1. « Dire et médire ».

Les élites intellectuelles modernes n'ont pas toujours su mesurer le juste poids de l'honneur dans la société populaire et certains ont regardé ce sentiment comme s'il était l'apanage des classes aisées. Beccaria, par exemple, penseur audacieux et clairvoyant par ailleurs, écrit de la sorte : « ....le besoin de l'estime des autres est moins répandu dans la plèbe que chez ceux qui, étant d'un rang plus élevé, se regardent entre eux avec plus de défiance et de jalousie » ( 988 ). La multiplicité des poursuites engagées à la suite d'insinuations, d'injures ou de médisances contredit cette appréciation. Elle montre, au contraire, que le « monde du travail », le peuple et le petit peuple considèrent l'honneur comme une richesse essentielle qu'il faut sauvegarder à tout prix. A cet égard, l'examen du profil socioprofessionnel de ceux qui ont déposé plainte pour calomnie ou diffamation entre 1776 et 1790 est sans équivoque :

Graphique 21
Graphique 21

La compréhension de ce graphique exige quelques remarques préalables : pour établir ces pourcentages, ont été comptabilisées les victimes effectives d'injures ou de diffamation, c'est-à-dire les hommes et les femmes personnellement calomniés par un quidam. Cette disposition vise à éliminer des calculs tous ceux qui ont déposé plainte au nom d'une tierce personne, les époux, par exemple, qui saisissent les tribunaux pour défendre l'honneur de leur femme offensée. Ainsi, en cernant au plus près l'identité de la victime, il est possible de mieux saisir le phénomène de la médisance et, notamment, de repérer les procédés ou les « stratégies » mises en oeuvre pour discréditer autrui. D'autre part, des différences sensibles affectent les multiples catégories professionnelles, certaines activités étant manifestement plus exposées que d'autres. Par souci de simplification, la classification adoptée ici reprend celle de M. Garden, déjà utilisée dans les chapitres précédents. Précisons seulement que dans la rubrique « professions féminines », ont été comptabilisées uniquement les femmes qui déclarent exercer un métier en propre, mention qui existe dans 43% des cas. 45% de ces femmes sont mariées. Les autres, filles célibataires ou veuves, monopolisent un certain nombre de professions spécifiques, déjà évoquées. Pour plus de clarté, toutes ces activités ont été regroupées bien qu'elles divergent dans leur façon de s'exercer et qu'elles renvoient à des niveaux de fortune différents. Ce parti pris d'homogénéisation permet en effet une approche simplifiée des mécanismes de l'honneur. Il facilite du même coup la compréhension de son mode de fonctionnement.

Les chiffres proposés dans le tableau ci-dessus reflètent un large éventail socioprofessionnel ( 989 ). Les diverses catégories de la société lyonnaise y figurent largement avec des différences sur lesquelles on reviendra. Seules les milieux les plus aisés - les bourgeois et surtout les nobles- restent assez peu représentés. Non pas, bien sûr, que la calomnie les épargne ou qu'ils s'y montrent insensibles. Seulement, la réparation de l'honneur perdu emprunte chez eux - sauf exception - d'autres voies que le recours traditionnel aux tribunaux. La justice, en effet, ne constitue-t-elle pas, à leurs yeux, un corps somme toute assez peu estimable parce qu'à destination trop populaire et, surtout, ne redoutent-ils pas le caractère public, et donc déshonorant, de tout procès ? Ces réticences, en tout cas, ne semblent guère affecter les autres catégories sociales puisqu’en cas de nécessité, elles ne répugnent pas à entamer une procédure judiciaire pour retrouver l’estime de la collectivité. Si, comme l'on pouvait s'y attendre, les membres des professions reconnues et considérées de la ville (les négociants, les marchands, les travailleurs du secteur libéral, les artisans) saisissent assez régulièrement la justice, en revanche l'attitude des hommes exerçant un métier peu spécialisé (et peu rémunéré) ou celle des femmes salariées est plus surprenante. Ce recours aux tribunaux interpelle l'historien et exige de lui une explication approfondie

