4. Les ruptures de solidarité.

Si les plaintes et les dépositions permettent d'apprécier combien le voisinage pèse sur le quotidien, elles évoquent aussi les réticences, voire le refus de tous ceux qui s'abstiennent de s'engager ou de porter secours en cas de conflit entre voisins. Ce non-engagement est loin d'être marginal : il est le fait de 35% des témoins, convoqués par le tribunal de la Sénéchaussée criminelle. Interpréter cette attitude comme si elle était le signe d'une indifférence ou d'une désaffection à l'égard de la communauté serait, semble-t-il une erreur. Loin de se retrancher dans un égoïsme obstiné, les déposants connaissent en général les tenants et les aboutissements de chaque altercation. Les uns multiplient les détails sur la rixe dans laquelle ils ont refusé d’intervenir. Les autres établissent une chronologie rigoureuse des évènements. Seuls 9% d'entre eux disent « ne rien savoir » ou ne « rien avoir vu ». Parmi les témoignages, on retiendra tout particulièrement ceux qui éclairent la conduite du déposant, c'est-à-dire les dépositions où le témoin explique pourquoi il s'est abstenu de prêter main forte ou d'aider à séparer ses voisins. Plusieurs motifs sont invoqués qui cherchent à justifier ces ruptures de solidarité.

Tableau 32. Les motifs invoqués en cas de refus de solidarité. Etude de 885 cas

Peur devant la violence des adversaires

Refus de se compromettre ou d’intervenir dans les affaires d’autrui

Crainte de la justice ou des procès

Antipathie à l’égard d’un des adversaires


42%


31%


22%


5%

42% de ceux qui refusent d’intervenir quand deux voisins se querellent se disent effrayés par la brutalité des adversairs ou de certaines scènes. La peur de recevoir un mauvais coup ou de se trouver engagés dans une affaire pénible et violente les incite à rester prudemment en dehors de la dispute. « En allant accompagner sa fille, témoigne Pierre Gremand,....il entendit au secours on assassine mon mary; il accourut et vit 3 ou 4 particuliers qui maltraitaient le plaignant....Il voulut le secourir mais d'autres particuliers étant survenus....il se retira de peur d'être maltraité »( 950 ). La peur suscitée par une rixe violente est un sentiment qui émane surtout des dépositions féminines. Deux fois sur trois en effet, ce sont des femmes qui l'évoquent, justifiant ainsi leur absence ou leur défaut de solidarité. «  Dans l'après-midi, raconte l'épouse de Joseph Duvallet, elle était à la lavanderie commune....elle entendit la femme du plaignant crier au secours. Quand elle vit....le plaignant couché à terre avec du sang couler de ses bras, elle déposante se retira aussitôt....craignant qu'il arrive un évènement fâcheux » ( 951 ). Bien sûr, l'appréhension est encore plus vive lorsque les adversaires font usage d'une arme. Ainsi que le rapporte Jean-Claude Jacquet, témoin d'une rixe au sabre, dès qu'il « reconnut....qu'un morceau de chair du crâne pendait sur....(les) oreilles (de son voisin), il s'enfuit sans attendre » ( 952 ). Si la solidarité est un devoir, elle n'exclut ni n’interdit la prudence.

5% des déposants justifient leur refus de solidarité ou leur défection en invoquant une antipathie personnelle à l'égard des adversaires en train de batailler. A ces derniers, il est surtout reproché de se comporter en « mauvais voisin » c'est-à-dire d’ignorer les règles élémentaires de bonne conduite, en usage dans la collectivité. Sont particulièrement visées les personnes aux moeurs douteuses et asociales ou encore les individus qui se querellent à tout propos. Ainsi en est-il de Françoise Chevalet, l'épouse d'un artisan, prise à partie dans une violente échauffourée. Lâchée par tout le monde « ....attendu qu'elle est très souvent en dispute avec les uns et les autres », elle doit se défendre seule, sans aucun secours extérieur ( 953 ). Sont également abandonnés par le voisinage les personnes réputées violentes et belliqueuses comme les époux Lassieux qui « ....ne cessent d'occasionner des rixes....et (de) troubler le repos de tous les locataires » ( 954 ). Pourquoi, sous-entendent les déposants, risqueraient-ils une blessure ou peut-être même leur réputation en allant secourir des hommes ou des femmes aussi peu fréquentables ? Surtout que souvent, ces « mauvais voisins » sont également experts en plaintes et enclins à la chicane. De fait, la crainte d'être impliqués dans un procès onéreux et à l'issue incertaine tempère généralement l'esprit d'entraide. 22% des déposants y voient d'ailleurs une raison suffisante pour refuser d'intervenir en cas de conflit entre voisins. « Il y a environ cinq semaines, déclare Antoine Rilieux, il fut témoin d'une dispute entre le plaignant et le sieur Prost....Le déposant....serait bien allé au secours du plaignant mais....il craignit qu'on lui intenta....quelques procès » ( 955 ). La perspective de devoir rendre des comptes calme les ardeurs. Elle incite à garder ses distances plutôt qu'à s'engager, tête baissée, dans un querelle.

