1. Garantir la morale commune.

De tous les comportements répréhensibles, le plus scandaleux est celui qui rompt délibérément avec la morale sexuelle parce qu'il détruit les fondements de l'ordre familial. Or, celui-ci est basé sur la subordination de la femme à l'homme ( 854 ). Il implique notamment que l'épouse élève ses enfants, qu'elle s'occupe du foyer, et qu'elle reste fidèle à son mari. Quant aux jeunes filles, elles doivent adopter une conduite vertueuse et s’abstenir de tout écart. Elles peuvent compter sur le contrôle pointilleux des parents, qu’inquiètent toujours la réputation de leur enfant et une éventuelle mésalliance ( 855 ). La justice, d'ailleurs, consacre l'autorité des parents sur les enfants puisque jusqu'aux 25 ans des filles et 30 ans des garçons, la famille a tout pouvoir pour s'opposer à un mariage qu'elle juge déraisonnable. Généralement, la surveillance des jeunes filles mobilise toute l'énergie parentale, en particulier celle de la mère de famille. Celle-ci craint pour la vertu de son enfant et pourchasse sans faiblesse les coureurs en tout genre. L'inquiétude majeure reste celle de la séduction d'une personne mineure, lorsqu’une jeune femme, égarée par les promesses d'un beau parleur, quitte le logis familial ( 856 ). Ces « rapts », pour reprendre la terminologie de l'Ancien Régime, donnent toujours lieu à des plaintes dans lesquelles s'expriment à la fois le désarroi et la honte d'une famille ou d'une mère, éclaboussée par le déshonneur après une telle incartade. Telle est, en l'occurrence, la teneur d'une procédure engagée par une aubergiste. Dans sa plainte, elle explique qu'elle est mère de cinq enfants. Malgré la médiocrité de sa fortune, elle est parvenue à « procurer à chacun un état et un établissement avantageux ». Sa fille Françoise, placée comme apprentie chez une marchande brodeuse, a toujours fait preuve d'une « conduite très régulière et a travaillé avec profit ». Hélas, un séducteur a eu raison de sa sagesse. « C'est avec autant d'étonnement que de regrets que la plaignante a appris il y a quelques jours que sa fille s'était évadée furtivement du domicile....(de sa maîtresse) et qu'un ravisseur perfide la lui avait enlevée ». La plainte se conclut par ces mots : « ....il est bien malheureux pour une mère et une famille honnête d'être obligée....de dévoiler aux yeux du public sa turpitude ou sa faiblesse mais le devoir maternel, la tendresse....l'honneur sont des motifs trop puissants ». Aussi, à défaut d'avoir pu sauvegarder la réputation de sa fille, la mère de famille en appelle à la justice pour qu'elle la réhabilite, elle requèrante, ainsi que ses autres enfants. Quant à la jeune fugueuse, elle sera retrouvée quelques jours plus tard et conduite sans ménagement au couvent des Dames Bernardines pour que cesse le scandale ( 857 ).

La surveillance des jeunes filles n'est pas le fait des seules familles. La communauté de voisinage y participe également et se manifeste, le cas échéant, lorsque le laxisme des parents est devenu trop apparent. C'est que les enfants appartiennent aussi au quartier. Ils y grandissent, s'y forgent une personnalité sous le regard attentif des habitants qui contrôlent leurs agissements. Parfois, inquiète pour la vertu de ses rejetons, la population d'un quartier effectue une démarche collective auprès des autorités pour dénoncer la présence dans le voisinage de mauvais lieux ou d'établissements indésirables ( 858 ).Le mauvais exemple, en effet, fait peur parce qu'il menace toujours l'unité des familles. Afin de prévenir toute insinuation déshonorante, les jeunes filles doivent avoir un comportement sans ambiguïté. La perspicacité du voisinage a tôt fait de séparer les « bonnes » et les « mauvaises » filles, certains gestes, certaines attitudes ne trompant pas. Cette surveillance pointilleuse oblige les jeunes filles à rester sur le qui-vive et à pourchasser sans relâche les ragots désavantageux qui circulent. Leur susceptibilité est d'autant plus grande qu'il en va de leur établissement futur. D'où des réactions de défense très violentes, destinées à affirmer ou à préserver une honorabilité menacée. Une journalière, poursuivie pour voies de fait et menaces de mort à l'encontre d'une jeune brodeuse, justifie son agressivité auprès du tribunal de la Sénéchaussée en ces termes :  « On lui a dit que....(la fille brodeuse) tenait des mauvais propos sur elle, sur ce qu'elle voulait épouser son frère et serait ainsi le déshonneur de sa famille ». La brutalité de la riposte, l'intimidation dont elle s'est rendue coupable est, à ses yeux, parfaitement légitime puisqu'à défaut, âgée de près de quarante ans mais encore célibataire, elle verrait s'évanouir toute possibilité de mariage ( 859 )