Un premier élément de réponse peut être proposé en examinant la plainte déposée par André Durand, maître chapelier, et par sa femme. Tous les deux, « victimes d'une affreuse calomnie » sont accusés de vol par un couple voisin, le sieur Mouton, chapelier lui aussi et son épouse. Cette diffamation pouvant leur être fatale, ils s'adressent à la Sénéchaussée criminelle pour éviter que pareils propos ne s'accréditent dans l'esprit du public. Ils demandent au juge de tout faire pour que l'on « ….ne porte plus atteinte à leur honneur et à leur réputation que....(les calomniateurs) savent plus chers que leur vie » ( 990 ). Plus chers que leur vie....Cette expression mérite d'être soulignée car elle est bien autre chose qu'une formule creuse et stéréotypée, employée par le rédacteur de la plainte pour dramatiser l'événement. Elle témoigne plutôt d'un sentiment exacerbé de l'honneur qui se retrouve dans toutes les couches de la société lyonnaise. Cette équation : estime = honneur = vie, établie ici par les plaignants et, par conséquent, son contraire : calomnie = déshonneur = mort sociale reflètent l'ordre d'un monde dans lequel survivre n'est pas possible à celui qu'une mauvaise réputation entache. C'est pourquoi, dans de nombreuses requêtes engagées à la suite d'une diffamation, on constate l'emploi d'un vocabulaire évoquant délibérément la déchéance ou le trépas et renvoyant aux dangers qu'encourt toute personne privée de l'estime collective. « Entre cinq et six heures de relevée, dépose Antoinette Benoît accoucheuse,....elle entendit insulter la dame Pignon par une nommée Blandine qui la traita de garce, putain, maquerelle, coquine, bougresse....ladite dame Pignon fut si émue de cette scène qu'elle ressemblait à une femme morte.... » ( 991 ). Cette dimension volontiers morbide du discours est destinée à rappeler que chacun doit savoir garder la considération de la communauté s'il veut subsister. Défendre sa réputation, c'est en effet protéger son existence même. Cette règle d'or qui ordonne en grande partie les rapports sociaux explique la détermination des hommes et des femmes à combattre les racontars et les médisances qui les menacent si fréquemment dans le quartier.

L'attention scrupuleuse que l'on prête ordinairement à la sauvegarde de son honneur trouve son origine dans la publicité qui entoure les conduites journalières et dans « l'externalisation des valeurs » ( 992 ). A Lyon, comme dans les autres villes françaises, chacun se meut sous le regard vigilant des autres et cette surveillance mutuelle constitue une norme, un principe clairement établi. L'absence de secret découle avant tout de la structure des logements dont les contemporains ont dépeint la pauvreté. Elle résulte d'une grande perméabilité de l'habitat qui laisse passer les rumeurs de la rue, les odeurs et les bruits du voisinage. «  Hier vers dix heures du soir, raconte la jeune Bastienne Dubois, elle était couchée dans sa chambre....quand elle entendit frapper. Baudin (qui la courtise) se nomma et demanda à lui dire un mot....Comme elle ne voulait pas que son secret soit entendu par les voisins, elle descendit en bas de l'escalier.... »( 993 ). Chacun sait, en effet, que les cloisons sont médiocres, les murs et les portes jamais vraiment étanches. De nombreux appartements sont séparés du domicile voisin par un simple galandage, ce qui interdit toute intimité véritable. En témoigne le récit du sieur Dezigaud, un dessinateur, domicilié au quatrième étage d'une maison, rue des deux Angles. « ...le sieur Froissard, raconte-t-il, vient souvent voir la demoiselle Chavane qui demeure....au même étage que lui plaignant....il leur a demandé de faire moins de bruit lorsqu'ils se voient et se retrouvent.... » ( 994 ). Cette promiscuité forcée révèle au grand jour les attitudes et les comportements de chacun. Elle expose la vie privée des locataires et exhibe l'existence de tous ceux qui demeurent dans des bâtisses surpeuplées et vétustes. Ce n'est donc pas un hasard si les témoignages les plus explicites sur la prégnance du voisinage et sur l'impossible isolement des familles proviennent d'abord des milieux populaires. Ainsi, la déposition de Marie Manesson, dévideuse de soie. Elle explique qu'un nommé Prat, accusé de vol « ....a habité l'appartement....(qui) joint celui d'elle qui dépose et n'en est séparé que par un galandage....elle a souvent entendu parler à voix basse dans ledit appartement » ( 995 ). Teneur de propos identique chez Anne Memie, épouse d'un maçon, qui relate au tribunal qu'elle « ....occupe un appartement séparé de celui du sieur Moreau par un briquetage en plâtre seulement. Elle a souvent entendu la nuit des injures contre la plaignante telles que Putain, combien de coups elle avait tiré » ( 996 ).

