Troisième partie. Des voisins en conflit. 

‘« Aujourd’hui, à dix heures du matin, l’épouse du sieur Jay ….est venue déliberément dans son domicile, a invectivé la plaignante en disant qu’elle était une coquine, une maquerelle, qu’elle avait prostitué sa fille….elle a aussi injurié sa fille la traitant de salope, que son mari avait été pendu en effigie que c’était un errant, un vagabond….qu’elle avait soufflé l’enfant qu’elle venait d’avoir….Cette scène s’est passée en présence de nombreuses personnes assemblées au devant de la porte du domicile….(lesquelle ) demeurent toutes dans le voisinage » ( 973 ).’

Pour qui parcourt les archives de la Sénéchaussée criminelle, de tels esclandres sont banals. La société des voisins, dotée d’un incontestable esprit d’entraide, se montre aussi très querelleuse et semble toujours prête à en découdre. Certes, la source est biaisée et ne doit pas abuser l’observateur : le propre d’une plainte n’est-elle pas justement d’exprimer une situation conflictuelle ? A s’en tenir aux seules procédures, ne risque-t-on pas de fausser le réel en surévaluant le poids de la violence au détriment de la concorde et de la solidarité, plus difficiles à appréhender ? En fait, dans la communauté de voisinage, les solidarités, en jouant les unes contre les autres, engendrent souvent des conflits. De sorte que le sens communautaire ne contredit ni n’exclut, loin s’en faut, l’agressivité. L’un et l’autre renvoient à un mode d’existence qui associent étroitement violences et solidarités.

Cette violence pourtant, l'Etat cherche à la combattre ( 974 ). A partir du XVIIème siècle, il durcit la législation sur les crimes de sang, interdit les duels nobiliaires et définit clairement la violence comme une forme de criminalité qu'il faut endiguer ( 975 ). Cette criminalisation de l'homme moderne va de pair avec les progrès de l'encadrement judiciaire et un autocontrôle des pulsions de plus en plus rigoureux ( 976 ). Elle a donné lieu à des ouvrages désormais classiques sur lesquels il est inutile de revenir ( 977 ). Entre la volonté monarchique de mieux « domestiquer » le corps social et l'agressivité endémique partagée par toutes les couches de la société, il existe un véritable fossé. Dans la vie de tous les jours, la fréquence des conflits de voisinage montre bien que la brutalité reste intrinsèquement liée à la culture traditionnelle. Une véritable « stratégie de l'agressivité et de la défensive » est incorporée dès le plus jeune âge ( 978 ). L'inculcation de la violence se réalise dans le cadre familial et s'intègre aux apprentissages. L'usage des châtiments corporels est fréquent dans le mode d'éducation comme en témoignent les mémoires de J.-L. Ménétra ou les indications fournies par Rétif de la Bretonne ( 979 ). Il reste un moyen de correction courant auquel sacrifie volontiers le maître d'atelier quand il réprimande son apprenti. Depuis les bagarres de rue jusqu'au spectacle des exécutions publiques, la violence est omniprésente et constitue un des ressorts de la culture ordinaire. Si l'agressivité domine à ce point les rapports sociaux, si les accès de fureur sont tellement ordinaires, c'est, bien sûr, parce qu'ils sont une réponse aux difficultés journalières et qu'ils renvoient à l'organisation sociale de l'époque, inégalitaire et inflexible. La violence est perçue comme un principe vital, nécessaire pour réparer un affront ou rétablir l'ordre antérieur, momentanément suspendu par un insolent ou par un mauvais sujet. Les coups succèdent aux calomnies et aux tentatives de vol sans que personne ne trouve rien à redire. Ce faisant, en restaurant le cours des choses, chacun est persuadé d'agir en toute justice, à défaut de pouvoir se fier aux tribunaux souvent considérés comme impuissants ou trop lents. Pour parler comme N. et Y. Castan, la conviction qu'il existe un « droit à la colère » est partout répandue, pourvu que ne soit pas dépassé un certain seuil au-delà duquel on bascule alors dans la cruauté blâmable ( 980 ).

Les heurts et les tensions qui traversent le voisinage sont multiples et variés. Pour les analyser, il importe, non seulement, de prendre la mesure du consensus quant au bon et au mauvais usage de la force mais aussi de s’interroger sur les motifs, les formes et les lieux où se concentre la violence. C’est pourquoi, dans cette trosiième partie, trois directions seront sucessivement explorées. La première cherche à connaître les racines des litiges qui divisent la collectivité. Cette quête, il faut le souligner, est moins aisée qu’il n’y paraît. De fait, dans son récit, le plaignant ne fournit pas toujours les explications nécessaires à la bonne compréhension du conflit. Sans doute, cette attitude relève-t-elle d’une stratégie délibérée qui vise à renforcer l’innocence de la victime. Elle reste assez rare cependant et n’empêche pas la compréhension de la très grande majorité des querelles. Le second chapitre se penche sur le profil des violents et des victimes. Il cherche à établir leur appartenance socioprofessionnelle ainsi que leur identité sexuelle. Il scrute aussi la nature et la gravité des blessures infligées, tant il est vrai qu’elles demeurent inséparables des actes violents. Enfin, pour achever cet examen des conflits entre voisins, il restait encore à circonscrire les espaces de violence et à établir les moments propices à l’éclosion de la brutalité. Ce sera l’objet d’un troisième et dernier chapitre.

Notes
973.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 2 août 1779.

974.

() Chartier (R.) in Burgière (A.) et Revel (J.) (sld), op. cit., pp. 30-33.

975.

() Foucault (M.), Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975, 318 pages, pp. 92-105.

976.

() Sur la transformation des conduites et l’intériorisation des interdits, voir l’œuvre maîtresse de Elias (N.), La civilisation des mœurs, Agora, 1973, 342 pages, pp. 77-120.

977.

() Ainsi, par exemple l'étude de Muchembled (R.), L'invention de l'homme moderne, culture et sensibilités en France du XVème au XVIIIème siècle, Fayard, 517 pages, pp. 92-105 ou encore celle de Garnot (B.), Le peuple au siècle des Lumières, Echec d’un dressage culturel, Imago, 244 pages, pp. 94-101.

978.

() Castan (N.) Les criminels du Languedoc: les exigences d'ordre et les voies du ressentiment (1750-1790), Toulouse, Ass. des publ. de l'université de Toulouse, 1980, p. 161.

979.

() Ménétra (J.-L.), op. cit., p. 34 et 37 . Rétif de la Bretonne (N.), La vie de mon père, Garnier, 1970, 310 pages, p. 20. Voir aussi les remarques de Franklin (A.) in La vie privée d’autrefois. Les Parisiens, XVIIème-XVIIIème siècles, Librairie académique Perrin, 1973, pp. 90-99.

980.

() Castan (N.et Y.), Vivre ensemble, Archives Gallimard/Julliard, 1981, 287 pages, p. 133.