Conclusion de la seconde partie.

L’étude des solidarités donne du voisinage une image positive et généreuse. Dans la vie de tous les jours, le voisin sait prêter main forte lors des accouchements et des enterrements, prendre soin des plus démunis, ouvrir sa porte et pratiquer l’hospitalité ou encore proposer son aide lorsque les huissiers viennent sévir contre un locataire. D’autre part, les rapports qu’il entretient avec ceux qui l’entourent tiennent une place essentielle et témoignent d’une disponibilité difficile à imaginer aujourd’hui. La sociabilité, toutefois, n’est pas seulement intense. Elle vise à faire front contre les difficultés et les adversités quotidiennes. C’est pourquoi elle dépasse largement le cadre étroit de la famille et s’impose à la société des voisins toute entière.

En renforçant les liens communautaires, les solidarités contribuent à développer un sentiment très vif d’appartenance qui favorise la méfiance et le rejet de l’autre. Les « acteurs de ce jeu identitaire », ainsi que les nomme P. Guignet sont d’autant plus unis que près de 40% d’entre eux recrutent leur conjoint dans le quartier ( 971 ). Ils prennent possession de l’espace urbain, le transforment et le façonnent, comme le reconnaissent, pour le déplorer, les autorités de la ville.

Authentifié par de nombreux signes de reconnaissance (la voix, le vêtements notamment), soumis à des rituels de sociabilité qui attribuent aux hommes, aux femmes, aux jeunes un rôle précis, le voisin vit en liberté surveillée. La morale à laquelle il est astreint limite considérablement son champ d’action et l’assujettit à l’ordre collectif. Les rebelles sont mis à l’index ou punis, les éléments exogènes malvenus. Tels sont, au regard des archives judiciaires, les mécanismes et les principaux aspects de la sociabilité lyonnaise.

Le modèle ainsi dégagé d'une communauté de voisinage jalouse de ses prérogatives et gardienne de la cohésion sociale reste-t-il toujours celui de la société lyonnaise à la fin du siècle ? La question est d'autant plus fondée que l'absolutisme n'a cessé de gagner du terrain et que la cité recueille chaque année des centaines de nouveaux venus. Comment, dans ces conditions, la collectivité et son système de valeurs contraignant pourraient-ils exercer une emprise aussi forte sur l'existence de chacun ? En fait, il semblerait bien que deux modèles socioculturels coexistent à Lyon, à la veille de la Révolution. Le premier, traditionnel, consacre l'intervention et la main mise du groupe dans la vie de tous les jours. Le second, en phase avec les exigences les plus neuves, rejette les formes ordinaires de contrôle collectif et cherche à investir l'espace social, longtemps abandonné à la communauté. Des deux modèles, le second est en pleine ascension. Elaboré alors que se renforce l'appareil judiciaire d'Etat et que progressent les appétits individualistes, il constitue peu à peu la référence à laquelle beaucoup cherche à se conformer. En témoignent, par exemple, les plaintes déposées pour les charivaris qui contestent l'ingérence de la communauté dans la vie des ménages. Le voisinage, toutefois, reste très présent. De nombreuses habitudes anciennes demeurent qui témoignent d'une véritable résistance au modèle dominant. Celle-ci se traduit par une manière « libertaire » de prendre possession de l'espace public et par la persistance d'une sociabilité collective ( 972 ). Elle se devine aussi à travers la volonté, maintes fois réaffirmée, de régler les différends et les querelles « entre soi », en marge des tribunaux et de la justice officielle. Cohabitent, de la sorte, deux modes de fonctionnement avec ses tensions et ses contradictions dont les archives judiciaires donnent à voir d'autres aspects encore.

Notes
971.

() Guignet (Ph.), Vivre à Lille sous l’Ancien Régime, Perrin, 471 pages.

972.

() Cf. troisième partie, chapitre 1, C, 1.