A cette irruption intempestive des murmures et de la parole (injurieuse ou non), s'ajoute le regard insistant des voisins. Tout se voit, tout se devine à travers les fenêtres et l'indiscrétion n'est pas rare qui pénètre au coeur de la vie privée. Antoine Raviste, revendeur de meubles, entend des cris retentir vers sept heures du matin, dans un appartement qui est proche du sien. « ....(il) vit par quelque fenêtre ouverte du domicile de François Lait....ce dernier (qui) frappait les plaignantes (une mère et sa fille) à grands coups de bâton; alors il lui cria de cesser ses excès ce que ledit Lait fit effectivement parce qu'il le voyait et appelait du secours.... » ( 997 ). La distance qui sépare les résidents est souvent tellement faible qu'il semble difficile d'échapper au tumulte et à l'agitation de l'immeuble. La présence d'autrui s'impose et envahit l'espace habité, se glissant même parfois à travers les interstices du bâti : «  Il se trouvait aux latrines de la maison qu'il habite, raconte un ouvrier en soie Jean Rostaing, et d'où on peut voir ce qui se passe sur l'escalier commun....un jour il vit la femme Saura armée d'une clé attaquer sur l'escalier la plaignante.... » ( 998 ). Cette notoriété que revêtent les actes journaliers rend très floue la limite qui sépare le domaine public et le domaine privé. D'autant que la configuration des maisons lyonnaises et la recherche de la rentabilité optimale dans les immeubles de rapport, confinent les résidents dans un espace restreint. Un face-à-face contraignant s'établit entre individus, impliquant à la fois les résidents de l'immeuble et les locataires des propriétés voisines, assujettis les uns et les autres, par le jeu d'une interdépendance pesante, à une cohabitation rapprochée. «  Mercredi dernier, raconte une brodeuse,....elle a entendu la voix du sieur Sauron, tailleur d'habits, qui habite dans la maison voisine de celle où elle demeure et qui criait....se mettant à la fenêtre par laquelle on voit dans la maison voisine, elle vit le plaignant avec une lumière.... » ( 999 ). Ce côtoiement forcé, on le comprend, restreint considérablement la liberté des particuliers. Il soumet les conduites individuelles et l'honorabilité de chacun à l'appréciation des membres de la maisonnée. De ce fait, il réclame une conduite exemplaire qui doit être reconnue comme telle par l'ensemble de la communauté de voisinage ( 1000 ).