Si les déposants, enfin, refusent d'intervenir ou de s'entremettre dans une querelle de voisinage, c'est, déclarent-ils, par peur de se compromettre dans les affaires ou dans l'intimité d'autrui. Ce motif, 31% des témoins réunis dans le corpus l'invoquent. C'est dire son poids. Pour l’historien, il revêt une importance d'autant plus grande qu’il constitue un bon indicateur du changement qui est en train de s'opérer. Ne pas s'immiscer dans les disputes ou les débats qui secouent le voisinage, en effet, c'est privilégier un mode d'existence moins collectif ou, ce qui revient au même, plus individuel. Pour parler comme Philippe Ariès, il s'agit de passer d'une « sociabilité de la communauté » à une sociabilité restreinte, centrée sur l'individu ( 956 ). Ce rejet des servitudes collectives transparaît dans de nombreux témoignages. « Il a entendu souvent des débats et des propos entre les parties, dépose Pierre Cardinal un cabaretier. Comme cela ne le regarde pas, il n'a pas chercher à y donner de l'attention » ( 957 ). Dans une autre déposition, on peut lire aussi : « quoiqu'il demeure dans la même demeure que les plaignants....il (ne) s'occupe (que) de son métier et ne cherche pas à savoir ce que font ses voisins » ( 958 ). En refusant de prendre part aux affaires du voisin, on espère, en retour, échapper au regard et au jugement des autres. Une institution, surtout, devient le lieu où s'opposent « adversaires » et « partisans » de l'intimité : la famille. Chez un nombre croissant de Lyonnais en effet, celle-ci ressortit  désormais à la sphère privée. D'où la résistance ou le refus, déja constaté, de s'intéresser de trop près à la vie familiale ou conjugale des occupants de l'immeuble. « Il a entendu beaucoup de bruit dans les appartements des époux Gervais. ....le déposant monta avec son frère et vit le sieur Regard et sa femme; que celle-ci disait des injures audit Gervais.... Le déposant ayant appris que le sieur Regard et sa femme étaient le père et la mère de la femme dudit Gervais, il se retira sur le champ sans voir la fin de cette querelle » ( 959 ). C'est qu'à la fin du siècle, les temps changent et de nouvelles exigences de calme, de confort et de civilité apparaissent. Chacun s'efforce de lutter contre l'intrusion du voisinage et de limiter les effets d'une promiscuité de moins en moins acceptée. Des transformations s'esquissent d'ailleurs dans la façon de construire et l'on voit s'affirmer un certain goût pour une vie plus individuelle. Un besoin nouveau d'intimité naît qui affleure dans de nombreuses procédures judiciaires. Le sieur Vincent, écuyer, et sa mère, protestent avec force contre l'irruption brutal d'un voisin dans leur appartement. Il estime que « le domicile d'un citoyen....(doit) être un azile assuré et ceux qui le violent doivent être punis suivant toute la rigueur des lois » ( 960 ). Mathieu Luquet, marchand toilier, reproche à un revendeur de gages de s'être introduit chez lui « à une heure indue » sans y avoir été invité ( 961 ). Les époux Royer, lui ouvrier en soie, porte plainte contre leur propriétaire « car il était 10 heures du soir quand il a violé leur domicile, troublant leur tranquillité » ( 962 ). Pierre Buy, garçon jardinier rue de la Chartreuse, est rossé par son voisin. « Cette voie de fait est d'autant plus répréhensible, déclare-t-il, qu'elle a été commise dans le domicile de son maître où il devrait être en sûreté » ( 963 ). Les exemples sont nombreux et émanent de tous les milieux professionnels. Ils montrent que les sensibilités sont en pleine mutation. Une soif de confort et d'intimité gagne l'ensemble des couches urbaines, relayée par les autorités judiciaires qui pénalisent de plus en plus sévèrement le viol du domicile d'autrui. L'évolution qualitative des bâtiments et des constructions cependant reste en deçà de ces aspirations et n'y répondent encore que très imparfaitement.

