2. Les injures verbales.

90% des calomnies se présentent sous la forme d'injures verbales ( 1024 .) Selon Furetière, ces mauvais propos cherchent à « ....offenser quelqu'un en lui reprochant quelque défaut, ou quelque vice vrai, ou faux ». Il ajoute aussitôt qu'il « n'y a que les petites gens qui se disent des injures » ( 1025 ). Cette dernière remarque est excessive. Elle ne résiste pas à l'examen des archives. La calomnie et l'insulte, on l'a vu, regardent la population lyonnaise toute entière et l'ensemble des couches sociales s'y trouve confronté. Si différence il y a, elle se situe autre part. Notamment dans l'inégale répartition des offenses entre les hommes et les femmes. Ainsi, en interrogeant les procédures criminelles et en repérant systématiquement le profil des personnes calomniées, un déséquilibre manifeste s'établit entre les deux sexes.

Graphique 22.
Graphique 22.

Les hommes sont les premières victimes des insinuations et des propos diffamatoires. Sans doute parce que leurs activités quotidiennes les exposent davantage. Les femmes, cependant, ne sont pas à l'abri des mauvaises langues et subissent, elles aussi, de très nombreuses offenses. Cette distribution qui majore la part des hommes et les désigne comme victimes, au premier chef, des médisances, se retrouve, sous une forme presque inchangée lorsque, à l'inverse, l'on observe le profil des calomniateurs : là encore, en effet, les personnes de sexe masculin arrivent largement en tête des médisants.

Graphique 23
Graphique 23

Si l'on observe à présent le sexe de ceux qui s'affrontent et cherchent à se disqualifier, on obtient le partage suivant :

Graphique 24
Graphique 24

En observant ce dernier graphique, il apparaît clairement que la disposition la plus fréquente réunit, dans l'hostilité, des personnes de même sexe : les hommes et les femmes, le plus souvent, incriminent, respectivement, leur confrère et leur consoeur, ce schéma étant transgressé dans un tiers des cas, seulement. Peut-être s'agit-il ici des effets d'une certaine retenue, voire d'une distance entre les hommes et les femmes, conformément aux règles de la morale ou de la bienséance ? Quoi qu'il en soit, quand calomnie il y a, elle suscite toujours une réaction indignée car le propos est grave. A ces attaques, d'ailleurs, il serait juste d'ajouter les invectives, les imprécations et les outrages en tout genre qui visent aussi à déstabiliser l'adversaire en jetant sur lui le discrédit de la communauté. Si l'on dresse un catalogue des différentes injures proférées, on constate qu'il s'ordonne autour de trois registres principaux : le premier met en doute l'intégrité des moeurs et des coutumes sexuelles; le second conteste l'honnêteté et la probité morale; le dernier, enfin, rabaisse la victime ou la dévalorise en cherchant à lui ôter tout prestige social. Bien entendu, cette classification, trop systématique, revêt un caractère un peu artificiel : la répartition de certaines injures est difficile à opérer car nombreuses sont celles qui jouent sur plusieurs registres à la fois. Ainsi, lorsque le nommé Berthier traite son voisin cordonnier de « foutu savetier », il récuse non seulement la vertu de sa victime, mais encore il décrie son statut social, en identifiant la profession qu'il exerce à celle, méprisée, de savetier ( 1026 ). Néanmoins, malgré ces objections, un essai de classement peut être tenté. Il se présente de la façon suivante :

Tableau 36. Essai de classification des offenses verbales
Offenses à connotation sexuelle ou renvoyant à un dérèglement supposé des mœurs.
Bougre - Bougresse - Chienne - Cornard - Coureuse - Cul pourri - Débauché(e) - Garce - Gueux(se) - Jean foutre - Foutu(e) - Libertin - Polluée - Putain - Putassier - Racoleuse - Salope - Tripoteur(se) – Vérolé – Vieux pourri
Injures mettant en doute l'honnêteté ou la probité morale d'un individu.
Accapareur - Assassin - Bandit - Banni(e) - Banqueroutier - Boucanier - Brigand(ière) - Canaille - Cartouche - Charlatan - Contrebandier - Coquin(e) - Criminel(le) - Drôle(sse) - Echappé(e) des galères - Echappé(e) de potence - Effrontée - Empoisonneur(se) - Escroc - Faux poids - Faussaire-Fausses mesures - Faux témoin - Filou - Fourbe - Fripon - Galopin - Hypocrite - Infanticide - Larron - Malicieuse - Malin - Maquereau(elle) - Mouchard - Prévaricateur - Receleur - Renégat - Scélérat - Souffleuse d'enfants - Suborneur - Traître - Trompeuse - Vilaine - Voleur(se)
Injures dépréciatives
Babillard(e) - Borgne - Bossu(e) - Braillard(e) - Carpière - Chapeau rond - Charogne - Croque-mort - Ecorcheur de chats - Ecorcheur de chiens - Errant - Guenillon - Guenon - Habit de Nanquin - Homme de corde - Ivrogne - Malheureux(se) - Mâtin(e) - Mendiant(e) - Misérable - Nez de bécasse - Nez de perroquet - Parien - Pédant - Pied poudreux - Recruteur - Reste de pendu - Sale - Savetier - Sorcière - Saoûlot - Traîne-boulet - Truie - Vagabond - Valet d'écurie - Vieux garçon

