème et XVIIIème siècles), Togirix, 1986, 270 pages, p. 20.

834.

() Le diocèse de Lyon fait peu appel aux diocèses extérieurs et se pourvoit à 80%. Jusqu'à la Révolution, le Forez reste la région qui fournit le plus de prêtres. Gutton, (J.-P.), Villages du Lyonnais sous la monarchie (XVème-XVIIIème siècles), P.U.L., 1978, 172 pages, p. 66.

835.

() Arch. dép. Rhône, BP 3457, 23 juillet 1779.

836.

() Arch. dép. Rhône, BP 3481, 26 juillet 1782.

837.

() Arch. dép. Rhône, BP 3521, 8 avril 1788.

838.

() Castan (N.), Justice et répresion en Languedoc au siècle des Lumières, op. cit., p. 41.

839.

() Dans la seconde moitié du siècle, les monastères masculins perdent 40% de leurs effectifs, les couvents féminins 30%. Trenard (L.), La Révolution française dans la région Rhône-Alpes, op. cit., p. 81. L'animosité croissante dont le clergé régulier est l'objet se manifeste par quantité de sarcasmes, de rumeurs ou d'anecdotes qu'on se plait à colporter. Ainsi Brissot in Mémoires, op. cit., pp. 118-119 : « Un jeune père (jésuite) avait fait un enfant à une fille qui vint se plaindre au recteur, et qui jetait des hauts cris. Le recteur l'écoute, cherche à la calmer, et lui promet qu'il va s'assurer du séducteur, vérifier l'accusation, et que s'il parvient à s'en convaincre, elle obtiendra tous les dédommagements qu'elle pourra désirer. ....le jeune père est appelé, on le réprimande, puis on se jette sur lui; on le lie et l'on en fait à l'instant un Abélard. Quand il est guéri, le recteur envoie chercher celle qui était venue lui demander vengeance; il l'injurie, la traite de menteuse, de calomniatrice, et offre de prouver à tous ceux qu'elle oserait tromper que le jésuite qu'elle accuse d'être son ravisseur est un eunuque ».

840.

() Gutton (A.-M.), Confrérie et dévotion sous l’Ancien Régime, Lyonnais Forez, Beaujolais, E.L.A.H., Lugd, 1993, 127 pages, pp. 35-54.

841.

() Venard (M.), Bonzon (A.), La religion dans la France moderne XVI°-XVIII° siècles, Hachette Supérieur, 1998, 189 pages, p. 22.

842.

() Caractéristique de ce désordre processionnel, la mésaventure arrivée à l'épouse d'un bourgeois, la femme Regard : pendant la procession des Rogations, elle est gravement insultée par une voisine qui lui reproche d'être « une bigote », une « escroqueuse », une « voleuse » puis lui souhaite « de rester aussi longtemps à l'agonie qu'elle lui a volé de sols et de liards ». Arch. dép. Rhône, BP 3471, 28 mai 1781. Si de telles injures, proférées en pleine cérémonie, entraînent la réprobation du public, outré par le scandale de ce comportement, elles témoignent cependant d'une certaine déprise de la religion, d'autant que ce type de scènes a tendance à se multiplier comme le montrent de nombreux exemples d'archives. (Voir aussi l'exemple déjà cité ci-dessus ).