Chapitre 1. Les raisons d’en découdre.

Dans l'opinion commune, le recours à la force se justifie non seulement pour assurer sa propre défense ou celle des siens mais aussi parce que la vie quotidienne s'apparente à une lutte de tous les instants. La violence constitue un moyen efficace qui permet de garantir sa place au sein de la communauté de voisinage. C'est pourquoi chacun la considère comme parfaitement légitime tant qu'elle n'est pas excessive. Au pire, la regarde-t-on comme un simple dérapage, imputable à l'exaspération ou à la colère de la victime. L'épouse d'un marchand épicier, la femme Arnaud, poursuivie pour avoir fracassé un pot sur la tête d'une cabaretière et l'avoir sérieusement blessée se défend ainsi : « ....(la cabaretière) l'a traitée de salope, vilaine, cul pourri, drôlesse....Dans un premier mouvement elle convient lui avoir jeté le pot qu'elle tenait à la main; un instant d'après elle s'est repentie de cette vivacité mais....dans un moment d'outrage on n'est pas maître de ses sens.... » ( 981 ). Toute agression, toute mise en cause personnelle entraînent en effet - le plus normalement du monde - une contre- attaque destinée à protéger son honneur, son rang ou son intégrité physique. Au point parfois d'apparaître pour l'observateur d'aujourd'hui comme une riposte démesurée. Jean Denis Brun, emballeur à la douane, est injurié par l'un de ses voisins. Il raconte : « ....il n'a pas été maître de se retenir par une pareille apostrophe et soit pour éviter les coups dont il était menacé soit en se défendant il a porté un coup de marteau sur le front du sieur Huguenot lequel a été ainsi forcé de se retirer.... ». Bilan de l'altercation : un visage tuméfié, un doigt cassé et une dent en moins ( 982 ).

Tous ces excès cependant ne sont pas l'expression d'une violence aveugle et sans retenue. Ils s'inscrivent, au contraire, dans le cadre de codes ou de rites sociaux qu'il convient de mettre à jour et d'analyser. Dans ce chapitre, sont évoqués les motifs de dissension entre voisins. Par commodité, ces derniers ont été regroupés en trois grandes catégories : la première intéresse toutes les disputes au cours desquelles on cherche à discréditer un voisin aux yeux de la collectivité, en le calomniant, en l'injuriant ou en faisant courir de vilains bruits à son encontre. La seconde rassemble les querelles à caractère financier ou économique, c'est-à-dire les rivalités qui opposent des travailleurs concurrents, des mauvais payeurs ou des individus soupçonnés de vol. La troisième catégorie, enfin, concerne les bagarres quotidiennes qu'engendrent les mauvaises conditions de logement, la promiscuité, le bruit, l'odeur, le manque de délicatesse ou l'appropriation abusive des emplacements collectifs. Ce chapitre - faut-il le préciser - ne prétend pas examiner sur un mode exhaustif l'ensemble des dissensions qui secouent le voisinage. L'entreprise serait impossible et, quand bien même les procédures judiciaires l'autoriseraient, on n'échapperait pas au travers « anecdotique ». Il s'agit bien plutôt de dégager les lignes directrices, les idées forces de tous ces récits d'archives, de saisir la cohérence qui les anime afin de leur conférer du « sens ». Ainsi, mieux que l'énonciation d'une multitude de péripéties individuelles, l'étude des conflits entre voisins doit-elle permettre de découvrir quelques-unes des règles qui régissent la vie de la communauté. Quelques-unes de ses représentations et de ses manières de penser aussi.

Notes
981.

() Arch. dép. Rhône, BP 3473, 12 août 1781.

982.

() Arch. dép. Rhône, BP 3483, 7 novembre 1782.