Toutes les femmes ne se plient pas aux règles strictes et contraignantes de la morale collective. Echappent notamment à cette norme sociale exigeante, celles qu'on taxe de « débauchées » ainsi que les filles réputées « publiques et communes à tous », autrement dit les prostituées. Ces dernières, comme le laissent supposer certains témoignages littéraires, semblent nombreuses à exercer en ville ( 860 ). Toutefois, leur nombre est impossible à évaluer. D'abord parce que la prostitution est une activité illégale, sanctionnée par les lois du royaume et par le Consulat qui prohibe les lupanars et interdit aux logeurs d'héberger des femmes de mauvaises vie. Ensuite parce que la plupart des filles vendent leurs charmes de façon intermittente : elles « font le métier » pour survivre, comme le feront au siècle suivant de nombreuses ouvrières parisiennes, tout en poursuivant parallèlement leur activité professionnelle ( 861 ). Enfin en raison de la variation des effectifs, tant il est vrai qu'en période de difficulté économique, quand le travail féminin est encore un peu plus déprécié, il y a recrudescence de la prostitution.

En dépit des positions officielles et moralisatrices, nombreux sont ceux qui voient dans la prostitution un « mal nécessaire » ( 862 ). Néanmoins, une part croissante de philosophes et d'écrivains s'émeuvent devant le désarroi moral et le sort tragique réservé aux filles. Mercier est choqué par la dureté de la répression policière( 863 ). Rétif de la Bretonne dénonce les conditions de vie atroces des prostituées parisiennes et projette, pour les améliorer, la création d'établissements publics, les Parthénions, tenus et organisés par l'Etat ( 864 ) Mirabeau se déclare stupéfait par la misère de certaines adolescentes, prêtes à vendre leur corps contre un bout de pain ( 865 ). Tous soulignent le côté sordide de la prostitution. Et de fait, la situation des « femmes vulgivagues », comme les nomment Mercier et Sade, est loin d'être enviable bien que toutes ne partagent pas le même sort( 866 ). A Lyon, les moins mal loties, si tant est qu'on puisse s'exprimer ainsi, sont incontestablement les femmes entretenues. On les retrouve dans le sillage des hommes aisés - les nobles, les négociants, les magistrats - rivalisant de discrétion et de pudeur, aux dires de Grimod de la Reynière : « elles rendent hommage aux moeurs, écrit-t-il, soit en se cachant sous le voile de la plus profonde obscurité, soit en tâchant de se faire prendre pour les épouses de ceux dont elles ne sont que les concubines » ( 867 ). A côté de ces courtisanes dont l'existence reste mal connue, d'autres filles exercent dans des établissements spécialisés. En 1757, P. Laurès évoque plusieurs « académies de galanterie » tenues par des « directrices où se retrouve la jeunesse dorée de la cité, avec la bienveillance du « fourrier de la ville «  ou des « sergents de guet » ( 868 ). Le peintre Mannlich exprime son indignation devant la hardiesse des rabatteurs qui « accrochent » les passants dans la rue et les orientent vers les lupanars ( 869 ). Les archives judiciaires, elles aussi, se font l'écho d'une prostitution organisée et encadrée par des « matrones » ou, plus rarement, par des proxénètes masculins. D'ordinaire, il s'agit d'hommes ou de femmes sans scrupules qui camouflent leurs activités illicites en exerçant une profession officielle et reconnue. François Lauradoux, par exemple, est marchand de vin et possède un cabaret rue Tavernier ( 870 ). Augustin Gaigol et son épouse exercent comme aubergistes rue Ecorcheboeuf ( 871 ). La femme Guigonnand tient une boulangerie. Au-dessus de sa boutique, elle dispose d'une chambre dans laquelle elle fait travailler les dénommées Sophie et Marion dit Pot-au-Lait ( 872 ). Tous ont transformé leur immeuble de résidence en lupanars sans que l'on sache cependant le type d'arrangement qu'ils ont conclu avec les filles. Reversent-elles partie ou totalité de l'argent gagné ? Sont-elles logées ou nourries gratuitement ? Quel tarif pratiquent-elles ? Les documents ne le précisent pas. Et pour cause. La prostitution reste une activité illégale et inavouable. Dans leur interrogatoire, les prostituées cherchent avant tout à se disculper et livrent très peu de renseignements. Ce qui est vrai, du reste, pour les filles exerçant dans des établissements spécialisés l'est aussi pour celles qui travaillent seules et sans protection. Car ces dernières sont nombreuses à monnayer leurs charmes dans la cité lyonnaise. Leur présence est attestée le long des grands axes de communication - les rues Mercière, Longue, Saint-Jean, Saint-Georges - sur les places - Bellecour, des Terreaux, de la Trinité, des Cordeliers, du Change - dans les quartiers populaires de la presqu'île et de la rive droite de la Saône, le long des berges du Rhône et de la rivière, vers les travaux Perrache ou encore aux abords des routes qui commandent l'accès aux portes de la ville. Au gré des dénonciations et des descentes de police, s'esquisse une sociologie de la clientèle des prostituées dont les archives judiciaires se font l'écho. Fleury Piegey, 23 ans, est compagon teinturier; Claude Brossette, 50 ans, marchand de chevaux, Jean René Ferricol, 21 ans, teinturier; Jean-Baptiste Laroche, 33 ans ébéniste; Jacques Voulpé travaille comme jardinier; Philibert Jacquete n'a pas encore achevé ses études de droit; Etienne Planchet exerce la profession de commis auprès d'un négociant ( 873 ). La liste est nombreuse qui voit se cotôyer des hommes de tous âges, venus des milieux sociaux les plus divers. Les « raccrocheuses » les aguichent d'un geste de la main et les conduisent dans leur chambre, à l'instar de la fille Telier qui « fait des marchés à sa porte à toute heure de la nuit » ( 874 ). Chez certaines filles, la prostitution revêt un aspect plus sordide encore : seules et sans ressources, au gré des rencontres, elles se livrent au premier venu derrière la cage d'un escalier ou dans l'allée d'un immeuble ainsi que le raconte Pierrette Blin : « elle a abordé un particulier, avoue-t-elle, à l'angle de la rue Saint-Dominique, du côté de la rue Ecorcheboeuf....l'a emmené dans une allée voisine....(et là) il a joui d'elle » ( 875 ). D'autres encore déambulent le long des rives de la Saône ou sous les arches du pont de Pierre, en quête d'affaneurs, de colporteurs ou de voituriers. « Il s'est aperçu, raconte François Lafai syndic des affaneurs à la douane de Saint-Antoine, que la fille Riguet paraissait très familière avec plusieurs manoeuvres de la douane....elle passait et repassait pour agacer les manoeuvres. Il la vit une fois cachée derrière des ballots et badinant assez indécemment avec plusieurs manoeuvres.... » ( 876 ).