La curiosité que les uns témoignent envers les autres compose une réalité attestée par de nombreux témoignages. Elle est d'ailleurs considérée comme une attitude parfaitement légitime que les déposants revendiquent sans chercher à la dissimuler lorsqu'ils comparaissent devant le tribunal. « ....vers huit heures et demie du soir, rapporte Blaise Serrail maître fabricant en soie, passant dans la rue Puits du sel il rencontra le plaignant (son voisin) avec quelques personnes disant que sa femme avait été maltraitée. Il les suivit et entra avec eux dans une allée qui conduit au domicile des mariés Pitiou; ils se présentèrent à eux et lui aussi par pure curiosité.... » ( 1001 ). Il est rare qu'un témoin se désintéresse d'un évènement qui se déroule sous ses yeux ou s'esquive, sinon par prudence. Ou alors, lorsqu'il énonce dans sa déposition ne rien connaître des faits ou ne pas avoir vu, c'est, le plus souvent, parce qu'il ne désire pas s'engager en faveur d'une des parties en conflit. De façon générale cependant, autrui ne laisse pas indifférent ( 1002 ). Qu'il suscite l'inquiétude ou l'interrogation, il mobilise l'attention - attention qui s'accompagne ordinairement d'une grande finesse d'observation et d'une réelle aptitude à retenir les détails. Benoît Renaud raconte : « ....il passait dans la rue Saint Dominique....au devant de la boutique du sieur Morel cabaretier où il vit beaucoup de monde assemblé. La curiosité l'ayant fait pénétrer plus avant dans le cabaret, il vit l'huissier Ducret tenant une balle de boucher....et vit s'échapper deux hommes dont l'un avait une veste grise, une culotte noire, un chapeau rond et était armé d'un bâton » ( 1003 ). Cette acuité perceptive, qu'elle soit visuelle ou auditive, repère toute anomalie. Elle identifie chaque déplacement suspect, surtout lorsqu'il s'effectue à des heures inhabituelles, dans l'intention manifeste de se soustraire au regard du voisinage. « ....passant devant la maison de la plaignante, dépose Anne Marie Brunet colporteuse, vers onze heures du soir elle vit sortir de l'allée de la maison le nommé Pradel avec un paquet volumineux accompagné d'un particulier avec une balle d'osier. Elle les suivit jusque dans la rue Paradis où elle les perdit de vue » ( 1004 ). La volonté de savoir, voire l'indiscrétion la plus criante, ne désignent aucune catégorie sociale particulière : toutes les classes semblent partager sans vergogne la même inclination. Bien que le sans-gêne du voisinage heurte parfois certaines sensibilités et suscite de vives résistances sur lesquelles on reviendra plus loin, il serait artificiel de vouloir rechercher une curiosité différentielle chez les Lyonnais à la fin de l'Ancien Régime. En témoignent les innombrables récits des déposants, issus des milieux professionnels les plus divers : Françoise Perrine Catalan, fille domestique « ....était....occupée à balayer la chambre de sa maîtresse lorsque le nommé Delcan vint dans ladite chambre de laquelle il l'en fit sortir....elle qui dépose s'en étant retirée et ayant examiné au travers de la serrure ce que pouvait faire ledit Delcan dans la chambre, elle vit qu'il ouvrit un placard.... » ( 1005 ). A l'autre extrémité de l'échelle sociale, voici Magdeleine Bourret femme d'un négociant aisé : « ...elle déposante a vu très souvent depuis environ six mois le sieur Durand chez la dame Jousserandot et quelques fois cette dernière dans la chambre du sieur Durand ; que notamment il y a environ quinze jours étant monté au grenier....situé vis à vis ladite chambre du sieur Durand elle déposante y entra un moment et dans cet intervalle survint la dame Jousserandot que la déposante laissa....laquelle déjeuna ayant vu dans ladite chambre par la serrure une tranche de pâté froid et une bouteille de vin blanc » ( 1006 ).

La disposition des logements, les structures de l'habitat et la curiosité coutumière entraînent une connaissance approfondie des habitudes d'autrui. Chacun est informé des vertus et des travers du voisin puisque rien, ou presque, ne peut rester durablement caché. Les autorités, d'ailleurs, le savent bien qui interrogent souvent le voisinage pour démêler quelque enquête, recueillir les bruits, s'enquérir des moeurs, des habitudes ou du train de vie des habitants de l'immeuble ( 1007 ). Ces renseignements que l'on accumule sur les autres tiennent, pour une grande part aussi, à la relative stabilité des habitants, à celle notamment des artisans et des couches supérieures de la société lyonnaise ( 1008 ). Difficile, en effet, dans un environnement à la sociabilité resserrée, de méconnaître ses voisins lorsqu'ils sont installés depuis deux ou trois décennies voire, parfois, depuis plusieurs générations. D'autre part, dans un espace largement ouvert sur la rue et le quartier, les informations circulent facilement, d'autant plus que l'honnêteté du comportement, en principe, se laisse regarder. Se dérober à la vue du voisinage ou s'enfermer est de mauvais augure et précède souvent quelque affaire qu'on veut cacher à la communauté. Louise Zacharie déclare ainsi : « ....(elle) demeure face aux appartements de la plaignante....il y a trois semaines dans le milieu de la nuit elle a entendu une plainte. Elle se mit à la fenêtre et vit que le sieur Latour fermait les volets de sa fenêtre ce qui lui fit présumer que c'était la suppliante qui poussait des cris et reconnut effectivement la voix de cette dernière » ( 1009 ).