Le profil sociologique de ceux qui refusent de s'immiscer dans les affaires d'autrui peut être esquissé à partir du corpus des témoins. Il permet de mesurer les progrès de la civilité moderne et de vérifier s'il existe, entre catégories sociales, des différences sensibles d'attitudes ou de comportements.

Tableau 33. Le refus de solidarité : les sexes. Etude de 1228 cas.

Hommes

Femmes

53%

47%
Tableau 34. Le refus de solidarité : le profil sociologique.

Professions

%

Journaliers Domestiques

9,2%

Artisans

43,8%

Prof. Libérales

5,7%

Négociants
Marchands

7,2%

Nobles
Bourgeois

1,3%

Prof. Féminines

32,8%

De l'examen du tableau, il ressort tout d'abord que les ruptures de solidarité pratiquées au nom du refus d'ingérence ou du respect de la vie privée se vérifient dans toutes les couches de la société lyonnaise 964 . L'affaneur Pierre Gros s'abstient d'intervenir sous le même prétexte que le bourgeois Claude Bourret ou que le négociant Etienne Joly, à savoir que « ce qui se passe chez les voisins ne le regarde pas » ( 965 ). Une sensibilité commune émane des dépositions de témoins qui souligne un besoin accru de quiétude et d'intimité.

En second lieu, et dans le prolongement de ce qui vient d'être dit, les membres des classes populaires et artisanales composent à elles seules 85,8% du corpus (on notera tout particulièrement le pourcentage élevé des femmes salariées). C'est dire combien ils cherchent à fuir l'emprise contraignante de la collectivité. Impossible donc, à la lecture de ces chiffres, de conclure à un clivage quelconque ou à un décalage selon les milieux sociaux. Une aspiration générale se manifeste qui incline vers une plus grande liberté et un « individualisme des mœurs » renforcé ( 966 ). Cette évolution, certes, n'est pas encore achevée. Elle semble cependant se confirmer au cours des dernières années de l'Ancien Régime.

Tableau 35. Les ruptures de solidarité : quelle évolution entre 1776 et 1790 ?

1776-1780

1781-1785

1786-1790

352

409

467

Si la durée d'observation est trop courte pour pouvoir repérer le lent processus de modification des attitudes, le nombre de témoins rompant avec les valeurs traditionnelles d'ingérence et d'entremise ne cesse de croître : il augmente d'un tiers environ en l'espace de 15 ans. Ne s'agit-il pas d'un indice évident de « privatisation » et d’un besoin nouveau « d’isolement » au sens où l'entend Philippe Ariès ( 967 )? Gagnant les catégories populaires après avoir conquis les élites sociales, la civilisation des moeurs élabore un modèle culturel nouveau et se diffuse peu à peu. Au fil des générations, elle réussit à imprégner la société toute entière. Il lui faudra toutefois attendre encore les XIXème et XXème siècles pour triompher et s'imposer définitivement au terme d'un long et cahotique mouvement d'acculturation des masses.

Des pages qui précèdent, se dégagent quelques enseignements contrastés.