La prostitution, surtout quand elle s’affiche au grand jour, suscite l'interrogation des contemporains. On se demande comment et pourquoi ces femmes en sont arrivées là. Pusieurs types d'explications sont avancés. Les philosophes et les moralistes mettent en cause la corruption des moeurs urbaines en les opposant à la morale, supposée pure, des ruraux. Sont célébrés notamment les gens des montagnes, à la vie saine et vertueuse ( 877 ). Ne représentent-ils pas l’exact opposé des citadins, happés par l'esprit de jouissance et par la licence qui règnent dans les agglomérations ? Comme le dit Mercier et avec lui un grand nombre d'auteurs du XVIIIème siècle : « Tout le mal vient de la ville » ( 878 ). A ce discours simplificateur qui voit dans la prostitution les effets du déclin de la morale traditionnelle restée en vigeur dans les campagnes, peut se joindre celui des tenants de la toute puissance paternelle. Pour ces derniers, la dégénérescence des moeurs, la luxure, la débauche et l'augmention des naissances illégitimes sont directement imputables à la perte d'autorité du père de famille. On retrouve parfois ce type d’argumentation dans la bouche d'un plaignant ou d'un témoin, convoqué pour déposer ou pour confondre une fille publique. Ainsi, dans une affaire datée de 1776, une adolescente est poursuivie par la justice après avoir été dénoncée comme prostituée. Jean-Baptiste Terrasse, un témoin à charge, met directement en cause le père qu'il juge trop laxiste dans sa façon d'éduquer ses filles : « il s'est aperçu, explique-t-il, qu'il ne veillait pas bien sur la conduite de ses deux filles, qu'il le soupçonnait même de n'être pas fort délicat sur leur réputation, que les raisons qu'il a d'en juger de même sont que dans le voisinage il y avait un lieu de débauche et que sa fille ainée y servait de servante et qu'un jour que des militaires montaient dans ce mauvais lieu la cadette....disait au bas de l'escallier Messieurs voulez-vous m'engagez » ( 879 ). Si la défaillance de l'autorité paternelle peut, certes, porter préjudice au bon développement des enfants, il semble que ce soit plutôt la dislocation familiale ou l'absence des parents qui précipite certaines jeunes filles dans la prostitution. Les travaux de R. Bonnefoi, S. Adamo et E. Prost ont montré en effet que les prostituées étaient principalement des personnes jeunes, exerçant une activité autonome et en rupture de dépendance vis-à-vis de leur famille ( 880 ). Dans les grandes lignes, l'examen des procédures judiciaires confirme ces analyses.

