4. Formes et modalités des accords.

Deux types d'accords voient le jour en cas d'accommodement à l'amiable.

Le premier, le plus simple, consiste en un engagement oral au cours duquel les deux adversaires déclarent leur intention de mettre un terme à leur rivalité. Si les archives judiciaires ont laissé peu de traces de ces réconciliations verbales, tout, cependant, laisse penser qu'il s'agit d'une pratique assez fréquente. Chacun reconnaît sa part de responsabilité dans le conflit qui l'oppose à son voisin et récuse les accusations qu'il a pu lui porter. Dans les classes populaires et artisanales, la réconciliation a lieu au cabaret. On lève son verre pour célébrer la paix retrouvée et on jure de ne plus se quereller. Ces promesses verbales engagent l'honneur des buveurs. Il ne saurait être question d'y manquer sous peine de se voir discréditer par la communauté.

Il existe un autre type d'engagement - écrit celui-là - contresigné par les arbitres. Ainsi cette déclaration commune où les adversaires d'hier précisent qu'ils « se tiennent respectivement pour gens d'honneur et de probité, qu'ils sont fâchés des propos qu'ils ont pu se tenir dans la vivacité » et promettent solennellement qu'à l'avenir ils s'abstiendront de tenir des propos désobligeants ( 843 ). Ces engagements écrits font suite à un accommodement préalable que le médiateur a rendu possible grâce à son entremise. Ils débouchent souvent sur un désistement de plainte. Dans ce cas, le plaignant qui a déjà saisi les tribunaux se rétracte et accepte de retirer sa plainte. Les nombreux exemples fournis par les archives montrent que ce type de pratique est fréquent. On semble toujours préférer un arrangement à l'amiable à une décision de justice, contraignante et lourde de conséquences. C'est ce qui ressort d'une déclaration commune faite et contresignée par plusieurs brodeuses. Ces dernières ont été prises à partie et maltraitées par deux ouvriers en soie. Dans un premier mouvement, elles décident de porter plainte. Mais elles se rétractent bientôt parce que, disent-elles « elles sont ennemies de toutes difficultés et procès ». C'est pourquoi, « elles se désistent purement et simplement de toute plainte, action en dommages et intérêts et prétention quelconque à raison de la rixe arrivée le jour d'hyer et qui forme le sujet de la détention actuelle desdits Ruby et Rocher....(et elles) consentent qu'ils soient mis en liberté » ( 844 ). Que ces engagements écrits annoncent ou non un désistement de plainte, ils se font plus rares dans les archives judiciaires de la Sénéchaussée criminelle au fur et à mesure que l'on s'approche de la Révolution. Dans les dernières années de l'Ancien Régime, il semble qu'on préfère passer un acte par-devant notaire comme si les engagements pris devant cet officier public revêtaient une force plus grande. Cette tendance va de pair avec le déclin des médiateurs traditionnels : les curés et les notables. Elle doit sans doute aussi être mise en parallèle avec le renforcement de l'appareil judiciaire d'Etat.

L'examen du contenu des accords révèle un certain nombre de dispositions destinées à réparer moralement ou matériellement les préjudices subis. Toute la difficulté de l'arbitre-négociateur consiste à trouver un compromis acceptable, de manière à ce que l’on s’abstienne de recourir à la justice. De nombreuses tractations échouent en raison de l'intransigeance d’une des parties. L'affaire devient plus délicate encore quand les adversaires campent sur leurs positions et refusent tout compromis. D'aucuns, cependant, savent se montrer plus conciliants en s'attribuant une partie des torts. C'est, bien sûr, la seule façon de parvenir à un arrangement à l'amiable.

La réparation morale ou réparation d’honneur figure dans 15% des accommodements environ. Elle accompagne, en règle générale, les conflits où l'intégrité morale d'un individu a été mise à mal : injures, calomnies, atteinte à l'honorabilité d'un tiers composent une série d'offenses dont on mesurera ailleurs combien elles étaient graves et prises au sérieux ( 845 ). Pour laver l'affront et restaurer la dignité de l'offensé, la réparation doit être connue de tous. C'est pourquoi la rétractation a toujours lieu devant des témoins ou devant un notaire. Elle donne lieu à une déclaration écrite dans laquelle le(s) fautif(s) reconnait(ssent) l'honorabilité de l'adversaire à l'instar de Michel Paclet, un charpentier, qui voit dans l'ennemi d'hier « un brave garçon qui vit fort honnêtement » ( 846 ). Dans une certaine mesure, on retrouve là les modalités habituelles qui ont cours dans la justice officielle ( 847 ). Les juges n’exigent-ils pas de l’offenseur qu’il s’excuse publiquement et qu’il reconnaisse par écrit l ’honneur et la probité de la victime ? Au fond, pour l’offensé, que la déclaration soit ordonnée par un tribunal ou qu’elle ait pour origine un arrangement à l’amiable, importe peu. L’essentiel demeure la réhabilitation publique qui le lave de tout soupçon et lui permet d’échapper au discrédit social ( 848 ).