La richesse du vocabulaire outrageant montre que l'offense verbale est autre chose qu'une formule toute faite ou qu'une parole blessante, émise spontanément. Elle est une injure qui cherche à atteindre sa victime aux endroits où elle est le plus sensible. C'est pourquoi, elle s'articule autour de trois domaines qui composent l'essentiel de l'existence, c'est-à-dire les domaines sexuel, économique et social. Il est intéressant de noter que l'injure reprend, en les inversant, les vertus et les valeurs communément admises. Les manquements à la mesure et à la continence contredisent la morale sexuelle ou conjugale, la transgression des normes de l'honnêteté et de la franchise débouchent sur la misère économique et la déchéance, l'entorse aux règles de la bienséance, de la tempérance et de la conformité sociale engendre le vice, les difformités physiques et le mépris des autres. L'injure agit comme un repoussoir. Elle est une façon de rejeter sur autrui ce que l'on redoute peut-être le plus ( 1027 ). Ce faisant, en accablant son adversaire, on espère toujours réaffirmer, devant un voisinage aux aguets, sa propre valeur alors que l'on récuse celle de son rival. Ce qui explique les surenchères verbales et les ripostes cinglantes : « ....voyant passer la plaignante, raconte Bernardine Richard, épouse d'un maître vinaigrier....(la fille Matre) cria voilà la putain de Saint Vincent qui passe. Cette dernière ouit les propos....l'a traita de garce et de salope....fit les cornes à la fille Matre qui sortit de la boutique et lui sauta au visage.... » ( 1028 ). Quand l'honneur est en jeu, la riposte est toujours immédiate. Il y va en effet de sa crédibilité.

Si l'on examine les injures proférées le plus fréquemment, en distinguant celles qui sont adressées aux hommes et celles que l'on destine aux femmes, deux répertoires bien distincts s'établissent.

Tableau 37. Le vocabulaire de l'injure. Etude de 1182 injures

Injures adressées


aux hommes

Occurrences en %

Injures adressées


aux femmes

Occurrences en
%

Voleur

27,5%

Putain

27,1%

Coquin

19%

Garce

12%

Gueux

13%

Coquine

11%

Fripon

6%

Voleuse

9%

Polisson

3%

Gueuse

9%

Banqueroutier

2%

Salope

6%

Canaille

2%

Maquerelle

4%

Scélérat

2%

Bougresse

3%

Autres injures

22%

Autres injures

16%

Cette classification est instructive. Puisque, en effet, les injures ne sont jamais tout à fait dégagées d'un système de représentation, quel qu'il soit, au-delà des paroles ordurières s'esquissent donc ici le rôle et la place que la société assigne traditionnellement aux individus des deux sexes.

Notes
1024.

() Sur la calomnie à Lyon, voir Jauffret (M.), 1712-1762: cinquante de diffamation à Lyon et dans le Lyonnais, mémoire de maîtrise sur la direction de F. Bayard, 1995, 174 pages, Centre Pierre Léon. A noter que les chiffres avancés par l ‘auteur diffèrent sensiblement de ceux qu’on propose ici. Marion Jauffret, notamment, évalue, p.68 à 61% la part des injures verbales et, p. 42, à 82% celle des hommes, accusés de calomnies.

1025.

() Furetière (A.), op. cit., T.II, V° Injure.

1026.

() Arch. dép. Rhône, BP 3445, 14 janvier 1778.

1027.

() Castan (Y.), Honnêteté et relations sociales en Languedox (1715-1780), Paris, 1974, 699 pages, pp. 41-43.

1028.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 20 juin 1779.