Graphique 19.
Graphique 19.
Graphique 20. La profession déclarée des prostituées. Etude de 29 cas.
Graphique 20. La profession déclarée des prostituées. Etude de 29 cas.

Le cas le plus courant reste celui de la jeune fille venue travailler à Lyon mais qu'un homme a séduite et abandonnée. De nombreuses déclarations de grossesse narrent ce genre de mésaventure et cherchent à faire partager au galant la charge de l'enfant à naître. A défaut, la mère célibataire ne risque -t-elle pas de perdre son travail, son domicile puis de déchoir définitivement ? Dans certaines procédures – celle qui concerne la dénommée Marie Carle par exemple - s'exprime le désarroi de celles qui sont « sur le point d'accoucher » mais qui se retrouvent seules après qu’un homme leur ait promis le mariage. Toute l'habilité du séducteur consiste à accuser la fille d'être une « prostituée notoire » en faisant comparaître des témoins qui reconnaissent « avoir joui d'elle » Il espère, de la sorte, n’encourir aucune peine pour « mauvais commerce » et ne payer ni dommages ni intérêts ( 881 ).

Au cours du siècle, un nouveau discours se développe ( 882 ). Il considère la prostitution comme un « mal social » qui trouve son origine dans la pauvreté et le chômage ( 883 ). De fait, les prostituées ne se se recrutent-elles pas en priorité parmi les femmes aux métiers précaires dont on sait qu'ils sont les premiers touchés en temps de crise ? Quelques interrogatoires évoquent la situation de ces indigentes que la faim ou le désir de faire un bon repas pousse dans les bras du premier venu : « ....étant allée....chez sa soeur, explique une adolescente de quinze ans, elle rencontra à son retour une jeune fille avec laquelle elle s'arrêta.... . ....(cette dernière lui dit) de venir avec elle....qu'elle la régalerait bien....; ....flattée de la proposition d'être régalée....elle suivit aveuglément (ladite fille)....qui la conduisit d'abord jusque sur la Place de Louis-le-Grand où elles se promenèrent ensemble....ensuite sur le chemin Saint-Clair et hors la ville dans la première auberge en sortant ….où elles rencontrèrent des hommes » ( 884 ).

En dépit d'une réflexion sur la prostitution qui se veut de plus en plus humaine, la législation ne varie guère. Elle s'inspire toujours de la déclaration royale de 1713 que les ordonnances consulaires reprennent dans leurs grandes lignes ( 885 ). De leur côté, les juristes se montrent aussi sévères que par le passé et ne reconnaissent aucune circonstance atténuante à la prostitution( 886 ). Est-ce à dire pour autant que la lutte contre les filles de « mauvaise vie » se situe à la hauteur du dispositif voulu par Louis XIV ? Brackenhoffer semble le penser ( 887 ). En réalité, il semble bien que les autorités manifestent assez peu d'empressement à poursuivre les délinquantes en dépit des déclarations de Brackenhoffer ( 888 ). Le nombre de pensionnaires enfermées aux Recluses - cette maison de force qui incarcère les filles de joie jusqu'à la Révolution - demeure d'ailleurs plutôt faible : il oscille entre quatre-vingts environ vers 1730 et une soixantaine en 1789 ( 889 ). Sans aller jusqu'à parler de « laxisme », on notera cependant l’absence de suivi dans la politique déployée par les autorités qui se limitent souvent à des actions au coup par coup. La compagnie du Guet n’arrête que les filles dont la conduite scandalise le public. Elle les défère devant le Lieutenant général de police qui prononce des amendes à leur encontre. Parfois, elle les remet au gouverneur ou au prévôt des marchands, seules personnalités à pouvoir ordonner l'enfermement des filles débauchées ( 890 ). A l'exemple de l'Hôpital Général de Paris, c'est d'abord l'hôpital de la Charité qui recueille les prostituées. Mais devant la mauvaise grâce persistante de l'établissement, un centre d'internement - en vérité, un lieu d'expiation - est fondé en 1630 : la maison des Recluses, sise à Bellecour. Par un traité de 1702, le Consulat, l'Hôtel-Dieu et la Charité s'engagent à contribuer aux frais de fonctionnement de l'institution. Jusqu’à la Révolution, elle abritera la grande majorité des prostituées ( 891 ).