En premier lieu, il ressort qu'au delà des disputes et des conflits, une très forte solidarité unit les voisins entre eux. Les Lyonnais semblent vivre comme s'ils adhéraient à un système de valeurs et de vérités collectives, massivement partagées. L'individu isolé reste l'exception et l'encadrement communautaire la règle, comme le soulignait déjà B. Geremek pour la société urbaine du début de l'époque moderne ( 968 ). C'est pourquoi le vagabond, sans liens et sans attaches, reste le marginal par excellence, celui que les ordonnances de police traquent sans relâche. Au XVIIIème siècle, la cité constitue encore une juxtaposition de microcommunautés où chacun appartient à plusieurs groupes, professionnels, géographiques - la rue, le quartier, la paroisse - ou religieux ( 969 ). Par conséquent, le respect des usages et de la morale communautaires demeure indispensable. En cas de défaillance grave, des arbitres choisis par la collectivité cherchent à maintenir la paix entre voisins : les négociants, les hommes de loi, le curé ou les bourgeois du quartier font fonction de médiateurs et tentent de réglementer à l'amiable toute une série de conflits. Un véritable système infrajudiciaire et souterrain subsiste qui s'arroge le droit de juger en lieu et place de l'appareil judiciaire du roi. Le souci de sanctionner tout manquement à l'ordre et aux normes de la collectivité se traduit aussi par la mise à l'index des récalcitrants et des indésirables. Sont particulièrement visés les « déviants sexuels » - les prostituées, les couples mal assortis, les maris trompés - mais aussi les voleurs, les étrangers et les représentants de l'ordre dont l'ingérence et la brutalité suscitent régulièrement la colère des classes populaires. Une double censure - à la fois morale et sociale - sévit qui canalise les débordements individuels, désavoue les mauvais mariages, punit les délinquants et éloigne les agents « extérieurs ». Ainsi s'exerce la loi de la collectivité. Une loi pesante qu'il est difficile et toujours périlleux de vouloir secouer que certains cherchent cependant à secouer.

Pourtant, si la solidarité entre voisins ne fait aucun doute et contribue à ramener la tranquillité dans les immeubles, une certaine réticence se manifeste qu'expriment de nombreux témoignages. Dans tous les milieux socioprofessionnels, on cherche à limiter les empiétements du groupe et à séparer plus nettement qu'auparavant le « public » et le « particulier ». Le domicile devient un « asile sacré » qu'il est désormais malvenu de violer parce qu'il recèle le secret et l'intimité du ménage. Une exigence d'intimité éclot qui se traduit par un repli sur la cellule familiale et par un plus grand individualisme des moeurs. Ce « processus de civilisation » bien entendu ne saurait être linéaire, régulier et univoque comme le rappelle R. Chartier ( 970 ). Il connaît des décalages et des différences selon les catégories et les groupes sociaux. La lecture des archives judiciaires toutefois interdit d'opérer une coupure trop nette entre ce qui serait une « culture des élites » et une « culture populaire ». Un désir partagé de privatisation émane plutôt des procédures qui expriment les aspirations de la société lyonnaise toute entière. De là à conclure à l'effacement de la sociabilité traditionnelle, il y a un pas....qu'on ne saurait franchir comme le démontrent les nombreux exemples et l'étude des cas qui parsèment les chapitres précédents.

Notes
950.

() Arch. dép. Rhône, BP 3471, 26 mai 1781.

951.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 20 septembre 1779.

952.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 29 mars 1779.

953.

() Arch. dép. Rhône, BP 3453, 27 janvier 1779.

954.

() Arch. dép. Rhône, BP 3465, 28 juin 1780.

955.

() Arch. dép. Rhône, BP 3466, 21 juillet 1780.

956.

() Ariès (Ph.), Duby (G.) (sld), op. cit., p. 16.

957.

() Arch. dép. Rhône, BP 3523, 23 mai 1788.

958.

() Arch. dép. Rhône, BP 3537, 30 novembre 1790.

959.

() Arch. dép. Rhône, BP 3510, 26 octobre 1786.

960.

() Arch. dép. Rhône, 11 G 301, 7 mai 1776.

961.

() Arch. dép. Rhône, BP 3436, 2 janvier 1777.

962.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 5 mars 1779.

963.

() Arch. dép. Rhône, BP 3469, 29 janvier 1781.

964.

() Rappelons la composition socioprofessionnelle de la société lyonnaise selon M. Garden : Journaliers et domestiques : 16,1%, Artisans : 43,6%, Prof. Libérales : 5%, Négociants, marchands : 7,8%, Nobles, bourgeois : 15,8%, Prof. féminines : 11,7%.

965.

() Arch. dép. Rhône, BP 3462, 23 janvier 1780, BP 3503, 2 novembre 1785, BP 3494, 17 juillet 1784.

966.

() Ariès (Ph.), Duby (G.), (Sld), op. cit., p. 14.

967.

() Ariès (P.), L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Le Seuil, 1973, 504 pages, p. 451 et suivantes.

968.

() Geremek (B.), « Criminalité, vagabondage, paupérisme : la marginalité à l’aube des temps modernes » Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre, 1974, pp. 372-373.

969.

() Muchembled (R.), Culture populaire, culture des élites, op. cit., p. 146

970.

() Chartier (R.) in Ariès (P.) et Duby (G.) (Sld), op. cit., p. 409.