Tout se passe comme si l'attention scrupuleuse que l'on porte à autrui et dont on sait, en retour, qu'elle s'applique aussi à soi même, conférait l'autorisation de parler des autres. Les nombreux détails, fournis par les déposants dans les procédures judiciaires, montrent qu'ils connaissent bien la conduite de chacune des parties, mentionnant les écarts et les manquements aux règles communautaires ou morales. Jean Petit, bourgeois et propriétaire, demeure rue Mercière. « ....il a eu l’occasion de loger pendant plusieurs mois la dénommée Level brodeuse sur laquelle il a les plus forts soupçons. Elle reçoit des personnes suspectes aux heures les plus indues de la nuit…(a) de nombreuses altercations…insulte régulièrement le voisinage….et scandalise tout le voisinage par….(sa) mauvaise conduite » ( 1010 ). Parce qu'il est soumis à l'appréciation publique, qu'il se donne à voir, l'honneur est fragile, sans cesse menacé dans son intégrité. « La transparence obligée des liens sociaux », pour reprendre l'expression d'A. Farge et l'absence d'intimité véritable imposent une lisibilité des conduites et des sentiments qui affirme la probité sociale (1011). Attention, sinon, aux médisances! Le voisinage perçoit, décode et traduit sans difficulté le comportement des membres de la communauté, ce qui explique qu'au cours des enquêtes, les témoins multiplient les formules de ce type : « un(e) tel(le) passe généralement dans tout le quartier pour.... » « le voisinage le (la) connaît comme.... » « on sait généralement dans l'immeuble que.... » « tous les voisins ressentent les funestes effets de.... » « les locataires ont remarqué que.... ». Ces expressions, bien que stéréotypées, dénotent une perception remarquable des choses. Elles témoignent également d'une grande habilité à interpréter les signes et les gestes des individus et à les charger de sens. Convoqué pour venir témoigner au cours d'un procès qui oppose une maître ferblantier violent et l'un de ses apprentis, le sieur Deville déclare ne rien ignorer des procédés brutaux de l'accusé et bien connaître son goût excessif pour la boisson. Plusieurs fois, en effet, il l'a vu tituber en montant les escaliers de la maison, l'a entendu insulter son apprenti, lequel, a-t-il constaté, porte des traces de coups sur le visage ( 1012 ). Nombreuses aussi sont les dépositions de voisins, racontant les péripéties amoureuses des habitants du quartier. Les affinités des uns, les rendez-vous galants des autres, les jeux de l'amour et de la séduction, rien n'échappe au coup d'oeil des riverains. « ....tous les gens du quartier savent que la fille Farge fréquentait le sieur Bubaton parce qu'on les rencontrait sans cesse soit dans les promenades, soit au bal, soit à la Comédie ou on le voyait sortir de chez elle à des heures indues.... » relate un négociant. « ....elle a vu le sieur Bubaton, raconte un autre témoin convoqué pour la même affaire, continuer ses assiduités auprès de la demoiselle Farge....elle paraissait prendre du goût pour ledit Bubaton.... » ( 1013 ). Notoire, cette perspicacité est redoutée parce qu'elle oblige à vivre en conformité avec les valeurs de la communauté toute puissante. Ceux que la maisonnée ou la collectité ne reconnaissent pas comme honorables sont tenus à l'écart. C'est pourquoi, en dernier recours, lorsque la calomnie menace de marginaliser un particulier, celui-ci, pour rétablir la vérité et recouvrer l'estime publique, sollicite l'intervention des citoyens « honnêtes » - c’est-à-dire influents - du quartier. Sa bonne conduite est officialisée par un acte notarié. Cette attestation – ou certificat de notoriéré – est contresignée par les riverains respectables et confirme l’honnêteté des mœurs du calomnié. Elle énumère les éléments favorables qui permettent de l'authentifier comme « bon voisin » en insistant, principalement, sur sa tranquillité, sa tempérance ou la régularité de son comportement( 1014 ). Le cas échéant, l'ancienneté de son installation dans le quartier est rappelée, question de le distinguer du petit peuple instable et méprisé. La victime, réhabilitée, peut alors réintégrer sa place au sein de la communauté des habitants ( 1015 ).