Si l'internement temporaire reste le traitement classique de la débauche, il ne concerne que les filles : leurs clients ne sont jamais condamnés ni même arrêtés ( 892 ). Seuls échappent à cette règle les ecclésiastiques pour lesquels on dresse procès verbal lorsqu'ils sont pris en flagrant délit de débauche ( 893 ). C’est que, dans l'esprit de l'Eglise, il s'agit de montrer l'exemple en évitant de donner prise aux critiques acerbes des jansénistes ( 894 ). Cette disposition, cependant, reste unique. Globalement l'opinion publique se montre plutôt tolérante à l'égard de la prostitution et ne demande l’intervention des autorités que pour réprimer ses manifestations les plus voyantes ( 895 ). Attentif à la vox populi, le Consulat laisse la communauté des voisins fixer les limites de l’acceptable. C’est elle qui, d’ordinaire, s’érige en gardienne de la moralité et décide de la conduite à suivre. Gare, cependant, à la débauchée ou à la prostituée qui outrepasse les bornes. Elle risque d'être livrée à la justice et de devoir répondre de son inconduite. Pour simplifier, deux raisons principales irritent le voisinage et suscite sa réprobation : ce sont, d'abord, les liens qu'une prostituée peut entretenir avec des « hommes sans aveu »; ce sont ensuite les esclandres et les scandales divers qui suivent souvent l'arrivée d'une fille de joie dans une maison.

Dans le premier cas, les habitants redoutent surtout l'installation, dans le sillage des prostituées, de malfaiteurs en tous genres : de nombreux voleurs, déserteurs et marginaux accompagnent les femmes de mauvaise vie et vivent à leur crochet. Ils se livrent à de nombreux trafics illicites, à l'instar du dénommé Goeffon, un « mauvais sujet », connu pour habiter avec une fille et pour recéler des vêtements volés ( 896 ). Comment les locataires pourraient-ils vivre en sécurité, leurs biens se trouver en sûreté quand ils doivent cohabiter avec de tels voisins ? Mieux vaut s’en séparer le plus vite possible.

Le second motif qui incite le voisinage à faire chasser une prostituée du quartier, ce sont les allées et venues perpétuelles, le tapage nocturne ou les rixes déclenchées par des « polissons » et les « débauchés ». Nombreux sont les hommes qui rejoignent les filles de joie à la nuit tombée, quand la journée de travail est achevée. Avec, ou non, la complicité des cabaretiers - leur bâtiment situé au rez-de-chaussée possède toujours une porte qui donne sur l'allée ou sur les étages - ils accèdent sans difficulté aux appartements des jeunes femmes. Certes, pour éviter ces ballets clandestins et assurer la tranquillité des habitants, le locataire principal veille en principe à ce que la porte d'entrée de l'immeuble soit fermée aux heures imposées par les autorités ( 897 ). Cette disposition, cependant, se révèle souvent inefficace car nombreux sont ceux qui parviennent à crocheter la porte du corridor : « il y aura quinze jours dimanche, dépose Guillaume Drouet marchand miroitier,....il ouit dire que le sieur Planchet et un autre particulier....s'étaient servis d'un fil de fer....recourbé pour aller voir une fille....qui était dans la maison et ce en crochetant la porte d'entrée d'icelle » ( 898 ). Si les hommes mariés, amateurs de prostituées se montrent généralement discrets, il en va bien différemment des plus jeunes qui se déplacent en bande, provoquent ou intimident les locataires des maisons. « Depuis que la nommée Marguerite et la nommée Rendu demeurent dans la même maison, raconte un compagnon, les voisins ne cessent d'être attaqués et insultés par des particuliers inconnus qui vont et viennent chez ces filles pendant la nuit » ( 899 ). En pareil cas, il est bien rare que la communauté des habitants ne réagisse pas. Les uns surveillent les allées et venues des individus suspects. Les autres, plus téméraires, font fonction de gardiens de l'ordre et interdisent aux personnes étrangères à l'immeuble d’accéder aux chambres des prostituées. Avec violence parfois. Ainsi Claude Desclat, un maître guimpier de la rue Mercière qui s'oppose avec quatre de ses ouvriers aux incursions nocturnes de jeunes libertins. « Mercredi de la semaine dernière, raconte un témoin,....étant dans son lit....il entendit (le sieur Desclat)....dire à un particulier qu'il rencontra dans l'escalier Où vas-tu bougre que ledit particulier ayant répondu qu'il n'allait pas chez lui ledit Desclat répliqua Reste là B....il me prend l'envie de te faire rouler l'escalier, qu'ensuite de ces propos lui qui dépose ayant entendu crier...., il se leva pour voir ce dont il était question alors il vit descendre quatre....ouvriers dudit Desclat ayant des cannes et des bâtons à la main lesquels maltraitèrent un particulier notamment Desclat qui lui porta un violent coup....sur le visage dont il fut grièvement blessé. Ajoutant le déposant que très souvent les voisins ont été insultés....par des particuliers qui vont nuitamment chez une fille qui demeure au troisième étage » ( 900 ).