Les réparations matérielles - ou financières - sont beaucoup plus nombreuses que les précédentes et figurent dans près de 85% des accords qui ont été exhumés. Elles s'appliquent à toutes les rixes, agressions, grossesses illégitimes, atteintes diverses qui ont causé un tort - physique ou moral - à un quidam. Pour cette raison, elles sont l'objet de tractations destinées à dédommager la victime. Dans l'esprit des médiateurs, il s'agit de réparer les préjudices subis en versant une indemnité compensatoire. Le calcul des dommages et intérêts est fixé après négociation. Son montant varie selon le degré de gravité de l'infraction. Dans les archives judiciaires, la plus forte indemnité réparatrice retrouvée et stipulée par un accord s'élève à 256 livres. Elle résulte d'un arrangement à l'amiable passé entre un couple nouvellement uni et plusieurs femmes du quartier. Ces dernières, par hostilité aux nouveaux époux, ont déclenché un violent charivari qui s'est soldé par la naissance prématurée puis par la mort de l'enfant que portait la jeune femme. Le montant de la réparation est proportionné aux souffrances et aux dommages éprouvés : outre le décès du bébé et le traumatisme de l'épouse, s'ajoutent en effet le préjudice moral et l'affront ressentis par le couple. D'où l'importance de la somme (256 livres) que les responsables du drame s'engagent à payer collectivement quand le mari aura abandonné ses démarches judiciaires ( 849 ). Dans une autre affaire, un maître cordonnier, Jacques Gouffreteau, perçoit, en guise d'accommodement et au nom de sa fille, 120 livres. Cette indemnité compensatoire, relativement élevée, se justifie, là encore, par la gravité des faits : la jeune fille, victime de la brutalité de deux hommes, a failli perdre la vie. La somme versée servira à gommer les séquelles de l'agression et à couvrir les frais qui ont été engagés pour soigner l’adolescente ( 850 ). A côté de ces réparations financières importantes, il existe, bien sûr, d'autres indemnités au montant moindre. C'est le cas de cet accommodement proposé par Paul Ricotier, un marchand de vin, dans lequel il propose à son adversaire la somme de deux louis. Il est vrai que le violent s'est « contenté » d'injurier, de souffleter et d’égratigner sa victime ( 851 ). Dans tous les exemples cités ci-dessus, les parties sont parvenues à s'entendre et à fixer le montant des réparations. Cette difficulté surmontée, il leur reste encore à préciser les modalités de paiement. Rarement en effet les sommes contenues dans les termes de l'accord sont payées comptant surtout, bien sûr, quand elles dépassent un certain niveau. De manière générale, le bénéficiaire accepte un délai pourvu que la moitié du montant, au moins, soit réglé en argent comptant. Si le débiteur est suffisamment inséré dans le tissu social et qu'il inspire confiance, il peut également proposer l'émission d'un billet ou d'une promesse. Seuls, les moins reconnus et les moins pourvus financièrement sont obligés de fournir une caution, à l'exemple de Jean-Claude Rossignol, un ouvrier en bas de soie, trop pauvre et trop isolé, pour être dispensé de verser un dépôt de garantie ( 852 ).

Véritable justice parallèle, la transaction a naturellement ses limites. Il suffit que l’une des parties ne respecte pas les termes de l’accord, que le litige revête un caractère de gravité particulier ou encore qu’il parvienne aux oreilles des autorités pour que l’arbitrage devienne impossible. Le contentieux échappe alors aux entremetteurs et échoit aux juges des tribunaux. Si cette tendance se renforce au cours du siècle, c’est parce que l’unité de la collectivité se distend progressivement tandis que la justice du roi s’impose partout. A la veille de la Révolution cependant, la puissance de la médiation reste encore vivace. Elle témoigne d’un ordre communautaire avec lequel le voisin doit compter, qu’il le protège ou qu’il s’impose à lui.

Notes
843.

() Arch. dép. Rhône, 10 G 3781, 2 juillet 1783.

844.

() Arch. dép. Rhône, BP 3475, 8 octobre 1781.

845.

() Voir troisième partie, chapitre 1, pp. 379 et suivantes.

846.

() Arch. dép. Rhône, BP 3516, 9 juin 1787.

847.

() Sur le côté spectaculaire de la justice et la mise en scène des exécutions publiques, voir Muchembled (R.), Le temps des supplices. De l’obéissance sous les rois absolus, XVème-XVIIIème siècle, A. Colin, 1992, pp. 81-125.

848.

() Voir troisième partie, chapitre 1,A, 1.

849.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 19 mai 1779.

850.

() Arch. dép. Rhône, BP 3436, 4 février 1777.

851.

() Arch. dép. Rhône, BP 3481, 27 juillet 1782.

852.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 4 mars 1779.