Puisque chacun doit savoir se faire reconnaître et gagner la considération des autres, la vulnérabilité des individus est grande, d'autant que la calomnie se propage rapidement et s'installe durablement dans l'esprit du voisinage. Conserver l'estime du quartier est essentiel si l'on veut garder sa place dans le réseau des solidarités journalières, son logement et son emploi. Les êtres les plus fragiles restent, bien entendu, les moins aisés, ceux dont l'impécuniosité et la dépendance économique sont le lot quotidien. Claudine Metra, fille lingère, raconte ainsi qu'après avoir été diffamée par une voisine, elle fut suspectée par son entourage d'être une voleuse. Sa vie en a été bouleversée. « ....la suppliante....a perdu sa réputation; tous ses voisins et autres personnes ont eu sur son compte les plus forts soupçons, le propriétaire de la maison qu'elle habite a fait saisir ses effets » ( 1016 ). Pierre Favre, marinier, calomnié par un collègue et voisin, expose avec une certaine angoisse ses craintes face à l'avenir : «  hier entre dix et onze heures du matin....Claude Paret....a dit au milieu de la rue....qu'il était un voleur, qu'il avait été chassé des coches pour avoir volé du riz et du sel. Il répéta les injures plusieurs fois et à haute voix....Le plaignant ne peut garder le silence autrement il lui serait impossible de trouver du travail chez qui que ce soit » ( 1017 ). Une véritable chasse aux médisances et aux « mumures » s'opère à laquelle le quartier peut s'associer quand l'un des siens a été injustement atteint dans sa réputation. Quand il le juge utile, le voisinage manifeste sa réprobation par un concert de protestations et par des agissements sans équivoque. L'épouse du sieur Pascal l'expérimente à ses dépens : soupçonnée d'avoir colporté quelques ragots désavantageux à l'encontre d'un maître tailleur, domicilié dans sa rue : « ....elle fut huée....et suivie par la populace jusque chez elle....Une femme....voisine l'a même menacée dans son appartement, lui a jeté des pierres.....et a menacé de mettre le feu »( 1018 ). On ne joue pas, en effet, avec la réputation d'autrui et procéder autrement est jugé criminel. Comme l'explique un charcutier, vendeur sur les places et les marchés, l'outrage qu'il a subi en étant traité de « coquin » et de « foutu scélérat » constitue « un tort irréparable » puisqu'on s'est attaqué « ....à sa probité, son honneur et son crédit qui forment toute sa fortune » ( 1019 ).

L'honneur, c'est vrai, compose souvent la seule richesse d'un homme ou d'un ménage. Face au mépris du pouvoir et des possédants, jouir de l'estime des autres, c'est se distinguer, par sa valeur personnelle, du vulgaire et échapper ainsi à la vile populace( 1020 ). L'ouïe, la vue, tous les sens sont mis à contribution pour débusquer et intercepter les méchantes rumeurs. La tâche est rude car l'espace est saturé de sous-entendus, d'anecdotes et de ragots. La parole est souveraine, parfois mensongère, souvent excessive. Elle constitue le mode principal de communication entre voisins comme l'attestent clairement les dépositions judiciaires : plus du tiers des témoins, en effet, rapportent des faits auxquels ils n'ont pas participé eux-mêmes mais dont ils ont entendu parler. Leurs informations proviennent d'un riverain ou d'un interlocuteur quelconque dont le déposant tait le plus souvent le nom. « Il a oui dire....mais n'a rien vu par lui-même » sont les formules usuelles, consignées bien des fois par le greffier du tribunal. Certes, en procédant de la sorte, c'est-à-dire en niant sa présence sur les lieux au moment des évènements, il est possible que le témoin veuille conserver une prudente neutralité ou qu'il refuse de se compromettre avec la justice par solidarité avec certains membres de la communauté. Il paraît difficile cependant de contester l'importance du bouche à oreille et le rôle qu'il joue dans la circulation des informations. Au fil des procédures, se profile un monde du ouï-dire où les nouvelles entendues, cà et là, en particulier dans les hauts lieux de sociabilité, se propagent à toute allure ( 1021 ). Les propos s'échappent des logements et se répandent rapidement. Le bruit public s'insinue et grossit, s'enflant souvent au point d'alerter les autorités. La rumeur, en effet, n'est pas rare qui débouche sur la sédition ou l'émotion populaire ( 1022 ). C'est pourquoi le contrôle des paroles compose une des tâches majeures des gardiens de l'ordre( 1023 ).

Notes
988.

() Beccaria (C.), Des délits et des peines, Flammarion, 1991, 187 pages, p.84.