Les interventions du voisinage ne prennent pas toutes un tour aussi brutal. Il en existe d’autres, moins véhémentes mais tout aussi efficaces. Lorsque la présence des prostituées est devenue source de scandales et de désordres permanents, la communauté entreprend une démarche collective. Elle rédige une sorte de « pétition » contresignée par toutes les personnalités du quartier - les notables, le curé, les officiers pennons - qu'elle adresse aux responsables de l'ordre public. Le but poursuivi est simple : il s'agit de mettre un terme aux agissements de ces femmes qui menacent l'ordre et la sécurité communautaires. La solution proposée ne varie guère. Les voisins exigent des autorités qu’elles chassent la délinquante ou qu’elles la fassent enfermer. C’est à ce prix seulement, pense-t-on, que le calme et la sérénité antérieurs pourront revenir. « ....la femme Gugonnand, lit-on dans une lettre adressée au lieutenant général de police, boulangère rue Juiverie....sous-loue des chambres....dans la maison de Goyffieu rue Juiverie à des personnes suspectes et à des femmes de mauvaise vie faisant beaucoup de bruit et de tracasseries avec les voisins qui s'en plaignent journellement. ..... Nous avons fait deux fois notre rapport à Monsieur le Commandant pour faires vider les chambres garnies.... Depuis quelques jours il y a encore dans ces chambres....une fille sortant de prison chez laquelle on a arrêté un voleur et trouvé des effets volés ». Aussi le voisinage renouvelle-t-il sa demande d'expulsion des filles ainsi que l'enfermement de la dénommée Marion «dans une maison de force» ( 901 ). De telles requêtes sont instructives en ce qu'elles procèdent d'une démarche collective. Elle soulignent la cohésion et la solidarité du groupe qui exclut toute personne rebelle à sa morale et à son mode d'existence. Elles témoignent aussi de la volonté tenace du voisinage qui, prenant le relais de la justice officielle, affirme ainsi son droit de contrôler le territoire sur lequel il vit.

Notes
854.

() Le rituel de la vie quotidienne sanctionne parfois cette domination maritale. Ainsi, par exemple dans l'Ain, quelques années après la Révolution, les femmes n'ont toujours pas accès à la table familiale; celles du Jura s'asseoient rarement avec des hommes et jamais avec des étrangers; les femmes de Saint-Romain-en Gal vouvoyent leur mari et l'appellent « notre maître » etc....Shorter (E.), Naissance de la famille moderne, Seuil, 1977, 379 pages, pp. 76-77. Si le statut féminin est incontestablement inférieur à celui des hommes, il est nécessaire cependant de nuancer ces informations. De fait, elles émanent de bourgeois ou de voyageurs étrangers qui se sont intéressés aux moeurs paysannes au début du XIXème siècle. Leurs appréciations ont tendance à exagérer la distance entre les coutumes rurales - qu'on décrit comme étant proches de la barbarie - et les comportements urbains censés être plus sophistiqués. Quoi qu'il en soit, les attitudes mysogines évoquées ci-dessus ne coïncident pas avec celles de la cité lyonnaise sans doute parce qu'à Lyon la morale des relations domestiques est beaucoup plus souple.

855.

() Ripa (Y.), Les femmes, actrices de l'histoire, France 1789-1945, Sedes, 1999, 191 pages, p.12.

856.

() « Depuis quelques mois, déplore la dame veuve Vincent,….elle a installé une de ses filles âgée de 18 ans chez….(une) marchande de modes pour y apprendre ce genre de commerce en tant qu’apprentisse…. Elle a appris….qu’elle avait été enlevée par le sieur Louis Laroche….qui, après l’avoir flattée par des promesses de l’épouser et après l’avoir mis dans un fiacre, l’avait conduite à la barquette de Vienne….d’où ils sont partis en annonçant qu’ils allaient à Orange », Arch. dép. Rhône, BP 3537, 9 décembre 1790.

857.

() Arch. dép. Rhône, BP 3482, 29 octobre 1782.

858.

() Ainsi, le 18 mai 1780, un réquisitoire en plainte du Procureur du Roi s'émeut de ce que les dimanches et les jours de fête, des assemblées dansantes, organisées par un dénommé Dalphin, cordonnier et violoniste, réunissent de jeunes personnes des deux sexes. « Des jeunes filles, prétend-on, ont été sollicitées à livrer leur honneur....Les pères et mères de famille....ne peuvent plus être les maîtres de leurs enfants et se sont plaint de l'indécence de ces assemblées ». Arch. dép. Rhône, BP 3464, 18 mai 1780.

859.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 3 septembre 1779.

860.

