b) Les injures adressées aux hommes.

Si l'on se reporte de nouveau au tableau établi ci-dessus qui contient les injures les plus courantes, en examinant, cette fois-ci, celles qu'on prodigue aux hommes, le vocabulaire employé est très différent de celui qui est utilisé à l'encontre des femmes. « Voleur » est le terme qui arrive largement en tête (27% des occurrences) suivi de « Coquin », « Gueux », « Fripon ». Au total, près des trois quarts des injures ont une résonnance marchande ou économique, reprenant, en les inversant, les vertus traditionnelles que chacun est en droit d'attendre d'un travailleur « honnête », en particulier d'un artisan, d'un boutiquier ou d'un commerçant. Le quart restant a une connotation sexuelle (« Polisson ») ou encore reflète une image dégradée de l'individu (« Vagabond », « Croque-mort »). Toutes ces insultes, calquées sur les structures du quotidien, renvoient, semble-t-il, aux rôles et aux fonctions traditionnellement assignés aux hommes dans l'ancienne société : l'adulte établi, le père de famille, doit en principe assurer la nourriture, le logement et l'éducation de sa progéniture. Certes, la réalité est plus complexe puisqu'une majorité de Lyonnaises travaille et contribue aussi à l'entretien du foyer domestique. Il n'empêche que la figure dominante du père, véhiculée par la tradition populaire, est avant tout celle de l'homme laborieux. Dans les classes artisanales, d'ailleurs, le travail n'est-il pas d'abord enseigné par l'exemple paternel ? L'apprentissage par « ouï dire et voir faire » ne s'effectue-t-il pas dans l'atelier, au contact des maîtres et des compagnons ? L'opposition des rôles féminins et masculins, intériorisée dès la prime enfance, confère aux hommes une position éminemment dominante dans le domaine « économique ». C'est pourquoi leur présence est massivement attestée partout où circule et s'échange l'argent, sur les marchés, au cabaret, autour des ateliers. La place de premier plan dévolue aux personnes de sexe masculin dans le commerce, le contrôle ou la production des marchandises impose une honnêteté sans faille, une probité incontestée puisque, à défaut, elles ne pourraient continuer à exercer leur profession. Cette nécessité est encore renforcée par la configuration socioprofessionnelle de la société lyonnaise qui concentre en son sein un très grand nombre d'artisans, de négociants et de marchands dont la réussite dépend de la confiance du public. A Lyon, cité commerçante où souffle l'esprit de commerce, faire faillite c'est, peut-être plus qu'ailleurs, plonger dans le déshonneur et l'infamie. Brissot dans ses Mémoires le confirme lorsqu'il écrit : « Dans l'hôtel de ville on expose les portraits des échevins mais quand ils font banqueroute on les retourne, et il y a un grand nombre de retournés » ( 1035 ). Enfin, la concurrence acharnée que se livrent les travailleurs achève d'imposer aux hommes une ligne de conduite fondée sur une grande intégrité morale. Toute suspicion, tout reproche de malversation ou de pratique frauduleuse sont vécus comme un outrage intolérable, capable de ruiner une famille entière si l'on n'y met pas rapidement un terme. D'où la prudence des diffamateurs qui nient souvent, auprès du tribunal, avoir employé certaines injures car ils en connaissent trop bien les effets destructeurs. Ainsi, par exemple, la fille aînée du sieur Guillaumet, brodeuse. Elle est poursuivie par un marchand de blé pour médisances et calomnies sur la voie publique. Convoquée par la Sénéchaussée criminelle pour s'expliquer, elle se défend en racontant qu'elle « ....a été insultée la première. Elle convient cependant avoir traité le plaignant de polisson et de coquin mais pas de voleur" » ( 1036 ). N'est-ce-pas ici reconnaître explicitement qu'il existe une véritable hiérarchie dans les insultes ? Qu'attaquer un homme sur le terrain de l'honnêteté en mettant en doute son respect des règles ou son intégrité est beaucoup plus grave que de dénigrer ses mœurs ? Il importe, bien sûr, de rester prudent dans son appréciation car rien ne garantit que les injures enregistrées par le procureur soient les seules à avoir été proférées. Ne pourrait-on pas imaginer qu'ont été principalement consignés les propos les plus attentoires à la réputation, ceux qui ont motivé l'action en justice ? La défiance du public est, en tout cas, une chose trop sérieuse pour être prise à la légère, surtout lorsque l'on vit du négoce. « La bonne foi est la base du commerce, écrit un marchand diffamé, attaquer un négociant en ce point c'est ruiner son crédit et....renverser de fond en comble son commerce. Le suppliant a donc l'intérêt le plus pressant d'obtenir la réparation qu'il mérite et de faire mettre un frein à la langue du sieur Serti » ( 1037 ). L'inquiétude que suscitent les médisances est d'autant plus grande que la position sociale est fragile. Dans un marché qui reste encore limité, artisans et journaliers redoublent de vigilance pour protéger au mieux leurs affaires « ....dimanche en plein public, raconte Laurent Day maître horloger, la femme Hardouin se livra à une scène scandaleuse sans motif....Elle le traita de fripon, de coquin de voleur elle alla jusqu'à s'armer d'une pierre qu'elle jeta au suppliant. Cette scène s'est passée en public en plein midi et assembla un concours de monde; pour éviter une plus grande scène le suppliant fut forcé d'abandonner sa boutique dans laquelle il ne peut reparaître.... » ( 1038 ). Mêmes craintes des paroles assassines, même peur de sombrer dans la misère chez ce voiturier des bords de Saône « ....diffamé par l'épouse du sieur Ferousat de lui avoir volé plusieurs fagots de bois. Elle fait courir le bruit autour d'elle et dit que le plaignant est de complicité avec Richard un pied poudreux sans domicile, sans feu ni lieu » ( 1039 ). Parfois, les calomnies s'insinuent dans l'esprit du public, le murmure s'enfle et se transforme en rumeur. Les bruits les plus extravagants courent aux dépens des commerçants et boutiquiers du quartier. « ....un bruit s'est répandu dans le quartier, explique un boulanger de la rue Mercière, disant que des pains empoisonnés étaient distribués....un soupçon pèse sur lui et la confiance du public lui a été retiré. Depuis il a cessé de vendre son pain....depuis on entend qu'il y a un boulanger rue Mercière qui fabrique des petits pains avec du poison.... » ( 1040 ).

Notes
1035.

() Brissot (J.-P.), Mémoires sur ses contemporains et la Révolution française, Paris, 1830, T. II, p. 117.

1036.

() Arch. dép. Rhône, BP 3464, 10 mai 1780.

1037.

() Arch. dép. Rhône, BP 3526, 27 octobre 1788.

1038.

() Arch. dép. Rhône, BP 3480, 25 juin 1782.

1039.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 24 novembre 1779.

1040.

() Arch. dép. Rhône, BP 3510, 26 octobre 1786.