989.

() Rappelons la composition socioprofessionnelle de la société lyonnaise selon M. Garden, Journaliers et domestiques : 16,1%, Artisans : 43,6 %, Prof. libérales, 5%, Marchands négociants : 7,8%, Nobles et bourgeois : 15,8%, Prof. féminines : 11,7%.

990.

() Arch. dép. Rhône, BP 3520, 23 mai 1788.

991.

() Arch. dép. Rhône, BP 3481, 16 juillet 1782.

992.

() L'expression est utilisée par E. Le Roy Ladurie in Montaillou, village occitan (op.cit.), p. 548.

993.

() Arch. dép. Rhône, BP 3511, 3 novembre 1786.

994.

() Arch. dép. Rhône, BP 3506, 6 février 1786.

995.

() Arch. dép. Rhône, BP 3534, 15 janvier 1780.

996.

() Arch. dép. Rhône, BP 3533, 10 novembre 1789.

997.

() Arch. dép. Rhône, BP 3456, 6 mars 1779.

998.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 14 juin 1779.

999.

() Arch. dép. Rhône, BP 3514, 15 février 1787.

1000.

() Dinges (M.), « Die Ehre als Themz des Stadtgeschichte. Eine Semantik im Ubergang vom Ancien Regime zur Moderne », Zeitschrift für historische Forschung, vol. 16, pp. 409-440.

1001.

() Arch. dép. Rhône, BP 3514, 12 mars 1787.

1002.

() Voir deuxième partie, chapitre 1.

1003.

() Arch. dép. Rhône, BP 3520, 23 février 1788.

1004.

() Arch. dép. Rhône, BP 3510, 9 octobre 1786.

1005.

() Arch. dép. Rhône, BP 3479, 25 mars 1782.

1006.

() Arch. dép. Rhône, BP 3436, 17 février 1777.

1007.

() Neuf fois sur dix, par peur sans doute de se compromettre, les membres du voisinage refusent de signer leur déclaration ou de décliner leur nom aux représentants de l'ordre venus faire une enquête. Les procès-verbaux s'achèvent le plus souvent par la formule suivante : «  sommés lesdits voisins de se nommer et de signer leurs réponses ont fait refus ».

1008.

() Cf. première partie, chapitre 2, C, 2.

1009.

() Arch. dép. Rhône, BP 3462, 21 janvier 1780.

1010.

() Arch. dép. Rhône, BP 3520, 10 février 1788.

1011.

() Farge (A.), Vivre dans la rue, op. cit., p. 92.

1012.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 12 novembre 1779.

1013.

() Arch. dép. Rhône, BP 3472, 2 juillet 1781.

1014.

() Voir première partie, chapitre 1, C, 2.

1015.

() A titre d'exemple,voici la teneur d'un certificat de notoriété extrait des minutes notariales de François Desgranges : « Sont comparus Benoît Hugonet, vicaire actuel de la paroisse de la Platière, François Estienne, maître serrurier et sergent du quartier de la Pêcherie,....Guillaume Rey fils, maître teinturier et officier du quartier de la Pêcherie...., André Troulloux, maître matelassier, Jacques Bernard, marchand colporteur, Louis Le Roux, bourgeois, tous trois demeurant....paroisse de la Platière et Benoît Antoine Sève négociant, capitaine en chef du quartier de la Pêcherie, lesquels ont déclaré que le nommé Jean Claude Fayolle...., marchand colporteur,....paroisse de la Platière s'est toujours bien comporté en cette ville....qu'il n'a jamais eu aucune plainte contre lui et qu'il a toujours mené une vie d'honnête citoyen et que ses moeurs sont intactes et irréprochables. » Arch. dép. Rhône, 3E 9373, Acte du 19 novembre 1777.

1016.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 8 mai 1779.

1017.

() Arch. dép. Rhône, BP 3537, 25 octobre 1790.

1018.

() Arch. dép. Rhône, BP 3524, 1er août 1788.

1019.

() Arch. dép. Rhône, BP 3537, 5 novembre 1790.

1020.

() Voir l'analyse d'A. Farge in La vie fragile, op cit, pp. 27-28.

1021.