() Dans son Journal, op. cit., p.103, Ménétra écrit : « un soir me promenant seul sur la place Bellecourt je cherchais bonne aventure. Je rencontrai une femme d’un certain âge mais très fraîche. Je lui demandai si elle désirait que je l’accompagne jusque chez elle. Elle accepta ma proposition » On peut aussi rappeler les propos de J.-J. Rousseau évoquant Lyon : « ….j’ai toujours regardé cette ville comme celle de l’Europe où règne la plus affreuse corruption », Les Confessions, op. cit., p. 257.

861.

() Constatation identique à Reims à la même époque : le soir venu , les jeunes ouvrières se prostituent pour améliorer leur salaire. Cette activité complémentaire est désignée par l’expression « faire son cinquième quart de journée ». voir G. Chaussinand-Nogaret in Duby (G.), (Sld), Histoire de la France urbaine, op. cit., p. 584.

862.

() « Les filles publiques sont un mal nécessaire » écrit J.-F. Fournel in Traité de la séduction considérée dans l'ordre judiciaire, Paris, 1781, 487 pages, p. 418. Il reprend en fait l'argumentation de Saint Augustin lorsqu'il écrit: « Supprime les prostituées, les passions bouleverseront le monde » cité par Grimmer (C.), La femme et le bâtard, Amours illégitimes et secrètes dans l'ancienne France, Presses de la Renaissance, 1983, 280 pages, p. 49. Mêmes arguments aussi chez Montaigne : « Ôter les bordels publics, c'est non seulement épandre partout la paillardise qui était assignée à ce lieu-là, mais encore aiguillonner les habitants à ce vice par la malaisance » in Montaigne (M. de), Essais, Aeléa, 1192, 866 pages, p. 449.

863.

() Mercier , op. cit., p. 127.

864.

() Rétif de la Bretonne (N.), Le Pornographe ou Idées d’un honnête homme sur un projet de règlement pour les prostituées, propres à prévenir les malheurs qui occasionnent le publicisme des femmes, Londres, 1776, XII-492 pages. 

865.

() « Je ne connaissais pas encore cette espèce que l'on nomme raccrocheuses et qui le soir, dépouillées jusqu'à la ceinture, provoquent les passants en étalant aux yeux du public une volumineuse paire de tétons....prostituant leurs faveurs pour un morceau de pain » Mirabeau (comte de), Le degré des âges du plaisir, cit. in Grimmer (C.), op. cit., p. 79.

866.

() Mercier, op. cit. p. 126; Sade (D.A.F.), La Philosophie dans le boudoir, Folio Classique, 312 pages, p. 220.

867.

() Grimod de la Reynière, op. cit., p. 9.

868.

() Laurès (P.), Supplément aux Lyonnais dignes de mémoire, Lyon, 1757, 56 pages, pp. 13-14 : « Il y a dans ce même temps à Lyon plusieurs académies de galanteries gouvernées par d’illustres femmes, qui en étaient les Directrices….C’est dans ces agréables endroits que la plus brillante jeunesse de l’un et de l’autre sexe venait se délasser ».

869.

() « Un chose me révolta, que je vis pour la première fois, à Lyon ; c’étaient des hommes qui vous accrochaient dans les rues pour vous proposer des filles dont ils vantaient impudemment les charmes et l’habileté. …. ; ….que, dans une ville de commerce, où quiconque a des bras, de la force ou de l’adresse trouve à gagner honnêtement son pain, il puisse y avoir des hommes assez lâches et dépravés pour faire cet exécrable métier, cela est révoltant ». Mannlich (Ch. de), cité in Maurepas (A.de), Brayard (F.), Les Français vus par eux-mêmes. Le XVIIIème siècle. Anthologie des mémorialistes du XVIIIème siècle, Laffont, 1996, 1392 pages, p. 547.

870.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 1 juin 1779.

871.

() Arch. dép. Rhône, BP 3536, 12 juillet 1790.

872.

() Arch. dép. Rhône, BP 3472, 11 juin 1781.

873.

() Arch. dép. Rhône, BP 3511, 30 novembre 1786; 3479, 9 mai 1782; 5 mars 1782.

874.

() Arch. dép. Rhône, BP 3481, 15 juillet 1782.

875.

() Arch. dép. Rhône, BP 3523, 18 juin 1788.

876.

() Arch. dép. Rhône, BP 3519, 16 novembre 1787..

877.

() Mercier (L. S.), op. cit. p. 261, écrit: « Ici, l’habitant des montagnes, avec un peu de travail s’approprie les richesses simples qui l’environnent ; il ne connaît pas ces convulsions de l’âme, qui enfantent les désirs trop vifs et les espérances trompées….Les vices honteux n’approchent pas sa cabane champêtre ; le lait de ses troupeaux semble garantir l’innocence de ses filles ; les forces de l’esprit semblent visiblement combinées avec celles de son corps. Il n’a point le feu du génie ; mais il n’est pas soumis à de viles erreurs ».