() On est parfois surpris par l'aptitude de certains à mémoriser des événements auxquels ils n'ont pas directement participé mais dont ils ont eu connaissance par l'intermédiaire d'une tierce personne. Un maître cordonnier, Jacques Coste, explique ainsi qu'il y a « ....cinq ou six ans il ouit dire par le nommé Saint Genis cordonnier à la Guillotière qu'un nommé Savoyard compagnon cordonnier avait travaillé chez la veuve Vernay environ quinze jours....lui avait enlevé 66 Livres.....qu'elle lui avait donné à garder ». La précision avec laquelle s'exprime le déposant manifeste une grande vigilance et l'assimilation immédiate de toute information nouvelle. Elle illustre aussi le rôle capital que joue l'oral comme mode de circulation de l'information et le crédit que l'on accorde généralement à la parole. Arch. dép. Rhône, BP 3454, 11 mars 1779.

1022.

() Sur l'importance et le rôle que jouèrent les rumeurs dans la civilisation d'Ancien régime, voir Delumeau (J.), La peur en Occident (XIVème-XVIIIème siècles), Fayard, 1978, 607 pages, pp. 225-237.

1023.

() Dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle, la rumeur populaire est à l'origine de deux affaires jugées très graves par les autorités municipales : la première éclate en 1768 devant le collège des Oratoriens, sur le bruit que les professeurs s'emparent des jeunes élèves auquels ils coupent le bras qu'ils offrent à un prince manchot. Cf. Garden (M.), op. cit., p. 585-586. La seconde affaire date de 1782 et rappelle par bien des aspects la précédente. Les faits sont les suivants : un couple de marchand de bois, demeurant quai de Retz, charge un crieur de la ville de parcourir les rues pour annoncer que deux de leurs enfants, âgés de 5 et 9 ans, ont disparu. Une récompense de 3 livres est promise à celui qui les retrouvera. Les jeunes fugueurs sont récupérés le lendemain matin mais plusieurs quartiers de la cité sont déjà en émoi. Le bruit se répand que des enfants sont enlevés par le corps des chirurgiens qui les dissèque et les utilise au cours de ses exercices anatomiques. Inquiètes, les autorités procèdent à une enquête. Un maître chapelier les informe qu'il a entendu un garçon chirurgien tenir des propos irresponsables et dangereux pour l'ordre public. Il raconte : « ....La femme de lui qui dépose....demanda au garçon chirurgien s'il était instruit de ces bruits (d'enlèvements) et ce qu'il en croyait ....alors cedit garçon chirurgien....dit à sa femme Rien n'est aussi vrai que de pareils enlèvements....il ajouta que pour de pareilles expériences il fallait que le sang circula et nomma en cette circonstance le nom de fibre et articulation....ajouta que ces enlèvements étaient d'autant moins impossibles que sa Majesté en accordait quelques fois la permission au sieur de la Martinière son premier chirurgien et ajoutant que lorsque le roy en accordait long comme le doigt on en prenait long comme le bras ». Arrêté, le garçon chirurgien est condamné à trois mois de détention dans une maison de force pour avoir colporté « des bruits séditieux tendant à renouveler une émotion populaire semblable à celle arrivée à Paris le 24 mai 1750 ». La rumeur, pourtant, sera longue à se dissiper et, quelques semaines plus tard, le Procureur du Roi l'évoquera encore. Arch. dép. Rhône, BP 3477, 21 janvier 1782. A. Farge et J. Revel in Logiques de la foule, L'affaire des enlèvements d'enfants, Paris 1750, Hachette, 1988, 149 pages, dans leur étude sur les enlèvements d'enfants parisiens en 1750, ont montré que derrière ces rapts et dissections supposés c'était la personne royale, comparée à un nouvel Hérode, qui était visée et mise en cause. Ils rappellent, du reste, qu'à partir du règne de Louis XV, partout en France des affaires de ce type se développent, alors que la désaffection à l'égard des rois grandit. Peut-être faut-il aussi y voir une sensibilité nouvelle vis à vis des jeunes garçons et des jeunes filles, tandis qu'émerge la « famille moderne ». Quoi qu'il en soit, et pour s'en tenir à l'objet de cette étude, la rumeur témoigne d'une sociabilité de l'oral. Elle caractérise aussi un peuple à l'écoute de tous les propos qui s'échangent et spontanément convaincu de leur bien fondé.