878.

() Mercier (L.S.), op. cit., p. 128. En latin : Omme malum ab urbe. Le refus de la ville et des perversions qu’elle est supposée favoriser revêt chez de nombreux auteurs un caractère ambigü. De fait, s’ils la condamnent, ils s’y sentent pourtant chez eux. Rousseau, par exemple, passe la moitié de sa vie à Paris. La cité exerce sur lui une certaine fascination même s’il ne l’avoue jamais. Sur ce thème, voir Stierle (K.), La capitale des signes. Paris et son discours, Maison des sciences de l’Homme, Paris, 2001, 630 pages, p. 67 et suivantes.

879.

() Arch. dép. Rhône, 11 G 301, 25 janvier 1776.

880.

()Bonnefoi (R.), Adamo (S.), Prost (E.), La délinquance féminine à Lyon, 1600-1791, mémoire de maîtrise sous la direction de F. Bayard, 1988, 2 volumes, 301 pages et annexes non paginées, pp. 212-216, Centre Pierre Léon.

881.

() Arch. dép. Rhône, BP 3511, 30 novembre 1786.

882.

() Benabou (E.M.), La prostitution et la police des moeurs au XVIIIème, Librairie Académique Perrin, 1987, 547 pages, p. 460.

883.

() Le début d'une lettre de Choiseul adressée aux recteurs de la Charité exprime bien le lien que désormais on établit entre la misère, le chômage et la prostitution : « estant informé combien la cessation du travail de plusieurs de vos manufactures a augmenté le nombre de ces malheureuses prostituantes et coureuses de profession dans notre ville.... » cité par Gutton (J.-P.), in La société et les pauvres, op. cit., p. 102.

884.

() Arch. dép. Rhône, 11G 301, 25 janvier 1776.

885.

() Gutton (J.-P.), La société et les pauvres, op. cit., p. 101.

886.

() Benabou (E.-M.), op. cit. p. 445.

887.

() « Bien qu’auprès de quelques-uns, cette ville ait la réputation d’abonder en lupanars, cependant ceux-ci n’y sont nullement tolérés, car aussitôt qu’une courtisane ou une fille impure est signalée, on la punit. D’habitude, quand elles sont célibataires, on les conduit à la Charité, et on les contraint aux travaux forcés ou on leur inflige une pénitence corporelle, voire même on la fouette ; on les laisse là jusqu’à ce qu’on puisse constater chez elles la repentance et la contrition », Brackenhoffer (E.), op. cit., p. 224.

888.

() Gutton, La société et les pauvres, op. cit., p. 101. Dans son Traité de justice criminelle de France, op. cit., T.III, p. 273, M. Jousse le reconnaît expressément: "Nous avons en France plusieurs ordonnances qui imposent des peines contre les femmes et les filles prostituées qui vivent dans une débauche publique et scandaleuse; mais ces ordonnances ne s'observent pas à la rigueur, à cause du grand nombre de coupables qu'il faudrait punir. On se contente de faire des exemples de temps en temps et de punir celles qui sont les plus débauchées"

889.

() Gutton J.-P.), La société et les pauvres, op. cit., p.104, note 106.

890.

() Ibidem, p. 392.

891.

() Croze, Colly, Carle, Trillat, Deleage, Histoire de l'hôpital de la Charité de Lyon, Lyon, 1934, 440 pages, p. 279. Pour la nourriture de chaque pensionnaire, l'Hôtel-Dieu s'engage à fournir une demi-livre de boeuf par jour; la Charité deux livres de pain et une demi chopine de vin. Le traité est renouvelé en 1724 mais à la fin de l'Ancien Régime la Charité préfère verser une somme forfaitaire qui s'élève à 18 deniers par tête et par jour.

892.

() Benabou (E.M.), op. cit., p. 19.

893.

() Rioux (J.-P.), Sirinelli (J.-F.), op. cit., p. 102.

894.

() Grimmer (C.), op. cit., p. 111.

895.

() Cabourdin (G.), Viard (G.), op. cit., V° Sexualité, p. 296.

896.

() Arch. dép. Rhône, BP 3472, 11 juin 1781.

897.

() Cf. première partie, chapitre 1, B, a.

898.

() Arch. dép. Rhône, BP 3479, 5 mars 1782.

899.

() Arch. dép. Rhône, BP 3479, 10 mai 1782.

900.

() Arch. dép. Rhône, BP 3479, 9 mai 1782

901.

() Arch. dép. Rhône, BP 3472, 11 juin 1781.